Un arbre qui tombe. Ou la représentation d'un arbre qui tombe ? Qu'en pensent les maîtres Zen qui discutent dans la forêt ? |
Nombreux sont ceux qui, d’une
réponse cinglante, lapidaire et péremptoire, briseront en deux cette énigme
classique pour en jeter un morceau dans les poubelles de la perte de temps philosophique
et l’autre dans les bennes à ordures de la masturbation intellectuelle.
Mais pour peu que l’on accepte de
jouer le jeu et de quitter pour un temps le sillon de nos raisonnements
habituels, on verra s’entrouvrir une porte vers les arrières-mondes de la
philosophie occidentale. Pour les plus sceptiques, point de porte : c’est
une trappe –sinon le sol tout entier- qui se dérobera sous leurs pieds.
Lorsqu’un arbre tombe dans une
forêt où il n’y a personne pour l'entendre, fait-il du bruit ?
Il y a, en filigrane de cette
question en apparence futile une réflexion profonde à mener sur les notions
d’objectivité, de réalité physique et, en fin de compte, de vérité. En tentant
d’y répondre, on interroge les conditions de possibilité de notre rapport à la
réalité et l’on revient au fondement de notre manière d’interagir avec le monde
et de bâtir la connaissance (scientifique) que nous en avons.
Discussion préliminaire
Pour répondre à cette question, éliminons
tout d’abord la confusion qui repose sur le double sens du mot
« bruit ». Le profane
prétendra généralement qu’une fois cette confusion levée, l’énigme serait
résolue. Il s’agirait alors simplement de ne pas confondre le phénomène
physique responsable de la production d’un son (à savoir l’émission de
vibrations mécaniques lors de la chute de l’arbre, entraînant une perturbation
des molécules d’air environnantes et donc une variation de pression appelée
onde sonore) avec la perception du son
ayant lieu dans l’esprit d’un observateur ainsi que l’interprétation mentale
qui lui est propre. Le premier serait objectif, externe et le second subjectif,
interne. Ainsi, à la question « lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il
n’y a personne pour l’entendre, y a-t-il production d’une sensation auditive
par un tympan suivie d’une perception par un cerveau ? », la réponse est
évidemment non (et cette réponse vaut également si l’on remplace le tympan par
un autre dispositif d’enregistrement). Mais à la question « lorsqu’un arbre
tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, produit-il des
ondes de pression qui se propagent dans l’air ? », la réponse du profane est
invariablement oui.
La réponse profane considère le
phénomène physique, le bruit en tant qu’onde de pression qui se propage dans
l’air, comme un fait par nature objectif en soi, car établi par la science qui
est elle-même objective. Ce point de vue, qui est celui du réalisme au sens
large, considère que l’existence et la nature d’un fait sont indépendantes de
nos sensations et de nos perceptions physiques, indépendantes de nos
connaissances et de leur étendue, indépendantes de nos croyances et de nos
désirs et hors de portée de notre volonté mais accessibles par la science. Les
lecteurs les plus perspicaces auront remarqué que l’on retrouve ici la notion
de vérité transcendante propre aux cultures monothéistes, que nous avons déjà
abordée dans de précédents articles (ici et ici). Un fait donc, serait
nécessairement objectif et existerait à l'extérieur de l'esprit. Un fait
objectif existerait en soi, même si personne ne le perçoit. Ainsi,
l’objectivité se définirait comme ce qui est entièrement indépendant de nos
représentations.
Rappelons tout d’abord que
l’existence de faits bruts est douteuse puisqu’un énoncé d’observation
s’interprète nécessairement dans les termes d’une théorie préexistante, aussi
rudimentaire soit-elle. La chose et sa représentation sont bien entendu
étroitement liées, mais de quelle manière ? « Par une relation
d’identité, une relation bijective au minimum » répondront les tenants
d’un réalisme quelque peu naïf auquel nous souhaitons ici proposer une
alternative plus subtile. La relation d’une chose à sa représentation fonde la
question de l’objectivité. Nous nous proposons d’étudier ici ce lien.
