Attention : changement de paradigme en vue. |
T. Kuhn, La structure des
révolutions scientifiques, trad. L.
Meyer, Paris, Flammarion, 1983.
Introduction : un rôle pour l’histoire (p.17) :
Pour commencer, quelques
citations marquantes :
« L'histoire si on la considérait comme
autre chose que des anecdotes ou des dates pourrait transformer de façon
décisive l’image de la science dont nous sommes actuellement empreints. Cette
image a été tirée en grande partie, même par les scientifiques, de l’étude des
découvertes scientifiques, telles qu’elles sont rapportées dans les classiques
et plus récemment dans les manuels où chaque nouvelle génération scientifique
apprend la pratique de son métier. Il est cependant inévitable que le but de
tels livres soit de persuader et d’instruire ; le concept de science qu’on
en tirerait n’a pas plus de chances de refléter la recherche qui leur a donné
naissance que n’en aurait l’image d’une culture nationale tirée d’un prospectus
de tourisme ou d’un manuel de langue. Cet
essai se propose de montrer qu’ils nous ont égarés sur des points
fondamentaux et d’esquisser de la science la conception toute différente qui se
dégage du compte rendu historique de l’activité de recherche
elle-même. Pourtant, même en partant de l’histoire, ce nouveau concept ne
se révélera pas de lui-même si en cherchant et dépouillant les données
historiques, on continue à s’assigner pour but de répondre aux questions posées
par les conceptions stéréotypées et a-historiques que l’on tire des manuels
scientifiques. Ceux-ci par exemple, semblent souvent sous-entendre que la
contenu de la science se limite aux seules observations, lois et théories
décrites dans leurs pages. Avec une régularité presque aussi grande, on fait
dire à ces livres que les méthodes scientifiques sont uniquement celles qui
sont illustrées par les techniques expérimentales utilisées pour obtenir les faits
décrits dans les manuels, ainsi que les opérations logiques effectuées pour
rattacher ces faits aux généralisations théoriques du manuel. Il en résulte une
conception de la science comportant des implications profondes sur sa nature et
son développement.»(p.17)
(p.19)« Plus ils [les
historiens, ndlr] étudient de près par exemple la dynamique aristotélicienne,
la chimie du phlogistique ou la thermodynamique calorique, plus ils ont la
certitude que ces conceptions de la nature qui furent courantes en leur temps
n’étaient, dans l’ensemble, ni moins scientifiques ni davantage le produit de
l’idiosyncrasie humaine que celles qui sont courantes
aujourd’hui. » idiosyncrasie = comportement particulier, propre à
celui-ci, d'un individu face aux influences de divers agents extérieurs.
(p.21) « La recherche réelle
ne commence guère avant qu’un groupe scientifique estime qu’il est en
possession de réponses solides à des questions telles que : quelles sont
les entités fondamentales dont l’univers est composé ? Comment réagissent-elles
entre elles et agissent-elles sur les sens ? Quelles questions peut-on
légitimement se poser sur de telles entités et quelles techniques employer pour
chercher des solutions ? Pour les sciences développées tout au moins, des
réponses (ou des substituts des réponses) aux questions de ce genre sont
fermement intégrées à l’initiation qui prépare l’étudiant et lui donne accès à
la pratique professionnelle. C’est parce que cette éducation [l’éducation
scientifique, NDLR] est à la fois rigoureuse et rigide que ces réponses en
arrivent à avoir une emprise profonde sur l’esprit des scientifiques, et cette
emprise est l’une des grandes raisons de l’efficacité particulière de
l’activité normale de recherche et de la direction dans laquelle elle se développe
à tel moment donné. »
Chapitre 1 : L’acheminement vers la science normale.
Une science se définit par
l'existence d'un paradigme, c'est-à-dire un ensemble de fondements acquis
par le groupe scientifique et qui ne sont plus ni contestés ni remis en question,
permettant alors d'aborder des problèmes plus abstraits, plus subtils et
plus "ésotériques" (ce dernier terme est utilisé par Kuhn lui-même).
À la page 40, on trouve une illustration de cet état de choses : l'efficacité
et le rendement de la recherche qui bénéficie d'un paradigme augmentent "comme
pour prouver une version sociale de la profonde maxime méthodologique de
Francis Bacon : " la vérité émerge plus facilement de l'erreur que de
la confusion." (voir Novum Organum (1620) par Francis Bacon, philosophe
et scientifique empiriste anglais du XVIIème siècle)".
