Du monde clos à l'univers infini, du cosmos ordonné mais mystérieux aux explications causales de la raison, le désenchantement du monde ne cesse de se déployer. |
Considéré comme l'un des pères fondateurs de la sociologie, Max Weber (1864-1920) est à l'origine d'un concept auquel l'actualité scientifique et technique confère peut-être une pertinence nouvelle : le désenchantement du monde.
J'en donne ici une brève présentation à la suite de la lecture de son ouvrage de 1917 intitulé Le savant et le politique (ici en .pdf). On appréciera, j'espère, les résonances multiples avec les questions contemporaines relatives à l'écologie, au transhumanisme et plus généralement aux relations entre science et société.
Selon Max Weber, l'humanité est
soumise depuis plusieurs millénaires à un processus d'intellectualisation dont
le progrès scientifique est l'une des facettes principales. La rationalisation
qui le caractérise a pour effet de diluer notre connaissance du monde dans
l'ensemble des objets qui le composent et des disciplines qui les étudient.
Ainsi, l'homme moderne moyen possède sur ses conditions de vie une connaissance
bien inférieure à celle d'un « Indien » ou d'un « Hottentot ».
Il est important de noter que cette affirmation vaut d’abord individuellement et
ensuite seulement collectivement. Par exemple, lorsque nous prenons le métro
nous n'avons en général qu'une notion infiniment vague de son mécanisme de
fonctionnement et serions incapables de le réparer s'il tombait en panne (sauf
rares cas particuliers : ingénieurs ou techniciens spécialisés). Dans notre vie
quotidienne, il nous suffit de pouvoir compter sur le bon fonctionnement du
métro et d'orienter notre comportement en conséquence. Weber affirme que
« le sauvage, au contraire connait incomparablement mieux ses
outils ». Dans de nombreux cas il les a conçus lui-même.
« L'intellectualisation et la rationalisation croissantes ne signifient
donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans
lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous savons ou que
nous croyons qu'à chaque instant nous pourrions,
pourvu seulement que nous le voulions,
nous prouver qu'il n'existe en principe aucune puissance mystérieuse et
imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le
monde. »
Ayant ainsi banni les esprits et
les puissances magiques hors du domaine de l'agir humain, le progrès
scientifique dépasse les aspects purement pratiques et intellectuels auquel on
le réduit souvent. Il prend un sens anthropologique profond en proposant une
métaphysique et une ontologie nouvelles : les objets et les relations qui
constituent le monde s’en trouvent bouleversés. Notre rapport au réel est transformé
par l'avènement du matérialisme scientiste
: tout ce qui existe est désormais matière ou produit de la matière. Dans ces
conditions, la mort, en tant qu'événement, a-t-elle encore un sens ? Pour
l'homme civilisé (Kulturmensch), elle
n'en n'a pas et ne peut pas en avoir. Dans la perspective de sa conception du
progrès et de l'infini, la vie individuelle de l'homme civilisé ne devrait pas
avoir de fin : ceux qui meurent ne parviennent jamais au sommet puisque
celui-ci est situé dans l'infini d'un progrès perpétuel. À l'inverse, Weber
affirme que les paysans d'autrefois mourraient « vieux et comblés par la
vie » car il n’y a, au crépuscule d'une existence menée à l'aune de cycles
organiques, aucune question transcendante et irrésolue qui puisse encore les
tracasser.
À l'inverse, notre civilisation s'enrichit
continuellement de pensées, de savoirs et de problèmes, ce qui engendre un
sentiment d'incomplétude et une lassitude par rapport à la vie. Face à notre
incapacité à saisir l'existence comme un tout, face à la nouveauté sans cesse
renouvelée des savoirs et des biens matériels, nous ne pouvons intégrer qu'une
infime partie des potentialités de notre vie, dont la substance se trouve
relégué dans le domaine du provisoire, de l’incomplet. C'est pourquoi la mort,
à nos yeux, se vide peu à peu de son sens. Ainsi, la vie se trouve elle aussi,
logiquement, dénuée de sens. Dans ces conditions, est-il encore possible de
faire du progrès une vocation et de se mettre à son service pour y trouver du
sens ? La question se transforme alors : quelle est la valeur de la science
dans l'ensemble de la vie humaine ?
