mercredi 13 mars 2019

Un arbre qui tombe dans une forêt fait-il du bruit s'il n’y a personne pour l’entendre ? (réponse avec Kant, Spinoza et Nietzsche)


Un arbre qui tombe. Ou la représentation d'un arbre qui tombe ? Qu'en pensent les maîtres Zen qui discutent dans la forêt ?
Nombreux sont ceux qui, d’une réponse cinglante, lapidaire et péremptoire, briseront en deux cette énigme classique pour en jeter un morceau dans les poubelles de la perte de temps philosophique et l’autre dans les bennes à ordures de la masturbation intellectuelle.

Mais pour peu que l’on accepte de jouer le jeu et de quitter pour un temps le sillon de nos raisonnements habituels, on verra s’entrouvrir une porte vers les arrières-mondes de la philosophie occidentale. Pour les plus sceptiques, point de porte : c’est une trappe –sinon le sol tout entier- qui se dérobera sous leurs pieds. 

Lorsqu’un arbre tombe dans une forêt où il n’y a personne pour l'entendre, fait-il du bruit ? 

Il y a, en filigrane de cette question en apparence futile une réflexion profonde à mener sur les notions d’objectivité, de réalité physique et, en fin de compte, de vérité. En tentant d’y répondre, on interroge les conditions de possibilité de notre rapport à la réalité et l’on revient au fondement de notre manière d’interagir avec le monde et de bâtir la connaissance (scientifique) que nous en avons. 

Discussion préliminaire

Pour répondre à cette question, éliminons tout d’abord la confusion qui repose sur le double sens du mot « bruit ».  Le profane prétendra généralement qu’une fois cette confusion levée, l’énigme serait résolue. Il s’agirait alors simplement de ne pas confondre le phénomène physique responsable de la production d’un son (à savoir l’émission de vibrations mécaniques lors de la chute de l’arbre, entraînant une perturbation des molécules d’air environnantes et donc une variation de pression appelée onde sonore) avec  la perception du son ayant lieu dans l’esprit d’un observateur ainsi que l’interprétation mentale qui lui est propre. Le premier serait objectif, externe et le second subjectif, interne. Ainsi, à la question « lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, y a-t-il production d’une sensation auditive par un tympan suivie d’une perception par un cerveau ? », la réponse est évidemment non (et cette réponse vaut également si l’on remplace le tympan par un autre dispositif d’enregistrement). Mais à la question « lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, produit-il des ondes de pression qui se propagent dans l’air ? », la réponse du profane est invariablement oui.

La réponse profane considère le phénomène physique, le bruit en tant qu’onde de pression qui se propage dans l’air, comme un fait par nature objectif en soi, car établi par la science qui est elle-même objective. Ce point de vue, qui est celui du réalisme au sens large, considère que l’existence et la nature d’un fait sont indépendantes de nos sensations et de nos perceptions physiques, indépendantes de nos connaissances et de leur étendue, indépendantes de nos croyances et de nos désirs et hors de portée de notre volonté mais accessibles par la science. Les lecteurs les plus perspicaces auront remarqué que l’on retrouve ici la notion de vérité transcendante propre aux cultures monothéistes, que nous avons déjà abordée dans de précédents articles (ici et ici). Un fait donc, serait nécessairement objectif et existerait à l'extérieur de l'esprit. Un fait objectif existerait en soi, même si personne ne le perçoit. Ainsi, l’objectivité se définirait comme ce qui est entièrement indépendant de nos représentations. 

Rappelons tout d’abord que l’existence de faits bruts est douteuse puisqu’un énoncé d’observation s’interprète nécessairement dans les termes d’une théorie préexistante, aussi rudimentaire soit-elle. La chose et sa représentation sont bien entendu étroitement liées, mais de quelle manière ? « Par une relation d’identité, une relation bijective au minimum » répondront les tenants d’un réalisme quelque peu naïf auquel nous souhaitons ici proposer une alternative plus subtile. La relation d’une chose à sa représentation fonde la question de l’objectivité. Nous nous proposons d’étudier ici ce lien.

La critique de la raison pure (préface à la seconde édition)

Pour cela, ouvrons La critique de la raison pure (CRP) de Kant. Que les lecteurs les plus timorés se rassurent : nul besoin d’avaler l’intégralité de cet ouvrage titanesque pour y trouver matière intéressante. Dès la préface à la seconde édition (1787) Kant fait une proposition à même de bouleverser la métaphysique occidentale (entendue ici au sens de théorie de la connaissance à priori). « Jusqu’ici on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets […]. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance ». 