À partir de là, les scientifiques
n'écrivent plus de livres dans lesquels ils rappellent les fondements de leur
discipline, mais communiquent entre eux via des articles, ce qui est à la fois
la cause et la conséquence d'une spécialisation accrue, c'est-à-dire d'une
efficacité supérieure dans la résolution de nouveaux problèmes scientifiques.
Tout au long de ce chapitre, Kuhn prend l'exemple du développement de
l'électricité au XVIIIe siècle et du livre fondateur de ce paradigme,
"Expériences et observations faites sur l'électricité" de Benjamin
Franklin (1750). L'acquisition d'un paradigme, donc d'une forme de consensus
collectif parmi les scientifiques, et un signe de maturité d'un domaine scientifique.
Kuhn précise que dans cet essai,
le terme "science normale" désigne la recherche effectuée à l'aune
d'un paradigme donné, c'est-à-dire un ensemble d'accomplissements scientifiques
que le groupe considère comme suffisants pour fournir le point de départ
d'autres travaux. Avant l'apparition des manuels scientifiques, certains textes
classiques ont joué ce rôle. Citons par exemple la "Physique"
d'Aristote, "l'Almageste" de Ptolémée, "l'Optique" et les
"Principia" de Newton.
Chapitre 2 : La nature de la science normale.
Un paradigme est un travail fait
une fois pour toutes. On lit p.46 que « les paradigmes gagnent leur
rôle privilégié parce qu’ils réussissent mieux que leurs concurrents à résoudre
quelques problèmes que le groupe de spécialistes est arrivé à considérer comme
aigus ». Mais « réussir mieux » ne signifie nullement
réussir à résoudre totalement un problème spécifique donné ni même résoudre
correctement un grand nombre de problèmes. Le succès d’un paradigme est au
départ une promesse de succès. La science normale consiste à réaliser
cette promesse en affinant ces problèmes sélectionnés par le paradigme. Ainsi, c’est
essentiellement à des opérations de nettoyage que se consacrent la plupart des
scientifiques durant leur carrière : c’est l’activité essentielle de
la science normale, dont le but est d’aboutir à une articulation fluide des
phénomènes et théories que le paradigme fournit. La science normale consiste
donc à « forcer la nature à se couler dans la boîte préformée par le
paradigme » et non à découvrir de nouveaux phénomènes. Ceux-ci passent
d’ailleurs généralement inaperçus lors des relevés expérimentaux car les
scientifiques, en période de science normale, n’ont pas pour but d’inventer de
nouvelles théories et manifestent souvent de l’intolérance envers ces dernières
lorsqu’elles sont proposées par leurs collègues.
Si les domaines explorés par la
science normale sont minuscules, que « son champ visuel est restreint »,
cette attention concentrée sur un ensemble limité de problèmes permet une
précision et une profondeur dans l’étude de la Nature qui ne serait pas
atteignable autrement.
Kuhn propose ensuite un
classement des problèmes constituant la science normale. Il commence par
répertorier ceux ayant traits aux faits expérimentaux consignés dans les
articles spécialisés, qui sont essentiellement de trois sortes.
1) Collecter les faits qui, d’après le paradigme, révèlent particulièrement bien la nature du réel. Ceci nécessite la mise en place de méthodes précises, sûres et de grande portée. Ex : En astronomie, mesure de la position de la magnitude des étoiles, périodes des éclipses.
2) Collecter les faits directement comparables à la théorie. Ces problèmes sont plus rares car ils nécessitent le recours à de nombreuses approximations, en particulier lorsque la théorie est très mathématique. Ex : la relativité générale d’Einstein, ou la machine d’Atwood, mise au point un siècle après les Principia afin de vérifier la seconde loi de Newton.
3) Travaux empiriques destinés à ajuster la théorie et à résoudre les ambiguïtés résiduelles. C’est la catégorie la plus importante. Ex : déterminer les constantes universelles comme G. Le paradigme précède l’interprétation et la collecte des faits car il oriente efficacement ces dernières. De cette manière, un paradigme qualitatif permet d’établir des lois quantitatives.
