mardi 15 janvier 2019

Max Weber et le désenchantement du monde.


Du monde clos à l'univers infini, le désenchantement du monde.
Du monde clos à l'univers infini, du cosmos ordonné mais mystérieux aux explications causales de la raison, le désenchantement du monde ne cesse de se déployer.
Considéré comme l'un des pères fondateurs de la sociologie, Max Weber (1864-1920) est à l'origine d'un concept auquel l'actualité scientifique et technique confère peut-être une pertinence nouvelle : le désenchantement du monde.
J'en donne ici une brève présentation à la suite de la lecture de son ouvrage de 1917 intitulé Le savant et le politique (ici en .pdf). On appréciera, j'espère, les résonances multiples avec les questions contemporaines relatives à l'écologie, au transhumanisme et plus généralement aux relations entre science et société.

Selon Max Weber, l'humanité est soumise depuis plusieurs millénaires à un processus d'intellectualisation dont le progrès scientifique est l'une des facettes principales. La rationalisation qui le caractérise a pour effet de diluer notre connaissance du monde dans l'ensemble des objets qui le composent et des disciplines qui les étudient. Ainsi, l'homme moderne moyen possède sur ses conditions de vie une connaissance bien inférieure à celle d'un « Indien » ou d'un « Hottentot ». Il est important de noter que cette affirmation vaut d’abord individuellement et ensuite seulement collectivement. Par exemple, lorsque nous prenons le métro nous n'avons en général qu'une notion infiniment vague de son mécanisme de fonctionnement et serions incapables de le réparer s'il tombait en panne (sauf rares cas particuliers : ingénieurs ou techniciens spécialisés). Dans notre vie quotidienne, il nous suffit de pouvoir compter sur le bon fonctionnement du métro et d'orienter notre comportement en conséquence. Weber affirme que « le sauvage, au contraire connait incomparablement mieux ses outils ». Dans de nombreux cas il les a conçus lui-même. « L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. »

Ayant ainsi banni les esprits et les puissances magiques hors du domaine de l'agir humain, le progrès scientifique dépasse les aspects purement pratiques et intellectuels auquel on le réduit souvent. Il prend un sens anthropologique profond en proposant une métaphysique et une ontologie nouvelles : les objets et les relations qui constituent le monde s’en trouvent bouleversés. Notre rapport au réel est transformé par l'avènement du matérialisme scientiste : tout ce qui existe est désormais matière ou produit de la matière. Dans ces conditions, la mort, en tant qu'événement, a-t-elle encore un sens ? Pour l'homme civilisé (Kulturmensch), elle n'en n'a pas et ne peut pas en avoir. Dans la perspective de sa conception du progrès et de l'infini, la vie individuelle de l'homme civilisé ne devrait pas avoir de fin : ceux qui meurent ne parviennent jamais au sommet puisque celui-ci est situé dans l'infini d'un progrès perpétuel. À l'inverse, Weber affirme que les paysans d'autrefois mourraient « vieux et comblés par la vie » car il n’y a, au crépuscule d'une existence menée à l'aune de cycles organiques, aucune question transcendante et irrésolue qui puisse encore les tracasser.

À l'inverse, notre civilisation s'enrichit continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, ce qui engendre un sentiment d'incomplétude et une lassitude par rapport à la vie. Face à notre incapacité à saisir l'existence comme un tout, face à la nouveauté sans cesse renouvelée des savoirs et des biens matériels, nous ne pouvons intégrer qu'une infime partie des potentialités de notre vie, dont la substance se trouve relégué dans le domaine du provisoire, de l’incomplet. C'est pourquoi la mort, à nos yeux, se vide peu à peu de son sens. Ainsi, la vie se trouve elle aussi, logiquement, dénuée de sens. Dans ces conditions, est-il encore possible de faire du progrès une vocation et de se mettre à son service pour y trouver du sens ? La question se transforme alors : quelle est la valeur de la science dans l'ensemble de la vie humaine ?

