mercredi 17 octobre 2018

D’autres sciences sont-elles possibles ? Introduction à la pensée de W.V.O. Quine.

Ilustration : John Berkey
Si une lointaine planète abritant une civilisation extraterrestre avancée était découverte, ses habitants pratiqueraient-t-ils une science comparable à la nôtre ?  
On peut imaginer des formes de vie intelligentes ayant atteint un niveau de connaissance supérieur, basé sur une physique et des mathématiques très évoluées, encore inconnues de l'espèce humaine. Dans un précédent article, je proposais de revoir à la baisse la probabilité d'un tel scénario, en raison de son caractère fortement anthropocentrique. 

Souvenons-nous également du mot de Poincaré dans La science et l’hypothèse : une géométrie (donc une mathématique) perdure comme représentation scientifique du monde si elle est avantageuse pour l'espèce. On peut penser qu'une « sélection naturelle » s'effectue ainsi parmi les diverses formes possibles d’organisation de la connaissance, en privilégiant celles qui permettent la perpétuation d'une forme de vie intelligente dans son environnement, de quelque manière que ce soit. Ces critères d'adaptation étant définis relativement aux particularités du déploiement de la vie et de l’intelligence, on comprend que l'établissement d'une science comporte en son origine un haut degré de contingence. Dans un monde causal cependant, si le premier pas du développement scientifique semble libre et soumis au hasard de l'organisation de la matière, il faut reconnaître que le second, et tous ceux qui s'en suivent, ne le sont  pas (en première approximation, j’élude ici la question du chaos). Puisque l'édifice épistémologique doit avoir une structure cohérente et efficace, un point de départ aléatoire ne pourra donner naissance qu'à certains modes d'organisation du savoir bien déterminés et fixés, en quelques sortes, par les conditions initiales. Leur nombre reste toutefois potentiellement infini. Et si une géométrie « ne peut être plus vraie qu’une autre, mais seulement plus commode », alors que deviennent la vérité, l’objectivité, l’universel ? Je conclurai dans cette veine avec une sentence presque nietzschéenne : est vrai ce qui s'inscrit en tant que condition de vie.

Aujourd'hui, cette question servira de toile de fond et de prétexte pour présenter les enjeux de la philosophie du langage, ainsi qu’un personnage dont les travaux furent parmi les plus commentés du XXème siècle.

Willard Van Orman Quine (1908- 2000) était un philosophe et logicien américain dont l’œuvre a littéralement transformé la tradition de pensée dont il est issu : la philosophie analytique. Ses travaux ont porté sur la philosophie du langage, la philosophie des mathématiques et l’épistémologie. On peut résumer en peu de mot les questions centrales de sa réflexion : comment la science est-elle possible ? Comment, sur la base de nos perceptions sensibles du réel empirique (qu’il appelle nos « irritations de surface ») est-il possible d’élaborer un système théorique aussi vaste, subtil et complexe que la science ?
Willard Van Orman Quine (1908- 2000)

Le modèle Vérificationniste.

Pour comprendre l’origine et le sens de ces questionnements, replaçons-les dans leur contexte. Tout commence avec Gottlob Frege (1848-1925). Précurseur du courant de la philosophie analytique, il met en évidence l’importance qu’exerce le langage sur le développement et la structure de notre pensée. Nous ne pensons en effet que dans les termes que nous fournit le langage. Si nous croyons jouir d’une certaine liberté quant à nos conceptions philosophiques à propos du réel, le langage à, dans de nombreux cas, déjà tranché pour nous. Celui-ci est en effet structuré de manière à renvoyer à un monde et à des objets existant indépendamment de nous. Il s’agit là d’une position radicalement réaliste : le monde existe en dehors de nous mais nous est accessible et peut être décrit par nos théories. Le langage suppose en effet fondamentalement que les objets auxquels il fait référence le précèdent et donc préexistent à la pensée. Ainsi, la signification, la vérité et la justesse de la pensée reposeraient entièrement sur la solidité du lien entre le langage et le monde. 

Pour les philosophes du Cercle de Vienne, qui influencèrent largement la philosophie analytique, la science produit des énoncés de très portée très générale, qui ne rencontrent le monde que dans des conditions bien particulières : celles de l’expérience. A l’issue de ces occurrences d’une singularité radicale, on tire des comptes rendus d’expériences appelés « énoncés protocolaires ». La vérité d’une théorie scientifique émerge lorsque ces énoncés protocolaires, ancrés dans la réalité sensible du monde, sont vérifiés en étant mis en relation avec les énoncés théoriques généraux. C’est la théorie vérficationniste de la signification, chère aux positivistes logiques, pour qui la signification d’une phrase à portée générale n’est autre que celle des énoncés protocolaires qu’elle engendre.