2) Collecter les faits directement comparables à la théorie. Ces problèmes sont plus rares car ils nécessitent le recours à de nombreuses approximations, en particulier lorsque la théorie est très mathématique. Ex : la relativité générale d’Einstein, ou la machine d’Atwood, mise au point un siècle après les Principia afin de vérifier la seconde loi de Newton.
3) Travaux empiriques destinés à ajuster la théorie et à résoudre les ambiguïtés résiduelles. C’est la catégorie la plus importante. Ex : déterminer les constantes universelles comme G. Le paradigme précède l’interprétation et la collecte des faits car il oriente efficacement ces dernières. De cette manière, un paradigme qualitatif permet d’établir des lois quantitatives.
Les travaux théoriques, qui
servent entre autres à la prédiction, posent des difficultés énormes pour
trouver des points de contact entre les lois et la Nature. Ex : à la base, le paradigme de la
mécanique Newtonienne n’avait pas d’applications terrestres concrètes et
servait majoritairement à décrire le mouvement des planètes. Pour avoir les
renseignements particuliers qu’exigeaient de telles applications, il fallut
concevoir des outils très perfectionnés comme les télescopes, la machine
d’Atwood, ou l’appareillage de Cavendish.
Par ailleurs, l’application des
lois de Newton à l’oscillation d’un pendule nécessita une approximation
importante : celle de la masse ponctuelle, qui permit de considérer un
pendule de longueur fixée et définie simplement. Ce type d’approximation limite
la précision de la concordance entre la théorie et les vérifications
expérimentales. Newton, dans l’application de ses lois au mouvement des
planètes, ne considère que l’attraction Soleil-planète et néglige l’interaction
mutuelle entre planètes. Etablir et résoudre les équations du mouvement de plus
de deux corps s’attirant simultanément, afin d’étudier la stabilité des orbites
perturbées fut un problème qui occupa les meilleurs mathématiciens du XVIIIème
et XIXème siècle. Les outils mathématiques ainsi développés par Gauss, Laplace
ou Euler, permirent d’améliorer le paradigme newtonien tout en trouvant des
applications théoriques et pratiques dans d’autres domaines et n’auraient pu
être inventés sans la nécessité de raffinement imposée par les approximations
originellement employées.
Ce genre de développement
permet de passer du qualitatif au quantitatif en reformulant le
paradigme i.e. en le clarifiant. Euler, Lagrange, Hamilton
reformulèrent la mécanique d’une manière équivalente mais plus satisfaisante
sur le plan logique et esthétique (c’est la mécanique dite analytique,
Lagrangienne ou Hamiltonienne). Ce type de travaux est aussi expérimental que
théorique et vise à préciser le paradigme car ils permettent des mesures qui,
en retour, enrichissent la théorie.
Chapitre 3 : La science normale. Résolution des énigmes.
La science normale ne se préoccupe
que très peu de la nouveauté. Si un résultat n’entre pas dans la marge étroite
fixée par le projet propre au paradigme, on considère qu’il s’agit d’une erreur
due au chercheur. Ainsi, des résultats inutilisables car trop hétérogènes ou
présentés de manière trop obscure ne sont pas utilisés pour élaborer le
paradigme et restent à l’écart. Plus important encore : le projet de
recherche sur lequel se fonde le paradigme n’a pas pour but d’aboutir à la
nouveauté ou à l’inattendu, mais à la clarté, à la solidité, à la répétabilité
afin d’augmenter la portée et la précision de l’application du paradigme. La
nouveauté réside ailleurs : mener à sa conclusion un problème de recherche
normale consiste à trouver une voie neuve pour parvenir à ce que l’on
prévoit. Ce qui implique la résolution d’énigmes sur le plan instrumental,
conceptuel, mathématique. Le chercheur qui y réussit « se révèle être un
expert pour la résolution de ces énigmes (« puzzles » en anglais) et
le défi posé constitue une part importante de sa motivation » et chacune
d’entre elles représente autant d’occasions de démontrer son ingéniosité ou son
habileté.