Il a en effet remarqué que le rapport entre les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes (et qu’il nomme les choses en soi) et les objets tels qu’ils constituent le contenu de nos représentations (qu’il nomme les phénomènes) est systématiquement présupposé par nous comme étant un rapport d’identité. Or il y a là un problème important : 

Dès que nous pensons l’objet en soi, il devient dans notre esprit un objet pensé par nous et pour nous, de sorte que l’objet en soi que nous cherchions à concevoir nous échappe. 

Ainsi, nous n’avons accès au réel qu’à travers le prisme de notre esprit et de ses prestidigitations…  Ce qui ne serait qu’en soi, c’est à dire hors de notre esprit et de tout esprit, ne serait donc pour personne et par conséquent ne pourrait même pas être conçu par notre entendement. Tout énoncé à propos d’une telle chose purement en soi basculerait inéluctablement dans l’absurde. Supposer que notre esprit nous permette d’accéder à la réalité en soi sans lui faire subir la moindre transformation lors du passage de la chose en soi à la « chose pour moi » est pour le moins hardi. Sur quel fondement, alors, repose le rapport de l’objet à sa représentation ? Peut-il y avoir adéquation entre le contenu de ma représentation (le phénomène) et la chose en soi (le noumène) ? Si oui, jusqu’à quel degré ? Kant résout ce problème sans nier l’existence de la chose en soi mais recommande d’y recourir aussi  peu que possible. Il écrit : « Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait a priori en savoir quelque chose ; en revanche, si l’objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je peux tout à fait bien me représenter cette possibilité ». 

Afin que ces intuitions deviennent, en tant que représentations, des connaissances, il nous faut déterminer par quel intermédiaire elles se rapportent à l’objet qu’elles représentent. En d’autres termes, il reste à déterminer la « fonction de transfert » de l’objet en soi à sa représentation, c’est-à-dire les transformations subies par les données de la réalité lorsqu’elles sont perçues par la conscience.

Une révolution copernicienne de plus …

Schéma Kantien de la connaisance
La démarche kantienne consiste donc à proposer  une « révolution copernicienne » de la pensée en centrant les objets sur nos représentations et non plus l’inverse. 

Pour cela, le problème est reformulé « à partir d’un retour au sujet en tant qu’il fonde l’objectivité de nos représentation (le fait qu’elles aient des objets et qu’elles puissent être vraies) » (voir préface d’Alain Renaut à la CRP). Kant distingue alors les représentations purement subjectives, c’est-à-dire propres à un individu, et les représentations objectives, c’est-à-dire partagées par tous les sujets. Ce que Kant nomme universalité n’est alors plus autre chose que ce qui est partagé par tous les sujets. La révolution Kantienne transforme la question de savoir ce qu’un sujet peut tenir pour objectif. 


Le couple de notions antagonistes  « objectif » et « subjectif » n’est plus équivalent à « externe » et « interne » mais plutôt à « pour tous » et « pour moi », ou encore « particulier » et « universel ». 

L’objectivité d’une représentation ne s’évalue désormais plus à la lumière de sa conformité à la chose en soi mais à sa capacité à valoir autant pour moi que pour tous, c’est-à-dire à être valide universellement au sens de Kant. Celui-ci abandonne donc l’objectivité ontologique, censée nous renseigner sur la chose en soi, au profit d’une objectivité épistémique, centrée seulement sur ce que nous pouvons connaitre et reconnaître universellement (c’est-à-dire pour tous les sujets), plus modeste mais plus efficace. Nous retrouvons ici le fonctionnement fondamental de la recherche scientifique contemporaine : l’évaluation par les pairs (ou peer-reviewing en anglais). Avant d’être accepté et reconnu pour éventuellement accéder au statut de consensus scientifique, un résultat de recherche doit d’abord être critiqué et jugé par les autres chercheurs travaillant dans le même domaine et ayant de l’expérience sur le sujet. De manière générale, ces experts du domaine sont nommés par l'organisateur de la conférence ou le comité éditorial de la revue scientifique qui propose la diffusion du résultat en question. Ceci permet d’aboutir à des compte-rendus rédigés avec un style et un vocabulaire standardisés et suffisamment précis pour rendre possible les démarches de réfutation Poppérienne et de corroboration inductive. Tout cela dans un seul but essentiel : la reproductibilité des résultats. Le consensus scientifique, c’est-à-dire la validation d’un résultat scientifique donné, est atteint lorsque la communauté des experts du domaine est convaincue d’être en mesure de reproduire ce résultat ou d’aboutir à des conclusions identiques, expérimentalement ou par des arguments logiques. 