Ainsi, pour le cercle de Vienne, seule une phrase peut être vérifiée. La philosophie analytique met en avant la phrase comme unité de sens et non pas le terme.  Par exemple, « le verre est sur la table » peut être vérifié, mais le mot « maison » seul ne peut être vérifié. Il n’y a alors plus que deux sortes d’énoncés ayant du sens, le reste étant non-sens (et en particulier la métaphysique, qui est invérifiable).

1) Les phrases dites synthétiques, qui délivrent un contenu d’information sur le monde. Elles ont un sens car elles sont vérifiables (et le sens c’est la vérification). Par exemple, « Le verre est sur la table ».

2) Les phrases analytiques, qui ne renvoient pas directement au monde mais à la façon dont le langage est lié au monde. Ces phrases mettent à jour la structure du langage. Par exemple, « aucun célibataire n’est marié ». Il n’y a aucun contenu de signification à vérifier dans cette phrase, c’est une vérité logique. On ne peut parler (et penser) qu’en présupposant de vérités de ce type.

Sa remise en question par Quine.

Ce modèle de la vérification, qui entraine l’élimination de la métaphysique (réputée invérifiable), va pourtant être transformé de fond en comble par Quine. Dans Le mot et la chose, publié en 1960, Quine va éprouver la fragilité du lien entre le langage et le monde.
La théorie vérificationniste fonctionne parfaitement pour les phrases simples et spontanément vérifiables comme « ce lapin est blanc ». La forme d’un lapin et la sensation de blanc sont ancrées dans notre expérience sensible du monde et peuvent être  empiriquement vérifiées. Cette phrase est donc sensée, car vérifiable. 

Mais prenons une phrase plus complexe, comme « ce chien a la rage ». Celle-ci n’est pas directement ancrée dans le monde car nous n’avons pas de sensation ou « d’irritations de surface » renvoyant empiriquement aux termes  «X a la rage ». Pour leur donner du sens, il nous faudrait disposer d’informations théoriques permettant de déduire les symptômes de la rage. Le contenu de signification de cette phrase résiderait alors dans l’observation sensible des symptômes du chien en question. Or, tout ceci présuppose la connaissance d’une théorie de la rage. 

Quine utilise alors un argument du philosophe Français Pierre Duhem (1861-1916) : lorsque théorie et expérience sont confrontées et que cette dernière contredit la première, l’expérience ne nous indique pas spécifiquement l’énoncé théorique qui ne fonctionne pas. Nous savons seulement qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la théorie. Il s’agit de l’hypothèse de Duhem-Quine, qui est au centre du holisme épistémologique que nous allons maintenant décrire. Ainsi, une théorie se vérifierait plutôt de façon globale et solidaire et non pas phrase par phrase comme le pensaient les philosophes du cercle de Vienne. C’est une conséquence qui contredit la notion d’expérience cruciale proposée par Popper, car une hypothèse isolée n’est pas testable, ou alors seulement au prix d’un choix arbitraire et non logique.

Pour Quine, une phrase ne peut signifier de façon isolée, puisqu’elle ne peut être vérifiée de façon isolée. Le seul contenu de signification possible est alors la théorie dans son ensemble. Les phrases sont solidaires dans leur signification, de la même manière que certaines réalisations architecturales tirent leur stabilité de l’interaction combinée de chacune de leurs parties. « Dans une arche, un bloc de faîte est supporté immédiatement par d’autres blocs de faîte, et finalement par tous les blocs de base collectivement, mais par aucun individuellement ; il en est de même des phrases, lorsqu’elles sont reliées dans une théorie. Le contact de bloc à bloc est l’association de phrase à phrase, et les blocs de base sont les phrases conditionnées […] par des stimuli non verbaux […] on comprend alors que même un bloc de la base pourra n’être soutenu, à certains moments, que par les autres blocs de base, par l’intermédiaire de l’ache». (W.V.O. Quine, Le mot et la chose, p.38, champs-essais, Flammarion, 1977 pour la traduction Française par J. Dopp et P. Gochet) 
La structure du langage (et par extension de toute théorie scientifique) est comparable à celle d'une arche.
Mais revenons à notre exemple précédent et regardons de plus près ce qui constitue la théorie de la rage. Celle-ci ne se résume pas à une simple liste de symptômes. Comment ces énoncés d’observation sont-ils rendus cohérents dans un système théorique ? Pour Quine, c’est l’ensemble des descriptions des processus biologiques qui va relier les énoncés théoriques et l’expérience sensible. Pour comprendre entièrement les fondements de ce lien, il faudrait connaitre tous les livres traitant de la rage, de la rage chez les chiens en particulier, de la biologie en général … Cet ensemble de livres contiendrait de proche en proche la totalité du langage. Il y aurait finalement non pas plusieurs théories séparées et distinctes mais une seule théorie, le langage dans son ensemble ou l’univers du discours, seul à même d’affronter collectivement et solidairement le monde et d’y trouver sa signification. La cohérence de cet édifice langagier étant maintenue par la formalisation logique, dont le principe est la simplicité. « De façon manifeste, cette structure de phrases interconnectées est un édifice unique incluant toutes les sciences, et même, en fait, tout ce que nous ne disons jamais au sujet du monde. Car tout au moins, les vérités logiques, et ceci vaut sans doute également pour la plupart des vérités de sens commun, sont communes à toutes les matières et assurent ainsi des connexions. » (Ibid., p.40) 