La critique de la raison pure (préface à la seconde édition)
Pour cela, ouvrons La critique de la raison pure (CRP) de
Kant. Que les lecteurs les plus timorés se rassurent : nul besoin d’avaler
l’intégralité de cet ouvrage titanesque pour y trouver matière intéressante.
Dès la préface à la seconde édition (1787) Kant fait une proposition à même de
bouleverser la métaphysique occidentale (entendue ici au sens de théorie de la
connaissance à priori). « Jusqu’ici on admettait que toute notre
connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets […]. Que l’on
fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les
problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent
se régler d’après notre connaissance ».
Il a en effet remarqué que le
rapport entre les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes (et qu’il nomme les
choses en soi) et les objets tels qu’ils constituent le contenu de nos
représentations (qu’il nomme les phénomènes) est systématiquement présupposé
par nous comme étant un rapport d’identité. Or il y a là un problème
important :
Dès que nous pensons l’objet en
soi, il devient dans notre esprit un objet pensé par nous et pour nous, de
sorte que l’objet en soi que nous cherchions à concevoir nous échappe.
Ainsi, nous n’avons accès au réel
qu’à travers le prisme de notre esprit et de ses prestidigitations… Ce qui ne serait qu’en soi, c’est à dire hors
de notre esprit et de tout esprit, ne serait donc pour personne et par
conséquent ne pourrait même pas être conçu par notre entendement. Tout énoncé à
propos d’une telle chose purement en soi basculerait inéluctablement dans
l’absurde. Supposer que notre esprit nous permette d’accéder à la réalité en
soi sans lui faire subir la moindre transformation lors du passage de la chose
en soi à la « chose pour moi » est pour le moins hardi. Sur quel
fondement, alors, repose le rapport de l’objet à sa représentation ?
Peut-il y avoir adéquation entre le contenu de ma représentation (le phénomène) et la chose en soi (le noumène) ? Si oui, jusqu’à quel
degré ? Kant résout ce problème sans nier l’existence de la chose en soi
mais recommande d’y recourir aussi peu
que possible. Il écrit : « Si l’intuition devait se régler sur la
nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait a priori en savoir
quelque chose ; en revanche, si l’objet (comme objet des sens) se règle
sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je peux tout à fait bien me
représenter cette possibilité ».
Afin que ces intuitions
deviennent, en tant que représentations, des connaissances, il nous faut
déterminer par quel intermédiaire elles se rapportent à l’objet qu’elles
représentent. En d’autres termes, il reste à déterminer la « fonction de
transfert » de l’objet en soi à sa représentation, c’est-à-dire les
transformations subies par les données de la réalité lorsqu’elles sont perçues
par la conscience.
Une révolution copernicienne de plus …
Schéma Kantien de la connaisance |
La démarche kantienne consiste
donc à proposer une « révolution
copernicienne » de la pensée en centrant les objets sur nos
représentations et non plus l’inverse.
Pour cela, le problème est
reformulé « à partir d’un retour au sujet en tant qu’il fonde
l’objectivité de nos représentation (le fait qu’elles aient des objets et
qu’elles puissent être vraies) » (voir préface d’Alain Renaut à la CRP).
Kant distingue alors les représentations purement subjectives, c’est-à-dire
propres à un individu, et les représentations objectives, c’est-à-dire
partagées par tous les sujets. Ce que Kant nomme universalité n’est alors plus
autre chose que ce qui est partagé par tous les sujets. La révolution Kantienne
transforme la question de savoir ce qu’un sujet peut tenir pour objectif.
Le couple de notions
antagonistes « objectif » et
« subjectif » n’est plus équivalent à « externe » et
« interne » mais plutôt à « pour tous » et « pour moi »,
ou encore « particulier » et « universel ».