Ainsi, l’établissement d’un résultat scientifique dans le cadre de la recherche contemporaine obéit en un sens à la définition Kantienne de l’objectivité : c’est un résultat reconnu valable par et pour tous les sujets. Un résultat objectif ne peut être établi que par une somme de subjectivités car nous n’avons par définition pas accès à la chose en soi. Nous ne pouvons nous mettre d’accord entre nous que sur ce que nous considérons être une représentation logique et cohérente de la chose en soi, c’est-à-dire le phénomène. 

Spinoza et Nietzsche s’invitent.

Dans son ouvrage majeur, L’éthique, Spinoza raisonne de la manière suivante à propos de la connaissance objective :

« Une perception est une affection de notre corps par le monde extérieur. Par conséquent cette affection nous révèle autant, voire davantage, la nature de notre corps que la nature de la chose qui l’affecte. Par exemple, quand je perçois le soleil comme un disque jaune, je perçois en réalité une modification de mon œil ; cette image révèle davantage la nature de mon œil que celle du soleil. Par conséquent toute connaissance est subjective. Mais on peut soustraire la partie subjective de la connaissance : il suffit pour cela de considérer les rapports entre les perceptions. En effet les différences et les similitudes entre les perceptions ne peuvent venir de mon corps, donc elles viennent des choses : elles sont purement objectives. Que l’herbe soit verte est une vérité subjective qui dépend de ma constitution, mais que l’herbe soit de la même couleur que les feuilles des arbres est une vérité objective qui révèle l’existence d’une propriété commune entre ces êtres ». (II, 29, S)

Mais cela ne résout pas le problème de l’accès à la chose en soi. Car les êtres dont parle Spinoza ont certes des propriétés communes, mais communes « à travers nous », c’est-à-dire en tant que phénomènes, en tant que choses « pour nous ». Sur quelle base suppose-t-il que « les différences et les similitudes entre les perceptions ne peuvent venir de mon corps », sinon sur la croyance qu’il est possible d’attribuer des propriétés stables aux inaccessibles choses en soi ?

Dans le paragraphe 101 du Livre du philosophe Nietzsche prend le contrepied du problème de la similitude des perceptions lorsqu’il déclare que « le prodigieux consensus des Hommes au sujet des choses démontre la complète similarité de leur appareil sensoriel ». D’une certaine manière, il anticipe ainsi les découvertes récentes des neurosciences. Nous allons voir que dans les deux cas toutefois, il manque une précision, une restriction à la portée générale de la notion de « perception » ou « d’appareil sensoriel » des Hommes. 

Pour Spinoza, ce sont donc les similitudes et différences dans nos perceptions qui révèlent en relief l’objectivité, c’est-à-dire l’existence de propriétés communes et universellement valides entre les choses. Une connaissance objective est donc possible à condition de se mettre collectivement d’accord sur les notions de similitude et d’identité, c’est-à-dire, là encore, sur la construction de la «fonction de transfert » de l’objet à sa représentation. Il faut donc accorder la somme des intersubjectivités sur la notion de « vert », réputée commune à l’herbe et aux feuilles de l’arbre pour fonder l’objectivité Spinoziste. Or ce problème est loin d’être trivial puisqu’il est relié à la structure même de notre langage d’une part et de nos perceptions sensorielles d’autre part. De même que l’objectivité Kantienne, l’approche Spinoziste suppose de revoir à la baisse l’étendue de l’universalité.

Kant précise en effet que l’objectivité est universellement valable, indépendamment de toute époque, de tout lieu et de tout groupe d’individus. Ceci est évidemment une restriction beaucoup trop forte, qui ne prend nullement en considération les variations temporelles et géographiques inévitables de la perception et des normes culturelles de l’entendement. Par exemple, le psychiatre Roland Jouvent (médaille d’argent du CNRS en 1999) explique dans Le cerveau magicien (Odile jacob, 2009) l’impact qu’a l’environnement sur le développement des zones du cerveau comme les cortex sensoriels et le système sous-cortical, responsables de l’intégration des perceptions et de la construction de leur sens : « le contexte sensoriel détermine en grande partie la manière dont les individus décodent la réalité, s’illusionnent, et même d’une manière générale, toute leur culture […] Les représentations sont ainsi le fruit d’une sélection et d’une organisation de l’information. Ces différentes étapes peuvent être l’objet de biais nombreux, sources de susceptibilité particulière à certains types d’illusions […] » (Ibid, p.32-33).

