mercredi 25 avril 2018

Thomas Kuhn, "La structure des révolutions scientifiques" : commentaires et notes de lecture 2/2.

Thomas Kuhn, changement de paradigme et révolution scientifique
Une science cyclique plutôt qu'une progression linéaire vers "la vérité" ?
Suite et fin des notes de lecture prises sur cet ouvrage classique. Les derniers chapitres sont particulièrement pertinents dans leur remise en question des idées préconçues à propos de la pratique scientifique.
T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques,  trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1983.


Chapitre 7 : Réponse à la crise.

Les crises sont une condition préalable et nécessaire à l'apparition de nouvelles théories. Par ailleurs, une théorie scientifique ayant acquis le statut de paradigme ne peut être déclarée sans valeur que s'il existe une théorie concurrente prête à prendre sa place. D'après Kuhn, "l'étude historique du développement scientifique ne révèle aucun processus ressemblant à la démarche méthodologique qui consiste à falsifier une théorie au moyen d'une comparaison directe avec la nature." L'auteur rejette donc ici le critère de Popper comme ligne de démarcation scientifique mais ceci ne signifie nullement que l'expérimentation ne soit pas essentielle. Les anomalies mentionnées au chapitre précédent peuvent tout au plus contribuer à créer ou augmenter l'intensité d'une crise déjà existante mais non à prouver la fausseté de cette théorie, en conséquence de quoi "rejeter un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre c'est rejeter la science elle-même. C'est un acte qui déconsidère non le paradigme mais l'homme". De plus, il n'existe pas de paradigme pouvant résoudre complètement tous ses problèmes, car ceux qui cessent de proposer des problèmes quelconques de recherche deviennent exclusivement des outils techniques (comme ce fut le cas pour l'optique géométrique).
Pour Kuhn, le seul objet de la science normale est de résoudre une énigme dont l'existence même est fondée sur la validité du paradigme. Si la recherche d'une solution échoue, seul le savant est discrédité et non la théorie. C'est pourquoi la conception selon laquelle l'erreur ou la vérité scientifique sont uniquement et sans équivoque déterminées par la confrontation de la théorie et des faits est trompeuse. Cette confusion est largement entretenue par la pédagogie des sciences qui donne trop souvent au lecteur des manuels l'occasion de voir dans les applications des preuves de la théorie les raisons qui la rendent crédible. Or, si les applications étaient avancées comme des preuves, l'absence d'interprétations alternatives dans les manuels ferait peser sur les auteurs l'accusation de parti-pris extrêmes. Mais cette accusation ne tient pas car les étudiants en sciences acceptent les théories à cause de l'autorité de leurs professeurs et non en leur prétendue qualité de preuve.
Il y a toujours des difficultés à faire coïncider le paradigme et les données expérimentales et celles-ci se résolvent tôt ou tard souvent par des processus imprévisibles. Si un scientifique devait considérer toutes les anomalies qu'il remarque, il lui serait impossible de rédiger une œuvre de valeur. À la question de savoir pourquoi telle anomalie a historiquement mérité des recherches plus approfondies qu'une autre, il n'y a probablement pas de réponse générale. En tout cas, dès lors qu'une anomalie semble être plus qu'une énigme de la science normale, la transition vers la science extraordinaire peut commencer. Une prolifération d'adaptations had oc divergentes du paradigme prend alors naissance tout en faisant progressivement perdre la précision des règles de la science normale. D'après l'auteur, toutes les crises commencent par l'obscurcissement du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de la recherche normale, à partir d'un foyer de divergence clairement défini : l'anomalie.
En période de science extraordinaire, les recherches semblent être largement menées au hasard, car d’une part les expériences sont entreprises pour localiser et définir la source d'un groupe d'anomalies encore diffuses et d'autre part les scientifiques sont prêts à essayer n'importe quelle solution nouvelle. Généralement, la science normale tient la philosophie à l'écart. Cependant, il est significatif que l'apparition de la physique newtonienne au 17e siècle et celle de la relativité et de la mécanique quantique 20e siècle ont toutes deux été précédées et accompagnées d'analyses philosophiques fondamentales de la tradition de recherche contemporaine. Dans le même mouvement, les expériences de pensée ont joué un rôle important dans le progrès de la recherche, en particulier chez Galilée, Einstein et Bohr, car elles permettent d'isoler les racines de la crise avec une clarté impossible à atteindre en laboratoire. L'auteur fait remarquer que les inventions fondamentales sont souvent le fruit d'individus jeunes qui ne sont pas encore profondément soumis aux règles traditionnelles de la science normale et sont donc aptes à concevoir un autre ensemble de règles.