L’objectivité d’une
représentation ne s’évalue désormais plus à la lumière de sa conformité à la
chose en soi mais à sa capacité à valoir autant pour moi que pour tous,
c’est-à-dire à être valide universellement au sens de Kant. Celui-ci abandonne
donc l’objectivité ontologique, censée nous renseigner sur la chose en soi, au
profit d’une objectivité épistémique, centrée seulement sur ce que nous pouvons
connaitre et reconnaître universellement (c’est-à-dire pour tous les sujets),
plus modeste mais plus efficace. Nous retrouvons ici le fonctionnement
fondamental de la recherche scientifique contemporaine : l’évaluation par
les pairs (ou peer-reviewing en
anglais). Avant d’être accepté et reconnu pour éventuellement accéder au statut
de consensus scientifique, un résultat de recherche doit d’abord être critiqué
et jugé par les autres chercheurs travaillant dans le même domaine et ayant de
l’expérience sur le sujet. De manière générale, ces experts du domaine sont
nommés par l'organisateur de la conférence ou le comité éditorial de la revue scientifique qui
propose la diffusion du résultat en question. Ceci permet d’aboutir à des
compte-rendus rédigés avec un style et un vocabulaire standardisés et
suffisamment précis pour rendre possible les démarches de réfutation
Poppérienne et de corroboration inductive. Tout cela dans un seul
but essentiel : la reproductibilité des résultats. Le consensus
scientifique, c’est-à-dire la validation d’un résultat scientifique donné, est
atteint lorsque la communauté des experts du domaine est convaincue d’être en
mesure de reproduire ce résultat ou d’aboutir à des conclusions identiques,
expérimentalement ou par des arguments logiques.
Ainsi, l’établissement d’un
résultat scientifique dans le cadre de la recherche contemporaine obéit en un
sens à la définition Kantienne de l’objectivité : c’est un résultat
reconnu valable par et pour tous les sujets. Un résultat objectif ne peut être
établi que par une somme de subjectivités car nous n’avons par définition pas
accès à la chose en soi. Nous ne pouvons nous mettre d’accord entre nous que
sur ce que nous considérons être une représentation logique et cohérente de la
chose en soi, c’est-à-dire le phénomène.
Spinoza et Nietzsche
s’invitent.
Dans son ouvrage majeur, L’éthique, Spinoza raisonne de la
manière suivante à propos de la connaissance objective :
« Une perception est une
affection de notre corps par le monde extérieur. Par conséquent cette affection
nous révèle autant, voire davantage, la nature de notre corps que la nature de
la chose qui l’affecte. Par exemple, quand je perçois le soleil comme un disque
jaune, je perçois en réalité une modification de mon œil ; cette image révèle
davantage la nature de mon œil que celle du soleil. Par conséquent toute
connaissance est subjective. Mais on peut soustraire la partie subjective de la
connaissance : il suffit pour cela de considérer les rapports entre les
perceptions. En effet les différences et les similitudes entre les perceptions
ne peuvent venir de mon corps, donc elles viennent des choses : elles sont
purement objectives. Que l’herbe soit verte est une vérité subjective qui
dépend de ma constitution, mais que l’herbe soit de la même couleur que les
feuilles des arbres est une vérité objective qui révèle l’existence d’une
propriété commune entre ces êtres ». (II, 29, S)
Mais cela ne résout pas le
problème de l’accès à la chose en soi. Car les êtres dont parle Spinoza ont
certes des propriétés communes, mais communes « à travers nous »,
c’est-à-dire en tant que phénomènes, en tant que choses « pour
nous ». Sur quelle base suppose-t-il que « les différences et les
similitudes entre les perceptions ne peuvent venir de mon corps », sinon
sur la croyance qu’il est possible d’attribuer des propriétés stables aux
inaccessibles choses en soi ?