Dans ce texte écrit en 1917, Weber affirme que la jeunesse considère la science comme « un royaume irréel d'abstractions artificielles qui s'efforcent de recueillir dans leurs mains desséchées le sang et la sève de la vie réelle, sans jamais pourtant y réussir ». Il estime que l'enthousiasme passionné de Platon dans la République s'est perdu ; cet élan qui s'expliquait par la découverte de l'instrument principal de toute connaissance scientifique : Le concept. Si Socrate en saisit immédiatement l'importance et la portée, Weber mentionne aussi des écrits hindous faisant usage d'une logique tout à fait analogue à celle d'Aristote. Cependant, les Grecs furent les premiers à utiliser cet instrument « qui permettait de coincer quelqu'un dans l'étau de la logique de telle sorte qu'il ne pouvait s'en sortir qu'en reconnaissant, soit qu'il ne savait rien, soit que telle affirmation représentait la vérité et non une autre, une vérité éternelle qui ne s'effacerait jamais comme l'action et l'agitation aveugle des hommes ». Cette expérience extraordinaire bouleversa durablement tous les disciples de Socrate jusqu'à nos jours.

Dans ce cadre, on estimait être en mesure de découvrir la véritable nature des concepts du beau, du bien, du courage, de l'âme. De cette connaissance logique résultait une connaissance pratique grâce à laquelle on pouvait et agir correctement en tant que citoyen. C'est donc parce que les Grecs ne pensaient qu'à travers la catégorie de la politique ils en arrivèrent à s'intéresser à la science. Bien plus tard, à la Renaissance, un nouvel instrument vint s'ajouter à la grande découverte hellénique : l'expérimentation rationnelle contrôlée, qui permit le développement de la science empirique moderne. Bien avant cette période avaient eu lieu des expériences physiologiques au service de la technique ascétique des Yogi en Inde, à des fins militaires en Grèce et à Rome, ou encore en vue de l'exploitation des mines en Europe au Moyen-Âge. Mais ce fut la Renaissance qui éleva l'expérimentation au rang d'un principe de la recherche, notamment sous l'influence de Galilée et de Francis Bacon. Elle fut ensuite popularisée dans les universités du Vieux Continent, notamment en Italie et aux Pays-Bas. Comme le dit Alexandre Koyré (Du monde clos à l'univers infini), le développement de la science moderne s’accompagna d'une profonde transformation spirituelle éprouvée par les savants européens. Pour des expérimentateurs comme Léonard de Vinci, la science devenait « le chemin qui conduit à l'art vrai, ce qui voulait dire en même temps le chemin qui conduit à la vraie nature ». C'est pourquoi l'artiste devait être élevé au même statut social que le docteur. À cette époque, la raison d'être du travail scientifique était, sous l'influence indirecte du protestantisme, de trouver le chemin qui menait à Dieu. Ayant abandonné les déductions et les circonvolutions logique chères à la scolastique médiévale, on espérait désormais découvrir des traces physiques des intentions divines dans la nature, grâce à l'observation empirique.

Mais aujourd'hui, comment les sciences pourraient-elles nous conduire à Dieu alors qu'elles se présentent comme spécifiquement athées ? Comment les sciences pourraient-elles nous enseigner quoi que ce soit sur le sens du monde, ou même nous aider à trouver les traces de ce sens si tant est qu'il existe ? « Bien qu'un optimisme naïf ait pu célébrer la science- c'est-à-dire la technique de la maîtrise de la vie fondée sur la science - comme le chemin qui conduirait au bonheur, je crois pouvoir laisser entièrement de côté la discussion de cette question à la suite de la critique dévastatrice que Nietzsche a faite des « derniers hommes » qui « ont découvert le bonheur ». Qui donc y croit encore, à l'exception de quelques grands enfants dans les chaires des Facultés ou dans les salles de rédaction ? » 

Que reste-t-il donc de la science alors que toutes les anciennes illusions qui voyaient en elle un chemin vers l'être véritable ont été dissipées ? La science n'a désormais plus de sens puisqu'elle ne donne aucune réponse à la seule question qui importe réellement : que devons-nous faire et comment devons-nous vivre ? Le devoir du médecin, par exemple, consiste dans l'obligation de conserver la vie et de diminuer autant que possible la souffrance. Mais la médecine ne cherche pas à savoir si la vie mérite d'être vécue. Les sciences de la nature nous donnent des prescriptions afin de disposer d'une maîtrise technique de la vie. Mais elles ne nous disent aucunement si de telles entreprises ont un sens et si nous devons être techniquement maîtres de la vie. Elles se contentent de laisser ces questions en suspens et nous indiquent, en vue d’un résultat donné, le moyen approprié pour l'atteindre.

