Figure 1 : Carte
du voyageur métaphysique en contrée réaliste. Source : http://philosophy-in-figures.tumblr.com/
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Voici venir la question la plus
importante de la science, à savoir : « Est-ce qu’on a un financement
ANR pour ce projet ? ». Ah non, pardon. Je voulais dire : « Nos
théories décrivent-elles vraiment la réalité ? »
Cette question est celle dite du
réalisme. Pour prendre la mesure de la diversité des réponses qui peuvent lui
être apportées, la figure 1 décompose le problème sur un axe métaphysique.
Qu’est-ce que cela signifie ?
Les sciences sont porteuses d’un
discours implicite sur le monde, un discours qui les oriente, les motive et les
dépasse : un discours métaphysique (qui va donc au-delà de ce que les
observations physiques peuvent dire du monde) dont l’ambition est de trancher sur
la nature de la constitution fondamentale de la réalité. Selon les écoles, le
monde est soit constitué d’objets que nous pouvons connaître, soit de relations
intelligibles entre des objets inconnaissables, ou bien encore « l’essence
ultime » des choses demeure inaccessible tout en n’interdisant pas qu’on
puisse la décrire au moyen de théories qui ne sont, en définitive, que des
modèles utiles pour faire des prédictions empiriques.
On peut donc parcourir cet
axe métaphysique :
⬅ Vers la gauche
Dans cette direction, il existe
une réalité indépendante de nos concepts, de nos perceptions et de nos théories
et les sciences décrivent cette réalité. La correspondance entre les énoncés théoriques d’une part et les observations expérimentales d’autre part est donc un gage de vérité. Cela signifie que les entités postulées par la science existent réellement, qu'il s'agisse de relations, de régularités statistiques ou d'objets détectables par l'intermédiaire d'instruments techniques. C’est la thèse réaliste au sens large.
Problème : nous n’avons accès à cette réalité indépendante de
nous qu’au moyen de nos concepts, nos perceptions et nos théories. Il n’y a
donc aucune assurance que nos sciences décrivent le monde de manière exacte et
univoque. C’est la définition même d’indépendance : elle suppose une
séparation entre les choses et ce que nous pouvons en connaître. Pour s’assurer
qu’il existe une bijection parfaite entre nos théories et la réalité, il nous
faudrait disposer d’une méta-théorie ou d’un « point de vue de nulle
part » omniscient et englobant. Autrement, nous devons admettre la
possibilité que plusieurs corpus théoriques différents puissent être en
adéquation avec l’expérience. Les objets de la science (les électrons, les
gènes, les espèces animales) sont donc contingents. C’est le problème de la
sous-détermination des théories par l’expérience.
Vers la droite ➡
Dans cette direction, le statut des entités théoriques postulées
par la science est plus modeste. Au mieux, on ne pourra rien dire à propos de la nature fondamentale de leur lien avec la réalité et au pire il s'agira uniquement de fictions utiles destinées à « sauver les phénomènes », c'est à dire à être en accord avec l'expérience. C'est pourquoi la vérité y est
décrite plutôt comme la cohérence interne du discours que tiennent les sciences
à propos du monde. Un système global d’énoncés est considéré comme vrai s’il ne
comporte pas d’auto-contradiction et permet de faire des prédictions empiriquement adéquates. C’est la thèse anti-réaliste au sens large.
Problème : dans ce cas, la pratique scientifique peut ressembler
à une illusion psychologique sans lien avec la composition intrinsèque de la réalité. Comment expliquer
l’immense succès prédictif des sciences si celles-ci n’accèdent pas un minimum
à la constitution ontologique profonde des choses ? Peut-on se satisfaire
de sciences qui ne soient que des instruments de prédiction ou des fictions utiles
permettant de rendre compte des phénomènes, sans prétendre représenter la
réalité ?
J’aimerais attirer l’attention
des lecteurs sur un point. Il fût un temps où le clergé, réputé être en contact
direct avec les impénétrables voies divines, était un intermédiaire respecté entre
la plèbe inculte et les mystères de la création. Le pouvoir et l’autorité de L’Église
reposaient sur la conviction très populaire selon laquelle la religion était l’unique
moyen d’accès à « la vérité ». Aujourd’hui, après un siècle de
positivisme logique, les mystères de la création échoient, qu’ils le veuillent
ou non, à des scientifiques par
construction peu enclins à cultiver la subtilité que requiert l’analyse épistémologique
de leurs pratiques. Mon expérience personnelle (qui n’a donc pas valeur de
preuve) m’a montré que les laboratoires de recherche sont peuplés d’ingénieurs,
de techniciens et de professeurs véritablement brillants qui pourtant
entretiennent une forme extrêmement naïve de réalisme. Cette attitude, au
demeurant fort naturelle pour qui ignore l’histoire des sciences et désire se contenter
de la praxis, s’apparente à une interprétation
« littéraliste » ou « fondamentaliste » du projet de
connaissance scientifique. Ses tenants ne voient tout simplement pas le cadre
méta-conceptuel et le long cheminement historique au sommet desquels repose
leur approche de la réalité. Leur vision du monde est en quelques sortes circonscrite
par l’horizon restreint qu’imposent des programmes scolaires et des projets de
recherche modelés par les rythmes et les exigences de l’industrie qui, elle, ne
s’embarrasse pas de savoir si le monde est constitué d’objets ou de relations...
Il en résulte une illusion tout à fait comparable à la précédente : un
groupe d’individus (« les scientifiques », pour amorphes que soient
les limites de cette communauté) serait en contact direct avec l’essence du
monde, la nature intrinsèque de la réalité, l’universel.
Prendre conscience de la
pluralité des positions philosophiques possibles en matière de réalisme est donc
indispensable à la formation d’un jeune (ou moins jeune …) esprit curieux de
la diversité des mondes possibles.
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