Dans le paragraphe 101 du Livre du philosophe Nietzsche prend le
contrepied du problème de la similitude des perceptions lorsqu’il déclare que
« le prodigieux consensus des Hommes au sujet des choses démontre la
complète similarité de leur appareil sensoriel ». D’une certaine manière,
il anticipe ainsi les découvertes récentes des neurosciences. Nous allons voir
que dans les deux cas toutefois, il manque une précision, une restriction à la
portée générale de la notion de « perception » ou « d’appareil
sensoriel » des Hommes.
Pour Spinoza, ce sont donc les
similitudes et différences dans nos perceptions qui révèlent en relief
l’objectivité, c’est-à-dire l’existence de propriétés communes et
universellement valides entre les choses. Une connaissance objective est donc
possible à condition de se mettre collectivement d’accord sur les notions de
similitude et d’identité, c’est-à-dire, là encore, sur la construction de la
«fonction de transfert » de l’objet à sa représentation. Il faut donc
accorder la somme des intersubjectivités sur la notion de « vert »,
réputée commune à l’herbe et aux feuilles de l’arbre pour fonder l’objectivité
Spinoziste. Or ce problème est loin d’être trivial puisqu’il est relié à la
structure même de notre langage d’une part et de nos perceptions sensorielles
d’autre part. De même que l’objectivité Kantienne, l’approche Spinoziste
suppose de revoir à la baisse l’étendue de l’universalité.
Kant précise en effet que
l’objectivité est universellement valable, indépendamment de toute époque, de
tout lieu et de tout groupe d’individus. Ceci est évidemment une restriction
beaucoup trop forte, qui ne prend nullement en considération les variations
temporelles et géographiques inévitables de la perception et des normes
culturelles de l’entendement. Par exemple, le psychiatre Roland Jouvent
(médaille d’argent du CNRS en 1999) explique dans Le cerveau magicien (Odile jacob, 2009) l’impact qu’a
l’environnement sur le développement des zones du cerveau comme les cortex
sensoriels et le système sous-cortical, responsables de l’intégration des
perceptions et de la construction de leur sens : « le contexte sensoriel
détermine en grande partie la manière dont les individus décodent la réalité,
s’illusionnent, et même d’une manière générale, toute leur culture […] Les
représentations sont ainsi le fruit d’une sélection et d’une organisation de
l’information. Ces différentes étapes peuvent être l’objet de biais nombreux,
sources de susceptibilité particulière à certains types
d’illusions […] » (Ibid,
p.32-33).
Différents groupes d’individus ne
se construiront donc pas tous la même représentation d’un objet donné.
« Il existe donc une dimension corporelle de la culture. Les
caractéristiques des civilisations tiennent aussi à ces différences
d’environnement perceptif » (Ibid.,
p.34). Or, n’est-ce pas également une caractéristique culturelle que de croire
en l’existence de lois de la nature transcendantes, déchiffrables par les
hommes ? C’est l’un des principaux traits de caractère du naturalisme
occidental qui, comme le note l’anthropologue Philippe Descola, est une manière
parmi d’autres d’appréhender le monde « non-humain ». Nous en
reparlerons dans un autre article.
Comme nous l’avons vu avec Kant
et Spinoza, l’objectivité se fonde donc sur les perceptions et les
représentations. C’est-à-dire sur une culture commune propre à un groupe
d’individus (qui définit la fameuse fonction de transfert, de l’en soi au pour
soi). Il devient alors raisonnablement difficile de soutenir une conception de
l’objectivité qui prétendrait caractériser uniquement les objets, par
opposition à ce qui caractériserait les sujets, puisque la définition des
objets passe par la reconnaissance et la définition de normes intersubjectives
et se fonde en dernière analyse sur la somme des sujets. Mais la somme des
sujets est elle-aussi un concept qu’il nous faut revoir à la baisse. C’est
d’ailleurs toute l’ambition du programme structuraliste : l’individualité
n’est que l’écume des choses. Elle est le produit de vastes structures
sociales, historiques et matérielles qui la déterminent en profondeur.