Dans ce texte écrit en 1917,
Weber affirme que la jeunesse considère la science comme « un royaume
irréel d'abstractions artificielles qui s'efforcent de recueillir dans leurs
mains desséchées le sang et la sève de la vie réelle, sans jamais pourtant y
réussir ». Il estime que l'enthousiasme passionné de Platon dans la
République s'est perdu ; cet élan qui s'expliquait par la découverte de l'instrument
principal de toute connaissance scientifique : Le concept. Si Socrate en saisit
immédiatement l'importance et la portée, Weber mentionne aussi des écrits
hindous faisant usage d'une logique tout à fait analogue à celle d'Aristote.
Cependant, les Grecs furent les premiers à utiliser cet instrument « qui
permettait de coincer quelqu'un dans l'étau de la logique de telle sorte qu'il
ne pouvait s'en sortir qu'en reconnaissant, soit qu'il ne savait rien, soit que
telle affirmation représentait la vérité et non une autre, une vérité éternelle
qui ne s'effacerait jamais comme l'action et l'agitation aveugle des hommes ».
Cette expérience extraordinaire bouleversa durablement tous les disciples de
Socrate jusqu'à nos jours.
Dans ce cadre, on estimait être
en mesure de découvrir la véritable nature des concepts du beau, du bien, du
courage, de l'âme. De cette connaissance logique résultait une connaissance
pratique grâce à laquelle on pouvait et agir correctement en tant que citoyen.
C'est donc parce que les Grecs ne pensaient qu'à travers la catégorie de la
politique ils en arrivèrent à s'intéresser à la science. Bien plus tard, à la
Renaissance, un nouvel instrument vint s'ajouter à la grande découverte
hellénique : l'expérimentation rationnelle contrôlée, qui permit le
développement de la science empirique moderne. Bien avant cette période avaient
eu lieu des expériences physiologiques au service de la technique ascétique des
Yogi en Inde, à des fins militaires en Grèce et à Rome, ou encore en vue de
l'exploitation des mines en Europe au Moyen-Âge. Mais ce fut la Renaissance qui
éleva l'expérimentation au rang d'un principe de la recherche, notamment sous
l'influence de Galilée et de Francis Bacon. Elle fut ensuite popularisée dans
les universités du Vieux Continent, notamment en Italie et aux Pays-Bas. Comme
le dit Alexandre Koyré (Du monde clos à
l'univers infini), le développement de la science moderne s’accompagna
d'une profonde transformation spirituelle éprouvée par les savants européens. Pour
des expérimentateurs comme Léonard de Vinci, la science devenait « le
chemin qui conduit à l'art vrai, ce qui voulait dire en même temps le chemin
qui conduit à la vraie nature ». C'est pourquoi l'artiste devait être élevé
au même statut social que le docteur. À cette époque, la raison d'être du
travail scientifique était, sous l'influence indirecte du protestantisme, de
trouver le chemin qui menait à Dieu. Ayant abandonné les déductions et les
circonvolutions logique chères à la scolastique médiévale, on espérait
désormais découvrir des traces physiques
des intentions divines dans la nature, grâce à l'observation empirique.
Mais aujourd'hui, comment les
sciences pourraient-elles nous conduire à Dieu alors qu'elles se présentent
comme spécifiquement athées ? Comment les sciences pourraient-elles nous
enseigner quoi que ce soit sur le sens du monde, ou même nous aider à trouver
les traces de ce sens si tant est qu'il existe ? « Bien qu'un optimisme naïf
ait pu célébrer la science- c'est-à-dire la technique de la maîtrise de la vie
fondée sur la science - comme le chemin qui conduirait au bonheur, je crois
pouvoir laisser entièrement de côté la discussion de cette question à la suite
de la critique dévastatrice que Nietzsche a faite des « derniers hommes » qui «
ont découvert le bonheur ». Qui donc y croit encore, à l'exception de quelques
grands enfants dans les chaires des Facultés ou dans les salles de rédaction ? »
Que reste-t-il donc de la science
alors que toutes les anciennes illusions qui voyaient en elle un chemin vers
l'être véritable ont été dissipées ? La science n'a désormais plus de sens
puisqu'elle ne donne aucune réponse à la seule question qui importe réellement
: que devons-nous faire et comment devons-nous vivre ? Le devoir du médecin,
par exemple, consiste dans l'obligation de conserver la vie et de diminuer
autant que possible la souffrance. Mais la médecine ne cherche pas à savoir si
la vie mérite d'être vécue. Les sciences de la nature nous donnent des
prescriptions afin de disposer d'une maîtrise technique de la vie. Mais elles
ne nous disent aucunement si de telles entreprises ont un sens et si nous devons être techniquement maîtres de la
vie. Elles se contentent de laisser ces questions en suspens et nous indiquent,
en vue d’un résultat donné, le moyen approprié pour l'atteindre.
