Philippe Descola en équateur, 1976. |
Comment
se construisent et se composent nos connaissances à propos du monde ? La
réalité est-elle une extériorité unique, donnée une fois pour toute et dont il
suffirait, pour la connaître, de faire un relevé expérimental selon des
critères objectifs ? Ou au contraire, la valeur de vérité du discours
explicatif qu’il est possible de tenir à son égard dépend-elle (au moins en
partie) de représentations culturelles locales ?
Dans le premier cas, il
existe un mode d’accès privilégié à l’essence ultime de la réalité,
c'est-à-dire à la vérité : il s’agit de la méthode scientifique. Dans le
second cas, le monde n’est pas fixé une fois pour toutes et le discours
scientifique que nous connaissons n’épuise pas le réel : plusieurs
manières d’être au monde, de le décrire et de l’expliquer coexistent et se recouvrent
partiellement tout en étant basées sur des axiomes ontologiques radicalement
différents.
On le voit, cette seconde proposition rappelle la notion
d’incommensurabilité des paradigmes et certains des courants relativistes qui y
sont associés. C’est pourtant le résultat auquel aboutit l’anthropologue
Philippe Descola, au terme de son projet d’anthropologie structurale. Sans
sombrer dans le relativisme épistémologique ou culturel, il montre
empiriquement l’existence de quatre modes fondamentaux de classification du
réel. Inégalement répartis parmi les peuples, les époques et les zones
géographiques, chacun de ces modes engendre une ontologie différente et la
science moderne occidentale n’en est que l’un des cas particuliers. Sur la base
de la lecture de son ouvrage intitulé La
composition des mondes (Champs essais, Flammarion, 2014) on se propose de
mettre en lumière les caractéristiques (et si possible l’origine) de ces
différentes façons d’expliquer le monde qui nous entoure, de classer les
objets, tracer des frontières entre les êtres, établir des continuités et des
discontinuités parmi le foisonnement disparate de la réalité. En un mot :
de bâtir la connaissance. Avec sa méthode d’investigation structuraliste,
Descola montre en quoi l’arrière plan de notre mode d’organisation des
connaissances (qu’il appelle le naturalisme) constitue une spécificité unique
de l’Occident moderne.
Le
monde plié en quatre.
Tout
d’abord, Descola fonde son anthropologie structurale sur l'hypothèse d’un invariant
commun à toute connaissance du monde : la façon dont les humains
conçoivent le rapport entre intériorité et physicalité.
Il
explique : « C'est l'expérience de pensée d'un sujet : je ne peux
détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non-humain, qu'à la
condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m'appréhende
moi-même. Or, celles-ci relèvent à la fois du plan de l'intériorité -états
mentaux, intentionnalité, réflexivité ...- et du plan de la physicalité -état
et processus physiques, schèmes sensori-moteurs, sentiment interne du corps
... » (Philippe Descola, La composition des mondes, Champs Essais, Flammarion, 2014, p.124)
Fort
de son expérience de terrain, il distingue ainsi quatre manières d'établir des
continuités et des discontinuités entre les humains et les non-humains. Quatre
modes d'inférences possibles ayant toutes sortes de conséquences 1) quant aux
types de jugement que des humains portent sur le monde et 2) sur la manière dont
les humains s'agrègent et font société.
Note 1
: Descola parle de « non-humains » pour éviter d’employer le terme de
nature. En effet, nous verrons que la séparation nature / culture ou nature / humanité
s’inscrit déjà comme une caractéristique de l’un des quatre modes d’inférence.
Il n’est donc pas possible de l’utiliser pour construire la classification
combinatoire qui sert de toile de fond à l’anthropologie structurale.
Note
2 : Pour parler de ces quatre modes Descola utilise indifféremment les termes
suivants :
- Ontologies :
les catégories qui décrivent ce dont le monde est constitué.
- Cosmologies :
les systèmes explicatifs du fonctionnement et de l’ordre du monde.
- Epistémè : au sens structuraliste
de Foucault et de Lévi-Strauss : les relations dynamiques qui existent
entre les connaissances. Les structures qui en résultent, en particulier les
classifications en termes de continuités et discontinuités.
Les
quatre ontologies sont les suivantes.
Animisme : Les non-humains sont dotés
d'une intériorité semblable à la nôtre mais se distinguent par leurs capacités
physiques, c'est-à-dire par leurs organes (ailes, pattes, pinces, becs, yeux)
qui sont des limites ontologiques de classification objectives.
Zones
géographiques, époques et peuples associés : Indiens Achuar, amazonie,
amérindiens d'Amérique du Nord, sibérie, certaines régions d'Asie du Sud-Est .
Totémisme : Les humains se pensent
comme ayant des qualités physiques et morales identiques à celles de certains
non-humains. Ces correspondances constituent une classification découpée en
différents groupes, chacun constitué à la fois d’humains et de non-humains.
