lundi 1 juillet 2019

De l’anthropologie à l’épistémologie I : les quatre ontologies de Philippe Descola.


Philippe Descola, La composition des mondes, par delà nature et culture.
Philippe Descola en équateur, 1976.
Comment se construisent et se composent nos connaissances à propos du monde ? La réalité est-elle une extériorité unique, donnée une fois pour toute et dont il suffirait, pour la connaître, de faire un relevé expérimental selon des critères objectifs ? Ou au contraire, la valeur de vérité du discours explicatif qu’il est possible de tenir à son égard dépend-elle (au moins en partie) de représentations culturelles locales ? 

Dans le premier cas, il existe un mode d’accès privilégié à l’essence ultime de la réalité, c'est-à-dire à la vérité : il s’agit de la méthode scientifique. Dans le second cas, le monde n’est pas fixé une fois pour toutes et le discours scientifique que nous connaissons n’épuise pas le réel : plusieurs manières d’être au monde, de le décrire et de l’expliquer coexistent et se recouvrent partiellement tout en étant basées sur des axiomes ontologiques radicalement différents. 

On le voit, cette seconde proposition rappelle la notion d’incommensurabilité des paradigmes et certains des courants relativistes qui y sont associés. C’est pourtant le résultat auquel aboutit l’anthropologue Philippe Descola, au terme de son projet d’anthropologie structurale. Sans sombrer dans le relativisme épistémologique ou culturel, il montre empiriquement l’existence de quatre modes fondamentaux de classification du réel. Inégalement répartis parmi les peuples, les époques et les zones géographiques, chacun de ces modes engendre une ontologie différente et la science moderne occidentale n’en est que l’un des cas particuliers. Sur la base de la lecture de son ouvrage intitulé La composition des mondes (Champs essais, Flammarion, 2014) on se propose de mettre en lumière les caractéristiques (et si possible l’origine) de ces différentes façons d’expliquer le monde qui nous entoure, de classer les objets, tracer des frontières entre les êtres, établir des continuités et des discontinuités parmi le foisonnement disparate de la réalité. En un mot : de bâtir la connaissance. Avec sa méthode d’investigation structuraliste, Descola montre en quoi l’arrière plan de notre mode d’organisation des connaissances (qu’il appelle le naturalisme) constitue une spécificité unique de l’Occident moderne.

Le monde plié en quatre.

Tout d’abord, Descola fonde son anthropologie structurale sur l'hypothèse d’un invariant commun à toute connaissance du monde : la façon dont les humains conçoivent le rapport entre intériorité et physicalité. 

Il explique : « C'est l'expérience de pensée d'un sujet : je ne peux détecter des qualités dans un autre indéterminé, humain ou non-humain, qu'à la condition de pouvoir y reconnaître celles au moyen desquelles je m'appréhende moi-même. Or, celles-ci relèvent à la fois du plan de l'intériorité -états mentaux, intentionnalité, réflexivité ...- et du plan de la physicalité -état et processus physiques, schèmes sensori-moteurs, sentiment interne du corps ... » (Philippe Descola, La composition des mondes, Champs Essais, Flammarion, 2014, p.124)

Fort de son expérience de terrain, il distingue ainsi quatre manières d'établir des continuités et des discontinuités entre les humains et les non-humains. Quatre modes d'inférences possibles ayant toutes sortes de conséquences 1) quant aux types de jugement que des humains portent sur le monde et 2) sur la manière dont les humains s'agrègent et font société. 

Note 1 : Descola parle de « non-humains » pour éviter d’employer le terme de nature. En effet, nous verrons que la séparation nature / culture ou nature / humanité s’inscrit déjà comme une caractéristique de l’un des quatre modes d’inférence. Il n’est donc pas possible de l’utiliser pour construire la classification combinatoire qui sert de toile de fond à l’anthropologie structurale.

Note 2 : Pour parler de ces quatre modes Descola utilise indifféremment les termes suivants :

- Ontologies : les catégories qui décrivent ce dont le monde est constitué.

- Cosmologies : les systèmes explicatifs du fonctionnement et de l’ordre du monde.

- Epistémè : au sens structuraliste de Foucault et de Lévi-Strauss : les relations dynamiques qui existent entre les connaissances. Les structures qui en résultent, en particulier les classifications en termes de continuités et discontinuités.

Les quatre ontologies sont les suivantes.


Animisme : Les non-humains sont dotés d'une intériorité semblable à la nôtre mais se distinguent par leurs capacités physiques, c'est-à-dire par leurs organes (ailes, pattes, pinces, becs, yeux) qui sont des limites ontologiques de classification objectives.
Zones géographiques, époques et peuples associés : Indiens Achuar, amazonie, amérindiens d'Amérique du Nord, sibérie, certaines régions d'Asie du Sud-Est .