Il s’agit là d’un profond bouleversement. Pour comprendre, par exemple, une phrase contenant le mot « ennemi », il faudrait alors comprendre toutes les phrases connectées à cette expression, aux institutions et aux valeurs qui lui sont reliées : la morale, la justice, etc ... De proche en proche on en arrive à devoir comprendre toute la culture qui a donné naissance au concept d’ennemi et à la phrase qui la contient. Comprendre exactement une phrase ayant une portée générale c’est alors comprendre l’ensemble de l’univers culturel dont elle provient, à savoir une quantité gigantesque de phrases interconnectées. Sans oublier les sous-entendus, les suggestions etc …

Parler de photon, par exemple, c’est présupposer la théorie physique qui donne un sens au mot « photon ». Quine explique : «De pareilles phrases sont comparables à des constructions à base de modillons fonctionnant comme des consoles ; ancrées de leur côté le plus proche dans ce qu’elles disent des objets familiers, elles supportent les objets inaccessibles à leur autre bout éloigné. L’explication devient alors curieusement réciproque ; les photons sont posés pour aider à expliquer les phénomènes, et ce sont ces phénomènes, et la théorie qui les concerne, qui expliquent ce que le physicien cherche à dire dans ses phrases sur les photons . » (Ibid, p.44) 

La signification totale et exacte présuppose donc la compréhension de tout le langage et balaie l’élégante simplicité et la solidité du modèle vérificationniste. La perception sensible du réel empirique est en effet limitée à des choses immédiates. Or la connaissance, en tant qu’ensemble d’interconnexions entre nos phrases, nos vérités et nos croyances, se construit petit à petit, dans notre intériorité, avec pour seuls points de calage un dialogue critique entre notre langage et la réalité empirique du monde. 

Dans Le mot et la chose, Quine développe des arguments en faveur d’une sous-détermination irréductible entre la construction d’une culture et la confrontation à la réalité du monde sur laquelle elle se fonde. Il faut ici comprendre « sous-détermination » en un sens mathématique : un système d’équations est dit « sous-déterminé » lorsqu’il présente plus d’inconnues que d’équations. Dans ce cas, il admet une infinité de solutions possibles. Il y a nécessairement sous-détermination de tout contenu de signification, car celui-ci repose sur l’appréhension du réel via des points de calage empiriques, sur la base desquels plusieurs constructions théoriques différentes sont possibles. Nul ne peut être certain que les phrases d’autrui soient le résultat des mêmes associations et présupposés que les siens. Divers présupposés, croyances et hypothèses sont compatibles avec la seule chose qui les cale et les solidifie ensemble : la confrontation entre langage et réel empirique. Rien ne garantit que la construction théorique qui nous permet de comprendre le monde à notre manière soit déterminée de façon unique. Plusieurs théories (et plusieurs cultures) sont donc compatibles avec la réalité sensible du monde.

Les conséquences de ce bouleversement.


Le langage (donc la science) ne rencontre le monde que dans sa périphérie, dans les énoncés et compte-rendus d’expériences. La majeure partie de ce qui le constitue est un système de renvoi de phrase en phrase qui forme un ensemble globalement cohérent. Mais rien ne garantit que cet ensemble d’interconnexions internes, ni même que tout corpus théorique donné, soit déterminé de manière unique par la réalité sensible du monde. Il n’y a donc pas de raisons de penser qu’il existe une forme de pratique scientifique privilégiée qui aboutirait à « la vérité ».

1) Il existe plusieurs corpus théoriques cohérents, basés sur des axiomes différents et générant des énoncés protocolaires différents, mais pour autant tous compatibles avec la réalité sensible du monde. C’est la thèse de la sous-détermination de la théorie par l’expérience.