Zones
géographiques, époques et peuples associés : Amérique du Nord, Amazonie,
chez les Aborigènes d'Australie, en Papouasie Nouvelle-Guinée, en Afrique (chez
les Dinka).
Analogisme : Le monde est un
gigantesque composite de qualités et d'états différents où chaque existant se
distingue du reste par la combinaison propre de ses capacités physiques et
morales. Pour que le monde soit pensable et vivable, ces qualités et ces états
doivent être reliés par des correspondances, dont l'exemple canonique est
l'analogie.
Zones
géographiques, époques et peuples associés : Europe avant la Renaissance,
civilisation chinoise, Indienne, Andine, plateau central du Mexique.
Naturalisme : Il existe entre humains
et non-humains une discontinuité du point de vue de l'intériorité mais une continuité
du point de vue de la physicalité. Au niveau de son organisme, l'homme est
fondamentalement constitué de la même matière que le reste du monde (ontologie
matérialiste) mais il s’en distingue, via sa subjectivité, d’un point de vue
psychique et moral.
Zones
géographiques, époques et peuples associés : Occident, à partir de la
Renaissance et de façon croissante jusqu'à nos jours.
On l’a
vu, dans ce travail comparatif, le critère permettant d’établir la
classification est double :
1)Les
humains (H) partagent-ils la même forme d’intériorité que les non-humains (NH)
?
2) Les
H partagent-ils le même type de constitution physique que les NH ?
On
aboutit ainsi au tableau suivant : :
Continuité H-NH Discontinuité H-NH
Physicalité Nat.
Tot. Anim. Analog.
Intériorité Anim. Tot. Nat. Analog.
(Nat. : naturalisme, Tot. : totémisme, Anim. : animisme, Analog. : analogisme)
Hypothèses
sur l’origine de la constitution d’une ontologie.
Comment
ces ontologies se forment-elles ? Pourquoi certains groupes humains
deviennent-ils animistes tandis que d’autres sont analogistes ?
« L'idée
d'un rapport empirique entre le type de milieu et le type de représentation de
la nature ne fonctionne pas, puisque des relations au monde similaires émergent
dans des contextes écologiques très différents. » (Ibid., p.197)
C'est le cas par
exemple de la forêt amazonienne (qui comporte un très grand nombre d'espèces et
un très faible nombre d'individus par espèce) et de la forêt boréale (où se
trouve un faible nombre d'espèces animales et végétales représentées chacune
par un très grand nombre d'individus). Ces deux écosystèmes si différents
abritent des sociétés humaines dont le rapport aux non-humains est de même
type. Il y a cependant une caractéristique commune à ces deux environnements.
Descola
explique : « L'une des choses qui frappent en Amazonie, en particulier
dans les zones d'habitat dispersés comme celle où j'ai vécu, c'est que les
humains sont très rares. Et les non-humains, eux, très abondants. [...] Dès que
l'on sort de la maison, on peut marcher en ligne droite pendant une semaine
sans rencontrer autre chose que des non-humains [...] » (Ibid., p.197).
Pour
cette raison, les Amérindiens voient les populations animales et végétales
comme un ensemble social dominant, avec lequel s'effectue la majorité des
contacts lorsque l'on vit dans la forêt. Il en est de même dans l'aire
subarctique où le nombre d'humains est très faible. C'est ainsi, dans cette
immersion parmi des êtres disparates que naît, de l'observation attentive des
comportements et des mœurs, une compréhension fine de l'éthologie des espèces,
du parasitisme, de la symbiose, du mimétisme et de la reproduction, comme
autant de connaissances permettant d'interagir dans un groupe social humain. La
fréquence et la proximité de ces relations expliqueraient donc pourquoi ces
collectifs ont plutôt tendance à considérer humains et non-humains comme étant
dotés d’une intériorité similaire (trait caractéristique de l’animisme et du
totémisme).
La
naturalisation du monde.
Le
Naturalisme, qui va désormais nous intéresser, s’est progressivement mis en
place de manière réflexive en occident à partir du XVIIème siècle en se fondant
sur les prémisses suivantes :
1)
les humains sont dotés d’une intériorité distinctive qui les sépare des
non-humains.
2)
Les humains se situent à l’intérieur d’un continuum de caractéristiques
physiques, qui ne les rend pas différents des autres objets du monde.
Cette
distinction est fondée sur une tension dynamique qui lui donne peut-être sa
fécondité : au fil des siècles, l'intériorité humaine (« l’âme », l’esprit,
la conscience …) se réduit à une dimension physique et devient une fonction
émergente. Ce qui, de prime abord, entre en contradiction avec les notions mêmes
d’intériorité et de discontinuité. Ce conflit dialectique agit alors comme un
moteur conceptuel. Parmi les philosophes et les scientifiques, il favorise et
entretient l’élaboration de nouvelles idées, destinées à dépasser cette
contradiction dans une continuelle transformation d’elle-même.