Le(s) socle(s) de la connaissance objective.
Mais revenons à Kant et à la
préface de son ouvrage majeur. A la base de notre connaissance se trouvent les
concepts grâce auxquels nous déterminons le rapport de l’objet à sa
représentation. Kant note que pour
qu’une métaphysique soit cohérente il faut que « les objets, ou ce qui est
équivalent, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets
donnés), se règlent sur ces concepts » et non l’inverse !
Autrement dit, toute connaissance
présuppose nécessairement des principes de la rationalité antérieurs à
l’exercice de la rationalité, des axiomes admis a priori.
Il s’agit de l’obvie, que nous
avons abordée avec Quine et qui
comprend par exemple le principe du tiers exclu, le rasoir d’Occam (la
simplicité et la parcimonie des hypothèses sont le gage de l’explication la
plus vraisemblable), le principe de causalité ou encore l’attribution de
certaines propriétés au monde non-humain. S’agirait-il là encore d’un substrat
éminemment culturel ?
La forme de la « fonction de
transfert » de l’objet en soi à sa représentation ne peut donc être connue
que dans la limite de l’acceptation de certains axiomes par définition admis
sans démonstration. Par exemple, les notions de Créateur et de vérité
transcendante sont absentes de la culture et de la science traditionnelle Chinoise. La forme de la
fonction de transfert n’est donc pas unique. On retrouve le problème de la
sous-détermination de la théorie par l’expérience. Supposer que cette fonction de transfert soit un rapport
d’identité reste possible mais constitue une hypothèse métaphysique très forte,
celle d’un réalisme intégral et littéral, qui n’est pas en mesure d’être
défendu de manière cohérente dans le cas de la physique contemporaine.
L’expérience elle-même est un
mode de connaissance qui requiert l’usage de l’entendement (l'entendement est,
pour Kant, ce qui nous permet de connaître un phénomène en unifiant des données
sensibles venant du monde, par le biais de concepts). Or bon nombre de règles
de l’entendement (c’est-à-dire les axiomes de la rationalité, l’obvie) nous
sont culturellement inculquées (mais pas toutes, j’en conviens). La plupart du
temps nous présupposons ou apprenons ces règles avant même que les objets ne
sous soient donnés.
Ainsi notre entendement « s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder.» (Kant, CRP, préface 2nde édition)
Ainsi notre entendement « s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder.» (Kant, CRP, préface 2nde édition)
Dans ces conditions, comment
tenir un discours à portée générale sur les choses du monde si nous n’y avons
intrinsèquement pas accès ? Cette exigence de généralité propre aux
énoncés scientifiques, Kant la nomme « l’inconditionné ». Il
s’agit de donner à notre discours sur le monde une portée transfactuelle, qui
ne soit pas contrainte de s’en tenir à une unique conjonction de conditions
particulières, propre à une expérience donnée, parmi l’insondable variété de
conditions expérimentales possibles. L’inconditionné est pour Kant un concept
transcendant de la raison, une idée pure et abstraite. « Si notre
connaissance d’expérience se règle sur les choses en tant que choses en soi,
l’inconditionné ne peut nullement être pensé sans contradiction » (Kant,
CRP, préface 2nde édition).
Cependant, « si notre
représentation des choses telles qu’elles nous sont données ne se règle pas sur
celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont plutôt ces objets en tant
que phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation, alors la
contradiction s’évanouit » (Kant, CRP, préface 2nde
édition). En effet, on ne peut établir de lois générales que sur ce qui est du
ressort de notre entendement, cela revient simplement à reconnaitre l’existence
des règles à priori de l’entendement et à s’y tenir.
« Par voie de conséquence,
l’inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les
connaissons (telles qu’elles nous sont données) mais en tant que nous ne les
connaissons pas, comme choses en soi ». Kant préfigure ici en un sens la
démarche de réfutation Poppérienne : on ne peut trouver de la généralité
que dans notre ignorance : la seule chose inconditionnellement certaine
c’est que nous n’avons intrinsèquement pas accès à la chose en soi. C’est un
principe général.