Le critère d’une bonne énigme
n’est pas tant l’importance des conséquences de sa résolution que le fait même
d’avoir une solution. Chercher un remède contre le cancer ou pour une paix
durable dans le monde ne constitue pas une bonne énigme car rien ne garantit
l’existence d’une solution à ces problèmes. Un paradigme permet de choisir des problèmes
dont on peut supposer qu’ils ont une solution et la communauté ne considèrera
comme scientifiques que ce type de problèmes. Les autres seront rejetés s’ils
sont d’ordre métaphysique ou trop problématiques pour valoir la peine d’y
passer du temps. Un paradigme peut tenir les scientifiques à l’écart de
problèmes d’importance sociale car ils ne sont pas réductibles aux données
d’une énigme, i.e. ils ne se posent pas en termes compatibles avec les outils
conceptuels du paradigme. C’est l’une des raisons de la progression rapide
de la science normale : les spécialistes se concentrent sur des problèmes
que seul leur manque d’ingéniosité les empêche de résoudre.
Le chercheur est poussé par la
motivation à résoudre des problèmes qui le révèleront plus habile, là où
d’autres ont échoué ou que personne n’a encore résolus. De tels problèmes, pour
être qualifiés d’énigmes, doivent répondre à des règles qui posent la
nature des solutions acceptables et délimitent les étapes pour y parvenir, de
la même manière que dans les mots croisés ou le jeu d’échecs. Pour cette
raison, et la théorie et les mesures expérimentales doivent être suffisamment
précises, reproductibles et corrélées entre elles. Certaines de ces règles sont
d’ordre métaphysique autant que
méthodologique (ex : d’après Descartes (1630) l’univers doit être composé
de corpuscules (métaphysique) et les lois doivent expliciter les interactions
entre ces corpuscules (méthode)) et permettent alors de réduire le nombre de
problèmes à un cercle restreint d’énigmes que l’on peut aborder avec
l’assurance d’en trouver une solution cohérente à la lumière de ces
présupposés.
Chapitre 4 : Priorité des paradigmes.
Il est plus aisé, du point de vue
de l’historien d’une part et du scientifique d’autre part, de déterminer les
caractéristiques d’un paradigme que les règles dont nous avons parlé au
chapitre précédent. Les Hommes de sciences ont en effet parfois des divergences
sur la nature particulière des solutions proposées aux énigmes et ce qui leur
confère une valeur permanente. L’absence d’interprétation unique au sein de la
communauté n’est donc pas un obstacle à ce qu’un paradigme dirige les
recherches du groupe. Comment, alors, les scientifiques parviennent-t-ils à
unifier leur recherche sous l’égide d’un paradigme, sans que celui-ci puisse
mettre au jour des règles claires de résolution des énigmes ? Kuhn cite
Michael Polanyi en avançant l’hypothèse d’une connaissance tacite qui
s’acquiert par la pratique sans pour autant pouvoir être formulée
explicitement. Kuhn cite également l’exemple suivant : pour
Wittgenstein, les catégories « jeux », « chaises » ou
« tables » sont des familles naturelles, c’est-à-dire que les
objets qui les composent sont mis en relation via un réseau de ressemblances dont
l’existence immanente suffit à assurer la distinction. Dans le cas où
ces familles ne seraient pas naturelles, elles se fondraient graduellement
l’une dans l’autre et seraient alors systématiquement identifiables par les
caractéristiques communes que partageraient les objets qui les composent. Mais
ce n’est pas le cas, et il est bien possible qu’il en aille de même pour
l’activité de science normale. Les problèmes et techniques de recherche n’ont
pas besoin d’être traversés par un nombre donné de règles et d’hypothèse
explicites mais peuvent au contraire se trouver déployés efficacement dans la
science normale par simple ressemblance ou conformité avec d’autres problèmes
et techniques. Car en effet, il est fréquent que les scientifiques n’aient
pas besoin d’un ensemble complet de règles pour exercer leur activité de
manière cohérente, bien qu’un tel ensemble puisse être mis en évidence par
une étude historique ou philosophique ultérieure. Partant de l’observation que
les scientifiques ne se demandent que rarement ce qui légitime tel problème ou
telle solution, il conclue d’une part que ceux-ci doivent au moins connaître
intuitivement la réponse, ou qu’ils estiment qu’elle ne fait pas partie de
leur recherche. Il avance enfin que les paradigmes puissent être
« antérieurs, plus contraignants et plus complets que n’importe quel
ensemble de règles que l’on pourrait en abstraire sans équivoque »
(p.75)
Commentaire de lecture : une telle conception rappelle en
particulier la notion d’obvie présente dans la pensée de Quine i.e. un ensemble
de règles de langage (donc de théorie) qu’il est exclu ou absurde de
questionner et qui permettent de fonder un rapport au réel stable, à la manière
d’une axiomatique immanente. Ce parallèle est d’autant plus significatif
qu’il est développé chez Kuhn à partir des considérations de Wittgenstein, dont
la deuxième partie de l’œuvre propose des conclusions similaires à celles de
Quine.