Totémisme : Les humains se pensent comme ayant des qualités physiques et morales identiques à celles de certains non-humains. Ces correspondances constituent une classification découpée en différents groupes, chacun constitué à la fois d’humains et de non-humains. 
Zones géographiques, époques et peuples associés : Amérique du Nord, Amazonie, chez les Aborigènes d'Australie, en Papouasie Nouvelle-Guinée, en Afrique (chez les Dinka).

Analogisme : Le monde est un gigantesque composite de qualités et d'états différents où chaque existant se distingue du reste par la combinaison propre de ses capacités physiques et morales. Pour que le monde soit pensable et vivable, ces qualités et ces états doivent être reliés par des correspondances, dont l'exemple canonique est l'analogie. 
Zones géographiques, époques et peuples associés : Europe avant la Renaissance, civilisation chinoise, Indienne, Andine, plateau central du Mexique.

Naturalisme : Il existe entre humains et non-humains une discontinuité du point de vue de l'intériorité mais une continuité du point de vue de la physicalité. Au niveau de son organisme, l'homme est fondamentalement constitué de la même matière que le reste du monde (ontologie matérialiste) mais il s’en distingue, via sa subjectivité, d’un point de vue psychique et moral.
Zones géographiques, époques et peuples associés : Occident, à partir de la Renaissance et de façon croissante jusqu'à nos jours.


On l’a vu, dans ce travail comparatif, le critère permettant d’établir la classification est double :  

1)Les humains (H) partagent-ils la même forme d’intériorité que les non-humains (NH) ?  

2) Les H partagent-ils le même type de constitution physique que les NH ?  

On aboutit ainsi au tableau suivant :  :



                               Continuité H-NH              Discontinuité H-NH 


Physicalité              Nat.       Tot.                      Anim.   Analog.      

        

Intériorité               Anim.   Tot.                      Nat.       Analog.
  
(Nat. : naturalisme, Tot. : totémisme, Anim. : animisme, Analog. : analogisme)


Hypothèses sur l’origine de la constitution d’une ontologie.


Comment ces ontologies se forment-elles ? Pourquoi certains groupes humains deviennent-ils animistes tandis que d’autres sont analogistes ?



« L'idée d'un rapport empirique entre le type de milieu et le type de représentation de la nature ne fonctionne pas, puisque des relations au monde similaires émergent dans des contextes écologiques très différents. » (Ibid., p.197) 

C'est le cas par exemple de la forêt amazonienne (qui comporte un très grand nombre d'espèces et un très faible nombre d'individus par espèce) et de la forêt boréale (où se trouve un faible nombre d'espèces animales et végétales représentées chacune par un très grand nombre d'individus). Ces deux écosystèmes si différents abritent des sociétés humaines dont le rapport aux non-humains est de même type. Il y a cependant une caractéristique commune à ces deux environnements. 

Descola explique : « L'une des choses qui frappent en Amazonie, en particulier dans les zones d'habitat dispersés comme celle où j'ai vécu, c'est que les humains sont très rares. Et les non-humains, eux, très abondants. [...] Dès que l'on sort de la maison, on peut marcher en ligne droite pendant une semaine sans rencontrer autre chose que des non-humains [...] »  (Ibid., p.197).

Pour cette raison, les Amérindiens voient les populations animales et végétales comme un ensemble social dominant, avec lequel s'effectue la majorité des contacts lorsque l'on vit dans la forêt. Il en est de même dans l'aire subarctique où le nombre d'humains est très faible. C'est ainsi, dans cette immersion parmi des êtres disparates que naît, de l'observation attentive des comportements et des mœurs, une compréhension fine de l'éthologie des espèces, du parasitisme, de la symbiose, du mimétisme et de la reproduction, comme autant de connaissances permettant d'interagir dans un groupe social humain. La fréquence et la proximité de ces relations expliqueraient donc pourquoi ces collectifs ont plutôt tendance à considérer humains et non-humains comme étant dotés d’une intériorité similaire (trait caractéristique de l’animisme et du totémisme).

La naturalisation du monde.

Le Naturalisme, qui va désormais nous intéresser, s’est progressivement mis en place de manière réflexive en occident à partir du XVIIème siècle en se fondant sur les prémisses suivantes :

1) les humains sont dotés d’une intériorité distinctive qui les sépare des non-humains.

2) Les humains se situent à l’intérieur d’un continuum de caractéristiques physiques, qui ne les rend pas différents des autres objets du monde.

Cette distinction est fondée sur une tension dynamique qui lui donne peut-être sa fécondité : au fil des siècles, l'intériorité humaine (« l’âme », l’esprit, la conscience …) se réduit à une dimension physique et devient une fonction émergente. Ce qui, de prime abord, entre en contradiction avec les notions mêmes d’intériorité et de discontinuité. Ce conflit dialectique agit alors comme un moteur conceptuel. Parmi les philosophes et les scientifiques, il favorise et entretient l’élaboration de nouvelles idées, destinées à dépasser cette contradiction dans une continuelle transformation d’elle-même.