2) Les objets auxquels nos énoncés font référence ne peuvent pas être déterminés de façon univoque sur la seule base de notre perception empirique du réel et du comportement des locuteurs de notre langage. C’est la thèse de l’inscrutabilité de la référence.
Gavagai, lapin, Quine.
Gavagai ?
Il serait trop long d'expliciter par le menu les raisons profondément logiques qui amènent Quine à tirer ces conclusions. À vrai dire, un tel programme m'amènerait probablement à recopier ici l'intégralité du livre Le mot et la chose, ce qui n'est pas l'objectif de cette rapide introduction. On peut toutefois entrevoir l'origine des ramifications de l’argumentation de l'auteur, en s'intéressant à l'expérience de pensée centrale qu'il propose sous le nom de Gavagai. Il s'agit d'imaginer un anthropologue découvrant un pays, une population et un environnement radicalement inconnus. Extérieur à cette culture, il essaie d'apprendre la langue locale dont il ignore tout et remarque vite la chose suivante. L'expression Gavagai est approuvée par les locuteurs dès qu'un lapin apparaît dans le champ visuel, tandis qu'elle est désapprouvée dans les autres cas. Que peut-il en conclure sur la seule base de cette observation ? Gavagai pourrait bien-sûr être traduit par « lapin », mais pourrait tout aussi bien correspondre à une partie de ce lapin, un segment temporel d'apparition du lapin, une « phase » de lapin. On peut aussi imaginer que Gavagai signifie, « chut, tais-toi » pour ne pas effrayer le lapin. Ou même « bonjour », « salutations », dans le cas d'une culture considérant les lapins comme des interlocuteurs. Il y a donc, dans toute théorie et dans tout langage, une inscrutabilité de la référence et une indétermination des contenus de signification.

L'obvie.

Ayant dépassé la théorie vérificationniste, Quine cherche alors à reconstruire un empirisme réaliste moins ambitieux mais plus solide. Un concept vient ainsi remplacer le lien quasi-bijectif entre théorie et expérience que proposait le positivisme logique : « l’obvie ». Il s’agit des croyances fondamentales sur lesquelles repose l’ensemble de notre système du savoir. Ce sont des énoncés tels que « le monde est peuplé d’objets », « ces objets ont des propriétés », « une phrase est soit vraie soit fausse » (tiers exclu). 

Afin de déterminer l’origine de l’obvie, Michel Olivier explique :

« Quine adopte ici ce que l'on pourrait appeler une normativité naturaliste. Le tiers exclu n'est pas une loi qui transcende la science et s'impose à la science en vertu d'un principe rationnel ou transcendantal. Le seul fondement du tiers-exclu est son efficacité dans l'ensemble de la science, positionné là où il est au cœur de l'appareil du savoir au sein de notre schème conceptuel occidental et scientifique. Sa valeur normative est immanente à la science et ne s'impose pas en vertu d'une normativité qui serait externe à celle-ci. Comme tel, il est donc possible de remettre en cause la logique. Il est possible qu'une meilleure logique génère un jour une science plus efficace » (M. Olivier, Quine, p. 200, Les belles Lettres, Figures du savoir, 2015)

Cependant, si la logique est révisable en théorie, elle ne l'est pas en pratique, pour des raisons quasi-anthropologiques. 

« La logique classique est ici sanctuarisée en vertu de son caractère obvie et de son omniprésence dans toutes les branches de la science et des usages quotidiens du langage (cela étant lié à ceci). Ce caractère obvie ne rend pas la logique certaine, mais elle rend sa révision absolument vertigineuse pour la pensée : Le principe de mutilation minimale s'appliquera toujours en sa faveur » (Ibid., p.206)

Toutes ces «  évidences » sont des croyances au fondement de notre système du savoir et n’ont de vérité que dans la mesure où elles permettent d’engendrer un système scientifique cohérent, en renvoyant au monde de manière efficace. Ce sont des postulats, des principes, des axiomes possibles d’une certaine forme de rationalité : la nôtre. 