Depuis les problèmes basiques
abordés par les étudiants de première année, jusqu’à ceux, moins riches de
précédents, rencontrés lors d’une thèse de doctorat, la résolution des énigmes
se fait toujours sur la base de l’analogie avec des réussites antérieures. Les
discussions conscientes et rationalisées à propos des fondements des règles de
résolution apparaissent au moment où les paradigmes sont susceptibles de
changer. C’est pourquoi la science apparaît comme une structure fortuite et
dénuée de cohérence entre ses différentes branches.
Kuhn termine ce chapitre en
prenant l’exemple du paradigme de la mécanique quantique : il ne s’agit
pas du même paradigme selon qu’il est vu à travers le prisme de la chimie
moléculaire ou de la physique des solides. En parlant de la même particule,
deux scientifiques issus des domaines précités la considèrent à travers leurs
formations personnelles et habitudes de travail respectives, à travers leur
expérience propre de la résolution des problèmes. Un même paradigme peut
donc déterminer simultanément plusieurs traditions de science normale.
Chapitre 5 : Anomalie et apparition des découvertes scientifiques.
Au début de ce chapitre, Kuhn
clarifie la chose suivante : l'activité de science normale, elle, est une
entreprise cumulative. Son but est donc d'étendre régulièrement en portée
et en précision la connaissance scientifique et non de découvrir quelques
nouveautés que ce soit. Pourtant, étant donné que la recherche scientifique
fait régulièrement des découvertes, cela signifie donc que la recherche dans
le cadre d'un paradigme est une manière particulièrement efficace d'amener ce
paradigme à changer. L'objectif de ce chapitre est de comprendre comment
ces changements se produisent. Kuhn annonce d'emblée que la distinction entre
découverte et invention est excessivement artificielle et qu'elles ne sont pas
des événements isolés mais des épisodes prolongés dont la structure se
reproduit régulièrement. Toute découverte commence par une anomalie,
c'est-à-dire par une absence de concordance entre des résultats obtenus et ceux
attendus dans le cadre d'un paradigme donné. Ainsi, au départ, le fait
nouveau n'est pas tout à fait un fait scientifique
Pour illustrer son propos,
l'auteur utilise d'abord l'exemple de la découverte de l'oxygène. Il
montre que non seulement au moins 3 savants peuvent légitimement y prétendre
entre 1770 et 1780 (par ordre chronologique : Scheele, apothicaire suédois,
Priestley, homme de science et de religion britannique, et Lavoisier,
scientifique français) sans que l'examen historique puisse les départager à
coup sûr, mais qu'en plus, étant donné que le progrès de la science normale
avait longuement préparé la voie, de diverses manières, à l'apparition des
concepts théoriques et pratiques qui permirent de mettre en évidence ce gaz, il
est impossible d'en fixer précisément une date de découverte. Ceci s'explique
par le fait que le vocabulaire employé pour en parler n'est pas adapté car il
laisse supposer un acte simple et unique (" l'oxygène a été
découvert") comparable au concept de vision. La découverte n'est pas un
genre de processus pour lequel la question scientifique est posée correctement,
c'est pourquoi il est presque toujours impossible d'en préciser le moment exact
ainsi que l'auteur. C'est seulement dans le cas où les catégories conceptuelles
adéquates sont prêtes d'avance (le phénomène n'est alors pas d'un genre
nouveau) qu'il est possible de découvrir sans effort, ensemble, et en un
instant l'existence du phénomène et sa nature.
Dans tous les cas, il est à noter
que "consciemment ou non, la décision d'employer un appareillage
particulier d'une manière particulière sous-entend qu'un genre de
circonstances seulement se présentera. Sur le plan instrumental comme sur le
plan théorique on s'attend à certains résultats [...]". Il s'agit là généralement
d'un frein à la prise de conscience une anomalie se présente. Cependant, même
si les méthodes de recherche propre à un paradigme restreignent l'étendue des
phénomènes accessibles, il serait inconcevable d'abandonner, pour ce motif, les
procédés et instruments standard de la recherche normale.