Différents groupes d’individus ne se construiront donc pas tous la même représentation d’un objet donné. « Il existe donc une dimension corporelle de la culture. Les caractéristiques des civilisations tiennent aussi à ces différences d’environnement perceptif » (Ibid., p.34). Or, n’est-ce pas également une caractéristique culturelle que de croire en l’existence de lois de la nature transcendantes, déchiffrables par les hommes ? C’est l’un des principaux traits de caractère du naturalisme occidental qui, comme le note l’anthropologue Philippe Descola, est une manière parmi d’autres d’appréhender le monde « non-humain ». Nous en reparlerons dans un autre article. 

Comme nous l’avons vu avec Kant et Spinoza, l’objectivité se fonde donc sur les perceptions et les représentations. C’est-à-dire sur une culture commune propre à un groupe d’individus (qui définit la fameuse fonction de transfert, de l’en soi au pour soi). Il devient alors raisonnablement difficile de soutenir une conception de l’objectivité qui prétendrait caractériser uniquement les objets, par opposition à ce qui caractériserait les sujets, puisque la définition des objets passe par la reconnaissance et la définition de normes intersubjectives et se fonde en dernière analyse sur la somme des sujets. Mais la somme des sujets est elle-aussi un concept qu’il nous faut revoir à la baisse. C’est d’ailleurs toute l’ambition du programme structuraliste : l’individualité n’est que l’écume des choses. Elle est le produit de vastes structures sociales, historiques et matérielles qui la déterminent en profondeur. 

Le(s) socle(s) de la connaissance objective.

Mais revenons à Kant et à la préface de son ouvrage majeur. A la base de notre connaissance se trouvent les concepts grâce auxquels nous déterminons le rapport de l’objet à sa représentation.  Kant note que pour qu’une métaphysique soit cohérente il faut que « les objets, ou ce qui est équivalent, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés), se règlent sur ces concepts » et non l’inverse ! 

Autrement dit, toute connaissance présuppose nécessairement des principes de la rationalité antérieurs à l’exercice de la rationalité, des axiomes admis a priori. 

Il s’agit de l’obvie, que nous avons abordée avec Quine et qui comprend par exemple le principe du tiers exclu, le rasoir d’Occam (la simplicité et la parcimonie des hypothèses sont le gage de l’explication la plus vraisemblable), le principe de causalité ou encore l’attribution de certaines propriétés au monde non-humain. S’agirait-il là encore d’un substrat éminemment culturel ?

La forme de la « fonction de transfert » de l’objet en soi à sa représentation ne peut donc être connue que dans la limite de l’acceptation de certains axiomes par définition admis sans démonstration. Par exemple, les notions de Créateur et de vérité transcendante sont absentes de la culture et de la science traditionnelle Chinoise. La forme de la fonction de transfert n’est donc pas unique. On retrouve le problème de la sous-détermination de la théorie par l’expérience. Supposer que cette fonction de transfert soit un rapport d’identité reste possible mais constitue une hypothèse métaphysique très forte, celle d’un réalisme intégral et littéral, qui n’est pas en mesure d’être défendu de manière cohérente dans le cas de la physique contemporaine. 

L’expérience elle-même est un mode de connaissance qui requiert l’usage de l’entendement (l'entendement est, pour Kant, ce qui nous permet de connaître un phénomène en unifiant des données sensibles venant du monde, par le biais de concepts). Or bon nombre de règles de l’entendement (c’est-à-dire les axiomes de la rationalité, l’obvie) nous sont culturellement inculquées (mais pas toutes, j’en conviens). La plupart du temps nous présupposons ou apprenons ces règles avant même que les objets ne sous soient donnés. 

Ainsi notre entendement  « s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder.»  (Kant, CRP, préface 2nde édition)

Dans ces conditions, comment tenir un discours à portée générale sur les choses du monde si nous n’y avons intrinsèquement pas accès ? Cette exigence de généralité propre aux énoncés scientifiques, Kant la nomme « l’inconditionné ». Il s’agit de donner à notre discours sur le monde une portée transfactuelle, qui ne soit pas contrainte de s’en tenir à une unique conjonction de conditions particulières, propre à une expérience donnée, parmi l’insondable variété de conditions expérimentales possibles. L’inconditionné est pour Kant un concept transcendant de la raison, une idée pure et abstraite. « Si notre connaissance d’expérience se règle sur les choses en tant que choses en soi, l’inconditionné ne peut nullement être pensé sans contradiction » (Kant, CRP, préface 2nde édition). 