En effet, « nous pourrions très bien vivre dans un monde où tout, par exemple, serait une notion "de masse" : Comme nous disons il y a de l'eau, nous dirions il y a du cheval ou de la chaise, ce qui n'est pas le cas chez nous. Nous vivons dans un monde d'objets, aux propriétés présupposées suffisamment stables pour pouvoir prétendre en dire quelque chose. Il nous faut ainsi accepter qu'il y ait un jeu (au sens de degré de liberté) entre les données perceptibles et notre organisation conceptuelle du monde via la vie quotidienne et la science. Et ce jeu est comblé par l'obvie, qui est en partage au sein d'une communauté culturelle parce que celle-ci ces processus d'apprentissage du langage. [...]Cela place donc tout système de signification et de savoir en situation de nécessaire relativité à l'égard de cette culture. » (Ibid., p.23)

Mais si l’on renonce à la certitude de la preuve en ce qui concerne l’obvie, on ne renonce pas à y croire. Car balayer l’obvie c’est arrêter de penser. Notre système du savoir reste soumis à l’expérience empirique, même si les vérités logiques qui le fondent, prises isolément, ne sont pas nécessairement vérifiables. C’est l’ensemble du système de la science, reposant sur ces vérités logiques, qui se vérifie solidairement dans la cohérence de son rapport au réel, même s’il n’est pas absolument rationnellement fondé. Ce système de savoir est à la base de notre culture, et bien que tous les énoncés obvie ne soient pas fondamentalement attestées par la réalité sensible du monde « nous ne pouvons jamais faire mieux que de nous placer au point de vue d’une théorie ou d’une autre, la meilleure que nous connaissons au moment considéré »[…] « Le dernier arbitre est ce qu’on appelle la méthode scientifique, quelque amorphe qu’elle soit ». (Quine, Le mot et la chose, p.53)

Conclusion.


Les arguments de Quine ne sont donc nullement relativistes sur le plan cognitif : toutes les théories ne se valent pas et il convient de prendre au sérieux le système du savoir rationnel que nous avons bâti, « l’édifice branlant formé par la totalité de nos quasi-théories, quel qu’il puisse être » (Ibid., p.56). Car au moyen de la totalité de notre doctrine d’interprétation du monde, « nous pouvons juger de la vérité aussi sérieusement et aussi absolument qu’il est possible ; bien entendu sous réserve de corrections mais cela va sans dire » (Ibid., p.56)
Quine ébranle donc un univers rigide et positiviste en justifiant que toute vérité n’a de sens que dans le contexte historique et philosophique lui ayant donné naissance. Et l’extérieur au langage –si tant est qu’il se puisse concevoir- est un ailleurs si intime qu’il est raisonnablement douteux que la science puisse s’y développer.

La science peut alors être perçue comme un effet collectif émergent, une entreprise normative fondée sur la pluralité humaine : c’est la base de l’objectivité scientifique. Cela rejoint le la notion de phénomène chez Kant : est objectif ce qui est vrai « pour tous », c’est-à-dire ce qui peut être collectivement normalisé et partagé par le langage. Avec Quine, on quitte le paradigme de la vérité-correspondance pour ouvrir la porte à la vérité-cohérence. Dans Les deux dogmes de l’empirisme (W.V.O. Quine, From a logical point of view, II, 6, p.44, 1953, Harvard University Press) il réalise une profession de foi empiriste en déclarant que les théories ne sont que des fictions utiles, qui permettent néanmoins de prévoir un grand nombre d'effets à partir d'un petit nombre de prémisses. D'après lui, les objets physiques ne diffèrent des Dieux homériques qu'en termes de degré, et sont épistémologiquement de même nature. Il s'agit dans les deux cas de produits culturels, bien que « le mythe des objets physiques » soit supérieur à celui d'Homer sur le plan de l'efficacité de prédiction des phénomènes, en raison d'un meilleur rendement cognitif dû à une structure plus simple et plus cohérente, que permet l'usage des mathématiques. En cela, il rejoint le jugement de Poincaré rappelé au début de cet article. On peut alors se demander si les mathématiques ne sont qu'une création humaine, particulièrement bien adaptée au cerveau de notre espèce intégrée dans son environnement. Que d'autres formes de mathématiques, permettant la maîtrise du milieu naturel, soient possibles au sein l'humanité, cela ne fait aucun doute. Mais il serait plus risqué d'affirmer, en supposant avoir défini l'intelligence d'après nos critères, qu'une civilisation extraterrestre avancée utilise aussi ce formalisme pour structurer sa science et sa connaissance de l'univers. On peut alors raisonnablement penser qu’une espèce radicalement différente de la nôtre aurait un rapport au réel et à la connaissance radicalement différent. C’est là presque un truisme, que certains esprits autocentrés semblent avoir oublié, et qu’il est bon de rappeler, avec tout le poids des arguments de Quine et de ses commentateurs depuis les années 1950 …
 
Aussi convient-il de s’intéresser aux termes que nous employons en tant que scientifiques, à leur généalogie, sans les accepter comme vérités uniques et nécessairement péremptoires. On aperçoit d’ici l’importance de la pensée de Quine pour les étudiants scientifiques, en termes non seulement de tolérance mais aussi d’ouverture intellectuelle.

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