Enfin, l'auteur utilise
l'expérience de psychologie de Bruner et Postman (1949) comme métaphore, dans
la mesure où elle reflète la nature de l'esprit, du processus de découverte
scientifique. La nouveauté en science n'apparaît qu'avec difficulté. Au début
on ne perçoit que les résultats attendus et habituels même si les conditions de
l'observation sont celles où l'on remarquera plus tard une anomalie. Cependant,
puisque le développement de la science passe par un affinement des concepts qui
les éloigne de plus en plus de leur signification courante et habituelle ainsi
que par une professionnalisation croissante, dont résultent à la fois une
restriction du champ de vision et une résistance considérable au changement de
paradigme, alors la science devient de plus en plus rigide mais aussi de plus
en plus précise et cohérente. L'anomalie n'apparaît donc que sur la toile de
fond fournie par le paradigme. "En empêchant que celui-ci soit trop
facilement renversé, la résistance garantit que les scientifiques ne seront pas
dérangés sans raison et que les anomalies qui aboutissent au changement de
paradigme pénétreront intégralement les connaissances existantes." Ceci
met en lumière d'une part "la nature fortement traditionnelle de la
science normale et d'autre part le fait que cette entreprise traditionnelle
prépare parfaitement la voie de son propre changement."
Chapitre 6 : Crise et apparition de théories scientifiques.
Les découvertes ne sont pas les
uniques sources de changement de paradigme. De tels changements, cette fois
d'une envergure beaucoup plus vaste, résultent également de l'invention de
nouvelles théories, bien que la distinction entre découverte et invention ainsi
qu'entre faits et théories, soit largement artificielle. L'objectif de ce
chapitre est de comprendre comment l'invention de nouvelles théories peut
avoir lieu dans l'entreprise de science normale, qui n'est par définition pas
orientée vers la nouveauté. La recherche de nouvelles règles vient généralement
de l'échec des règles existantes à parvenir aux résultats attendus dans la
résolution des énigmes. Kuhn note ainsi que "l'astronomie Ptolémaïque
était dans un état scandaleux avant les travaux de Copernic", bien
qu'avant elle aucun autre système ancien n'ait aussi bien fonctionné et qu'elle
soit encore largement utilisée de nos jours pour des approximations pratiques.
Ainsi, à mesure que le temps passait, l'astronomie de Ptolémée vit sa
complexité augmenter beaucoup plus vite que son exactitude. L'auteur note
cependant que "cette incapacité de l'activité normale technique à résoudre
des énigmes n'est évidemment pas le seul élément de la crise astronomique
devant laquelle se trouva à Copernic" et qu'une étude approfondie
tiendrait également compte, entre autres, de la pression sociale pour une
réforme du calendrier qui rendait particulièrement importante l'exactitude de
certains problèmes astronomiques. Une nouvelle théorie n'apparaît donc
généralement qu'après des échecs caractérisés de l'activité normale de
résolution de problèmes, ceux-ci étant souvent tous d'un type connu
depuis longtemps, et que l'on pensait déjà résolus ou quasi-résolus. Très
souvent on avait déjà partiellement entrevu la solution de chacun de ces
problèmes à une époque où il n'y avait pas de crise et on les avait donc
ignorés. Kuhn cite par exemple Aristarque, au IIIème siècle avant J.-C. qui devança
de 1800 ans Copernic dans la proposition d'une astronomie héliocentrique.
Celle-ci ne fut pas retenue car le système géocentrique en place à cette
époque ne présentait aucune lacune. En revanche, lorsque Copernic la
proposa à la communauté des astronomes, ceux-ci la rallièrent car l'astronomie
de Ptolémée n'était pas parvenue à résoudre ses propres problèmes. Il était
temps de donner sa chance à une théorie concurrente. "Les philosophes des
sciences ont souvent démontré que plusieurs constructions théoriques peuvent
toujours être échafaudées pour une collection de faits donnés",
cependant en pratique les changements sont rares et les outils fournis par un
paradigme sont utilisés aussi longtemps qu'ils permettent de résoudre les
problèmes qu'il définit. "Il en est des sciences comme de l'industrie -
le renouvellement des outils est un luxe qui doit être réservé aux
circonstances qui l'exigent".
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