En fin de compte, il reste que la science met à notre disposition un certain nombre de connaissances nous permettant de dominer techniquement notre environnement par la prévision. Elle nous apporte des méthodes de pensée, des instruments et une discipline. En cela, elle contribue à une œuvre de clarté. À cet égard, tout problème peut être résolu par n'importe quel technicien (et peut-être n’importe quel robot ?). Dans son action, celui-ci devra décider en fonction d'un principe de moindre mal ou du "relativement meilleur". C'est pourquoi Weber estime que les scientifiques se trouvent dans l'obligation morale d'identifier (et de communiquer) la vision du monde fondamentale dont dérive leur pratique et que nous venons d’esquisser. En effet, d’après lui les valeurs suprêmes et les plus sublimes de l'humanité (la communion dans la recherche de réponses aux grandes questions métaphysiques) ont été bannies de la vie publique par la rationalisation, l'intellectualisation et le matérialisme scientiste. C’est ce qu’il appelle le désenchantement du monde. Ce qui jadis correspondait au pneuma des grandes communautés et les soudait ensemble est désormais perdu dans le « silence éternel des espaces infinis » qui, au XVIIème siècle déjà, effrayait Pascal.


Appendice : questions aux jeunes scientifiques.


Selon Max Weber le désenchantement du monde prend racine dans la spécialisation croissante de l'activité scientifique. À cet égard, il faut se résigner à accepter l'incomplétude inhérente à tout travail individuel dans ce domaine. Pour apporter une contribution décisive, le scientifique doit monter sur les épaules des géants qui l'ont précédé. Car l'œuvre définitive et importante est toujours une œuvre de spécialiste, constituée d'une myriade de tâches triviales et segmentées que l'opiniâtreté du savant parvient à assembler en vue d'un résultat novateur. L'intuition et l'inspiration, en dépit de leur importance fondamentale, ne viennent qu'à la suite d'un travail acharné. Elles ne jaillissent, en quelques sortes, « que lorsqu'elles le veulent », c'est-à-dire sur la base propice d'un esprit préparé par le travail minutieux précédemment mentionné.


Le chercheur se trouve donc obligé de prendre en considération le hasard comme composante de son travail scientifique : l'inspiration viendra-t-elle ou non ? Il en est de même dans tous les domaines où l'innovation joue un rôle important : art, industrie, commerce ... 


Ainsi réduit à la merci des caprices et des ivresses de ces processus psychologiques insondables, le scientifique se trouve démuni s'il souhaite prouver qu'il est autre chose qu'un simple spécialiste. Comment doit-il s'y prendre pour dépasser ses méthodes, ses techniques, ses recettes, pour sortir des sentiers battus et tutoyer l'inédit, la nouveauté, le révolutionnaire ? Ce problème se pose exactement de la même façon pour l'artiste, même si les deux domaines diffèrent à bien des égards. Si une œuvre d'art peut prétendre à l'immortalité en traversant les âges sans jamais perdre de sa valeur esthétique, la vocation du travail scientifique est d'être surpassé dans les années où les décennies qui suivront sa publication. Car en effet, le sens de la science est de faire naître de nouvelles questions.

Pourquoi alors choisir de se livrer à une occupation qui ne peut avoir de fin ? 


L'homme de la pratique répondra : « en vue de buts techniques ». Mais cela ne saurait épuiser la totalité des motivations de l'activité scientifique. Dans Le savant et le politique, max Weber pose explicitement la question de la position personnelle de l'homme de science face à sa vocation. Fait-il de la « science pour la science », de manière désintéressée ? Ou s'y adonne-t-il en vue d'en tirer quelque avantage technique ou commercial ? « Quelle œuvre significative espère-t-il donc accomplir grâce à ces découvertes invariablement destinées à vieillir, tout en se laissant enchaîner par cette entreprise divisée en spécialités et se perdant dans l'infini ? »

1 commentaire:

  1. Instructif ce rapide coup d'oeil sur l'histoire des sciences !

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