Le mouvement
progressif de séparation entre humains et non-humains est amorcé, en Occident,
par la philosophie et la science grecques. Celles-ci reconnaissaient en effet la
phusis (φύσις)
comme un mouvement général de l’être et une capacité à produire des effets, un
« écoulement » perpétuel de la
totalité des phénomènes, indépendamment de l’observateur humain. Cette idée
contient en germe le concept de Nature autonome que nous connaissons
aujourd’hui. On la trouve chez Aristote qui reconnait la continuité du zoon : l’Homme est un vivant parmi
les autres vivants (il a la singularité d’être politikon logicon, il possède la parole qui lui permet de
distinguer le bien et le mal), mais l’Homme demeure à distance de la phusis.
Cette
séparation est ensuite entérinée par le christianisme, qui aboutit à un retrait
progressif du sujet humain de son environnement. Le sujet s’émancipe du monde
auquel il était auparavant relié par tout un tissu de liens de diverses natures
(liens typiques de l’analogisme). Il s'extrait ainsi peu à peu du milieu où il
vit, qu'il peut désormais saisir avec une certaine distance permettant le
développement des sciences. À cela s'ajoute au XVIIème siècle
« l’invention » de l'expérimentation : pour la première fois étaient
imaginées des expériences de pensée concernant les réactions des objets du
monde, considérés comme pouvant être isolés et instrumentalisés dans un
dispositif matériel.
Si
l'expérimentation est partout présente dans l'histoire humaine, ce type de
procédé, en tant qu’abstraction d’objets et de relations par rapport à un « fond »
indépendant, est propre à l'Europe occidentale de cette époque. Il s'agit de
l'un des éléments clés ayant concouru à la séparation progressive du sujet et
du monde, au terme de laquelle l'humain se donne comme maître et possesseur de
la nature, selon la formule désormais bien connue de Descartes.
Dès
lors, on cherche à expliquer le fonctionnement d'objets indépendants et isolés,
à en découvrir les lois, afin de les soumettre aux finalités humaines, ce qui a
pour effet d'accentuer encore cette séparation. Pour Descola, ce divorce
initial rend possible le mouvement
subséquent de croissance des sciences et de la technologie, mais il ne
l'entraîne pas nécessairement.
Nous verrons, dans le prochain article, comment l'Occident à changé d'ontologie en passant peu à peu, entre le XVème et le XVIIème siècle, de l'analogisme au naturalisme.
Bonjour ! J'ai eu connaissance de ton travail via Guillaume P., et c'est vraiment très intéressant ! Et expliqué de manière vraiment claire. Je n'avais pas encore pris la peine de laisser un commentaire, mais ce matin j'ai découvert une revue qui pourrait t’intéresser si tu ne la connais pas encore : "Revue d'anthropologie des connaissances", disponible sur Cairn. Par ailleurs, ton article pourrait laisser entendre que la catégorie non-humains recouvre uniquement le règle animal et végétal, mais cela peut également comprendre les esprits, les ancêtres, les lieux, les dieux, les objets (couteaux,...), etc, mais là je chipote :) J'ai hâte de lire tes prochains articles !
RépondreSupprimerSalut Chloé. Tout d'abord merci beaucoup d'avoir lu ce texte, parcouru mon blog et laissé un commentaire. Ca faisait un certain temps que je ne m'étais pas connecté en tant qu'administrateur sur ce blog donc je m'excuse pour mon absence de réactivité et pour le temps de réponse assez long. Par ailleurs, je ne connais pas la revue que tu cites mais je vais y jeter un oeil très rapidement. Concernant ta remarque sur les non-huamins, elle est tout à fait juste et je corrigerai sans doute cette imprécision à l'avenir. A vrai dire j'ai rédigé cet article à la hâte et je n'ai terminé "Par Delà Nature et Culture" qu'après avoir pris ces notes. Et mine de rien ce genre d'article me demande un gros boulot, qui n'est généralement assorti d'aucune gratification d'une nature autre que la simple (auto-)satisfaction intellectuelle. Ce qui n'est parfois pas grand chose. Donc je te remercie pour ton compliment sur la clarté de ma tentative de vulgarisation. D'autres articles sur Descola sont à venir sur ce blog, ils trainent actuellement dans les dossiers de mon ordinateur et seront publiés quand j'aurais davantage de temps. Je viens de cliquer avec intérêt sur le lien de ton "carnet de thèse" numérique. Du coup j'ai un peu la pression de savoir qu'une doctorante (docteur, désormais ?) en anthropologie lit mes élucubrations et tentatives de réflexions mais d'un autre côté ca me motive à essayer d'être encore plus précis. Au plaisir d'un nouvel échange de commentaires sur ton blog ou sur le mien ! A bientôt. Clément A.
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