En fin de compte, il reste que la
science met à notre disposition un certain nombre de connaissances nous
permettant de dominer techniquement notre environnement par la prévision. Elle
nous apporte des méthodes de pensée, des instruments et une discipline. En
cela, elle contribue à une œuvre de clarté. À cet égard, tout problème peut
être résolu par n'importe quel technicien (et peut-être n’importe quel robot ?).
Dans son action, celui-ci devra décider en fonction d'un principe de moindre
mal ou du "relativement meilleur". C'est pourquoi Weber estime que
les scientifiques se trouvent dans l'obligation morale d'identifier (et de
communiquer) la vision du monde fondamentale dont dérive leur pratique et que
nous venons d’esquisser. En effet, d’après lui les valeurs suprêmes et les plus
sublimes de l'humanité (la communion dans la recherche de réponses aux grandes
questions métaphysiques) ont été bannies de la vie publique par la
rationalisation, l'intellectualisation et le matérialisme scientiste. C’est ce qu’il appelle le désenchantement du monde. Ce
qui jadis correspondait au pneuma des
grandes communautés et les soudait ensemble est désormais perdu dans le « silence
éternel des espaces infinis » qui, au XVIIème siècle déjà, effrayait
Pascal.
Appendice : questions aux jeunes scientifiques.
Selon Max Weber le
désenchantement du monde prend racine dans la spécialisation croissante de
l'activité scientifique. À cet égard, il faut se résigner à accepter l'incomplétude inhérente
à tout travail individuel dans ce domaine. Pour apporter une contribution décisive, le
scientifique doit monter sur les épaules des géants qui l'ont précédé. Car l'œuvre
définitive et importante est toujours une œuvre de spécialiste, constituée
d'une myriade de tâches triviales et segmentées que l'opiniâtreté du savant
parvient à assembler en vue d'un résultat novateur. L'intuition et
l'inspiration, en dépit de leur importance fondamentale, ne viennent qu'à la
suite d'un travail acharné. Elles ne jaillissent, en quelques sortes, « que
lorsqu'elles le veulent », c'est-à-dire sur la base propice d'un esprit
préparé par le travail minutieux précédemment mentionné.
Le chercheur se trouve donc
obligé de prendre en considération le hasard comme composante de son travail
scientifique : l'inspiration viendra-t-elle ou non ? Il en est de même dans
tous les domaines où l'innovation joue un rôle important : art, industrie,
commerce ...
Ainsi réduit à la merci des
caprices et des ivresses de ces processus psychologiques insondables, le
scientifique se trouve démuni s'il souhaite prouver qu'il est autre chose qu'un
simple spécialiste. Comment doit-il s'y prendre pour dépasser ses méthodes, ses
techniques, ses recettes, pour sortir des sentiers battus et tutoyer l'inédit,
la nouveauté, le révolutionnaire ? Ce problème se pose exactement de la même
façon pour l'artiste, même si les deux domaines diffèrent à bien des égards. Si
une œuvre d'art peut prétendre à l'immortalité en traversant les âges sans
jamais perdre de sa valeur esthétique, la vocation du travail scientifique est
d'être surpassé dans les années où les décennies qui suivront sa publication.
Car en effet, le sens de la science est de faire naître de nouvelles questions.
Pourquoi alors choisir de se
livrer à une occupation qui ne peut avoir de fin ?
L'homme de la pratique répondra :
« en vue de buts techniques ». Mais cela ne saurait épuiser la
totalité des motivations de l'activité scientifique. Dans Le savant et le politique, max Weber pose explicitement la question
de la position personnelle de l'homme de science face à sa vocation. Fait-il de
la « science pour la science », de manière désintéressée ? Ou s'y
adonne-t-il en vue d'en tirer quelque avantage technique ou commercial ?
« Quelle œuvre significative espère-t-il donc accomplir grâce à ces
découvertes invariablement destinées à vieillir, tout en se laissant enchaîner
par cette entreprise divisée en spécialités et se perdant dans l'infini
? »
Instructif ce rapide coup d'oeil sur l'histoire des sciences !
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