Cependant, « si notre représentation des choses telles qu’elles nous sont données ne se règle pas sur celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont plutôt ces objets en tant que phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation, alors la contradiction s’évanouit » (Kant, CRP, préface 2nde édition). En effet, on ne peut établir de lois générales que sur ce qui est du ressort de notre entendement, cela revient simplement à reconnaitre l’existence des règles à priori de l’entendement et à s’y tenir. 

« Par voie de conséquence, l’inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qu’elles nous sont données) mais en tant que nous ne les connaissons pas, comme choses en soi ». Kant préfigure ici en un sens la démarche de réfutation Poppérienne : on ne peut trouver de la généralité que dans notre ignorance : la seule chose inconditionnellement certaine c’est que nous n’avons intrinsèquement pas accès à la chose en soi. C’est un principe général.

Conclusion (provisoire).

Nous pouvons maintenant avancer que la science est  une affaire de représentation et de formalisation des phénomènes. Nous n’avons pas accès au monde indépendamment de nos théories, nous n’avons accès qu’aux phénomènes et non aux choses en soi. 

C’est ici que nous voulions en venir. L’arbre qui tombe suggère de manière fallacieuse la possibilité d’observer un inatteignable objet en soi. Mais une telle observation est une auto-contradiction puisque l’objet en soi présuppose l’absence d’observateur et l’interdiction logique de le concevoir. Et donc, puisqu’on l’évoque … c’est déjà l’objet pour soi ! Dans la forêt dont nous parlons, il n’y a personne pour voir ou entendre l’arbre tomber. Et pourtant, on sait qu’il tombe. C’est donc qu’il y a finalement un observateur : celui qui conçoit cette situation dans son esprit. Notre paradoxe de départ peut être résolu avec Kant en nettoyant les termes de la question de leurs résidus d’objectivité frelatée.

Dans notre exemple de l’arbre qui tombe, le bruit en tant qu’onde de pression qui se propage dans l’air ne devrait donc pas être considéré comme un objet ou un processus en soi. On peut dire qu’il s’agit là d’un fait objectif mais au sens phénoménal de Kant seulement, non en tant que fait en soi. L’onde de pression n’est pas une chose en soi, mais une représentation, c’est-à-dire un phénomène. Si tel n’était pas le cas, pourquoi aurions-nous besoin de formaliser une théorie physique ? Si les choses en soi étaient évidentes et accessibles et si nous les percevions et nous les représentions telles qu’elles sont, autrement dit si le rapport de la chose en soi au phénomène était un rapport d’identité inaltérée, nous n’aurions pas besoin de la science, qui est fondamentalement entreprise de formalisation des représentations. Son critère principal est l’efficacité que le groupe en retire dans la perpétuation de l’espèce et des conditions matérielles de sa propre reproduction. Au cours de l’évolution biologique de l’espèce humaine, il a été très important de pouvoir évaluer correctement les conséquences de nos actions. Dans cette optique, les principes de permanence et d’invariance, qui nous permettent de supposer a priori qu’une onde de pression continue d’exister même lorsque personne ne l’observe, sont précieux. Ce besoin humain fondamental préexiste et détermine notre manière d’établir nos connaissances scientifiques. Le discours métaphysique qui l’interprète est secondaire et contingent. Il reflète notre système de croyances et non pas la nature profonde de la réalité. L’exaltation positiviste autour des succès scientifiques et techniques repose sur un ensemble de récits tissés pour justifier la praxis a posteriori. C'est une reconstruction rationnelle idéologiquement et culturellement marquée. L’utilité du discours métaphysique (dont il ne faut surtout pas négliger l’importance) est sociale et son origine anthropologique. Je développerai davantage cet aspect pragmatiste dans les articles à venir.

2 commentaires:

  1. Question (peut-être évoquée dans les autres textes...) : Ne serait-il pas "raisonnable" de douter de l'existence même de la "chose en soi" ? On pourrait arguer d'une simple construction sociale pour tout nouméne, non ?

    Prenons l'exemple de l'électron. On peut le définir de bien des façons et sa phénoménologie a changé au cours du temps. On le conceptualise aussi dans certaines théories comme l'émergence dans notre espace-temps classique d'une réalité plus complexe (théorie des cordes). Si bien qu'on peut en venir à la question "l'électron existe-t-il ?" Et s'il en était ainsi du reste ? Les noumenes existent-ils ou ne sont ils que des constructions sociales ?

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