Conclusion (provisoire).
Nous pouvons maintenant avancer
que la science est une affaire de
représentation et de formalisation des phénomènes. Nous n’avons pas accès au
monde indépendamment de nos théories, nous n’avons accès qu’aux phénomènes et
non aux choses en soi.
C’est ici que nous voulions en venir. L’arbre qui tombe
suggère de manière fallacieuse la possibilité d’observer un inatteignable
objet en soi. Mais une telle observation est une auto-contradiction puisque
l’objet en soi présuppose l’absence d’observateur et l’interdiction logique de le
concevoir. Et donc, puisqu’on l’évoque … c’est déjà l’objet pour soi !
Dans la forêt dont nous parlons, il n’y a personne pour voir ou entendre
l’arbre tomber. Et pourtant, on sait qu’il tombe. C’est donc qu’il y a
finalement un observateur : celui qui conçoit cette situation dans son
esprit. Notre paradoxe de départ peut être résolu avec Kant en nettoyant les
termes de la question de leurs résidus d’objectivité frelatée.
Dans notre exemple de l’arbre qui
tombe, le bruit en tant qu’onde de pression qui se propage dans l’air ne
devrait donc pas être considéré comme un objet ou un processus en soi. On peut
dire qu’il s’agit là d’un fait objectif mais au sens phénoménal de Kant
seulement, non en tant que fait en soi. L’onde de pression n’est pas une chose en
soi, mais une représentation, c’est-à-dire un phénomène. Si tel n’était pas le
cas, pourquoi aurions-nous besoin de formaliser une théorie physique ? Si
les choses en soi étaient évidentes et accessibles et si nous les percevions et
nous les représentions telles qu’elles sont, autrement dit si le rapport de la
chose en soi au phénomène était un rapport d’identité inaltérée, nous n’aurions
pas besoin de la science, qui est fondamentalement entreprise de formalisation
des représentations. Son critère principal est l’efficacité que le groupe en
retire dans la perpétuation de l’espèce et des conditions matérielles de sa
propre reproduction. Au cours de l’évolution biologique de l’espèce humaine, il
a été très important de pouvoir évaluer correctement les conséquences de nos
actions. Dans cette optique, les principes de permanence et d’invariance, qui
nous permettent de supposer a priori qu’une
onde de pression continue d’exister même lorsque personne ne l’observe, sont
précieux. Ce besoin humain fondamental préexiste et détermine notre manière
d’établir nos connaissances scientifiques. Le discours métaphysique qui
l’interprète est secondaire et contingent. Il reflète notre système de
croyances et non pas la nature profonde de la réalité. L’exaltation positiviste
autour des succès scientifiques et techniques repose sur un ensemble de récits
tissés pour justifier la praxis a
posteriori. C'est une reconstruction rationnelle idéologiquement et
culturellement marquée. L’utilité du discours métaphysique (dont il ne faut
surtout pas négliger l’importance) est sociale et son origine anthropologique.
Je développerai davantage cet aspect pragmatiste dans les articles à venir.
Merci !
RépondreSupprimerQuestion (peut-être évoquée dans les autres textes...) : Ne serait-il pas "raisonnable" de douter de l'existence même de la "chose en soi" ? On pourrait arguer d'une simple construction sociale pour tout nouméne, non ?
RépondreSupprimerPrenons l'exemple de l'électron. On peut le définir de bien des façons et sa phénoménologie a changé au cours du temps. On le conceptualise aussi dans certaines théories comme l'émergence dans notre espace-temps classique d'une réalité plus complexe (théorie des cordes). Si bien qu'on peut en venir à la question "l'électron existe-t-il ?" Et s'il en était ainsi du reste ? Les noumenes existent-ils ou ne sont ils que des constructions sociales ?