Le mouvement progressif de séparation entre humains et non-humains est amorcé, en Occident, par la philosophie et la science grecques. Celles-ci reconnaissaient en effet la phusis (φύσις) comme un mouvement général de l’être et une capacité à produire des effets, un « écoulement » perpétuel  de la totalité des phénomènes, indépendamment de l’observateur humain. Cette idée contient en germe le concept de Nature autonome que nous connaissons aujourd’hui. On la trouve chez Aristote qui reconnait la continuité du zoon : l’Homme est un vivant parmi les autres vivants (il a la singularité d’être politikon logicon, il possède la parole qui lui permet de distinguer le bien et le mal), mais l’Homme demeure à distance de la phusis.

Cette séparation est ensuite entérinée par le christianisme, qui aboutit à un retrait progressif du sujet humain de son environnement. Le sujet s’émancipe du monde auquel il était auparavant relié par tout un tissu de liens de diverses natures (liens typiques de l’analogisme). Il s'extrait ainsi peu à peu du milieu où il vit, qu'il peut désormais saisir avec une certaine distance permettant le développement des sciences. À cela s'ajoute au XVIIème siècle « l’invention » de l'expérimentation : pour la première fois étaient imaginées des expériences de pensée concernant les réactions des objets du monde, considérés comme pouvant être isolés et instrumentalisés dans un dispositif matériel. 

Si l'expérimentation est partout présente dans l'histoire humaine, ce type de procédé, en tant qu’abstraction d’objets et de relations par rapport à un « fond » indépendant, est propre à l'Europe occidentale de cette époque. Il s'agit de l'un des éléments clés ayant concouru à la séparation progressive du sujet et du monde, au terme de laquelle l'humain se donne comme maître et possesseur de la nature, selon la formule désormais bien connue de Descartes.

Dès lors, on cherche à expliquer le fonctionnement d'objets indépendants et isolés, à en découvrir les lois, afin de les soumettre aux finalités humaines, ce qui a pour effet d'accentuer encore cette séparation. Pour Descola, ce divorce initial rend possible le mouvement subséquent de croissance des sciences et de la technologie, mais il ne l'entraîne pas nécessairement


Nous verrons, dans le prochain article, comment l'Occident à changé d'ontologie en passant peu à peu, entre le XVème et le XVIIème siècle, de l'analogisme au naturalisme.


2 commentaires:

  1. Bonjour ! J'ai eu connaissance de ton travail via Guillaume P., et c'est vraiment très intéressant ! Et expliqué de manière vraiment claire. Je n'avais pas encore pris la peine de laisser un commentaire, mais ce matin j'ai découvert une revue qui pourrait t’intéresser si tu ne la connais pas encore : "Revue d'anthropologie des connaissances", disponible sur Cairn. Par ailleurs, ton article pourrait laisser entendre que la catégorie non-humains recouvre uniquement le règle animal et végétal, mais cela peut également comprendre les esprits, les ancêtres, les lieux, les dieux, les objets (couteaux,...), etc, mais là je chipote :) J'ai hâte de lire tes prochains articles !

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    1. Salut Chloé. Tout d'abord merci beaucoup d'avoir lu ce texte, parcouru mon blog et laissé un commentaire. Ca faisait un certain temps que je ne m'étais pas connecté en tant qu'administrateur sur ce blog donc je m'excuse pour mon absence de réactivité et pour le temps de réponse assez long. Par ailleurs, je ne connais pas la revue que tu cites mais je vais y jeter un oeil très rapidement. Concernant ta remarque sur les non-huamins, elle est tout à fait juste et je corrigerai sans doute cette imprécision à l'avenir. A vrai dire j'ai rédigé cet article à la hâte et je n'ai terminé "Par Delà Nature et Culture" qu'après avoir pris ces notes. Et mine de rien ce genre d'article me demande un gros boulot, qui n'est généralement assorti d'aucune gratification d'une nature autre que la simple (auto-)satisfaction intellectuelle. Ce qui n'est parfois pas grand chose. Donc je te remercie pour ton compliment sur la clarté de ma tentative de vulgarisation. D'autres articles sur Descola sont à venir sur ce blog, ils trainent actuellement dans les dossiers de mon ordinateur et seront publiés quand j'aurais davantage de temps. Je viens de cliquer avec intérêt sur le lien de ton "carnet de thèse" numérique. Du coup j'ai un peu la pression de savoir qu'une doctorante (docteur, désormais ?) en anthropologie lit mes élucubrations et tentatives de réflexions mais d'un autre côté ca me motive à essayer d'être encore plus précis. Au plaisir d'un nouvel échange de commentaires sur ton blog ou sur le mien ! A bientôt. Clément A.

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