Chapitre 8 : Nature et nécessité des révolutions scientifiques.

C'est dans ce chapitre que Kuhn introduit sa célèbre notion d’incommensurabilité des paradigmes entre eux. À partir du terme "révolution" et au moyen d'une analogie avec sa signification politique, l'auteur montre que le choix qui s'effectue entre des paradigmes concurrents s'avère être un choix entre des modes de vie de la communauté qui sont incompatibles entre eux. Il est donc impossible que ce choix soit dicté uniquement par des procédés d'évaluation qui caractérisaient la science normale, puisque ces derniers dépendent en partie d'un paradigme particulier qui est alors mis en question. On remarque ainsi que lorsque les scientifiques entrent dans une discussion sur le choix du paradigme, leurs arguments sont nécessairement circulaires car chaque groupe se sert de son propre paradigme pour y puiser les éléments de sa défense. Mais ce raisonnement circulaire ne diminue nullement la valeur ou la force des arguments. "Poser comme prémisses un paradigme dans une discussion destinée à le défendre n'empêche pas de présenter une vision claire de ce que sera le travail scientifique pour ceux qui adopteront cette nouvelle manière de considérer la nature". Cependant, la nature même d'un raisonnement circulaire est d'être situé sur le plan de la persuasion et non sur celui de la logique ou même des probabilités. Tout comme dans les révolutions politiques, le choix d'un nouveau paradigme ne peut pas être imposé par une autorité supérieure. "Pour comprendre comment se font les révolutions scientifiques, il nous faudra donc étudier non seulement la force des arguments tirés de la nature ou de la logique, mais aussi les techniques de persuasion par discussion qui jouent un rôle au sein de ces groupes assez particuliers qui constituent le monde des sciences".
On pourrait penser, en considérant la science comme un processus cumulatif (comme l’ont fait les positivistes logiques), que lorsqu'une théorie en remplace une autre, la nouvelle pourrait être simplement d'un niveau plus élevé que celle que l'on connaissait jusqu'alors, et susceptible de lier ensemble tout un groupe de théorie de niveau inférieur sans leur apporter de changements importants. C'est par exemple le cas pour la théorie de la conservation de l'énergie, qui semble aujourd'hui être une super structure logique qui relie la dynamique, la chimie, l'électricité, l'optique, la thermique etc. Ce schéma historiographique cumulatif, bien que crédible et plausible, procède d'une théorie de la connaissance qui considère celle-ci comme une construction placée par l'esprit directement sur les données brutes fournie par les sens et d'autre part se trouve favorisé, comme image idéale, par les techniques de la pédagogie des sciences. L'auteur ajoute : "quiconque observe sérieusement la réalité historique, en arrive obligatoirement à penser que la science n'approche pas l'idéal suggéré par l'image d'un processus cumulatif." La recherche normale est, elle, cumulative et doit son succès au fait que les scientifiques peuvent choisir des problèmes susceptibles d'être résolus en s'appuyant sur des concepts proche de ceux qu'ils connaissent déjà. Cependant, les nouveautés qui arrivent avec les anomalies, engendrent forcément un conflit entre le paradigme ayant permis d'apercevoir ces dernières et celui qui en fera un ensemble de phénomènes conformes à la loi. "Il n'y a pas d'autre façon efficace de promouvoir les découvertes".
La dynamique contemporaine d'Einstein et les équations dynamiques plus anciennes déduites des Principia de Newton sont des exemples de paradigmes incommensurables, c’est-à-dire que ces théories sont fondamentalement incompatibles au même titre que l'astronomie de Ptolémée et celle de Copernic. L'auteur avance que la théorie d'Einstein ne peut être acceptée que si l'on tient celle de Newton pour fausse et répond aux objections concernant cette position, qui sont généralement fondées sur le fait que la théorie classique peut être considérée comme un cas particulier de la théorie relativiste (v<<c), en expliquant qu'en passant au cas limite des faibles vitesses, ce ne sont pas seulement les formes des lois qui changent mais aussi et surtout les éléments structuraux fondamentaux dont se compose l'univers auquel ces lois s'appliquent. Ce sont alors les lois de Newton réinterprétées d'une manière inimaginable avant les travaux d'Einstein car les réalités physiques auxquelles renvoient les concepts de ce dernier ne sont absolument pas celles auxquelles renvoient les concepts Newtoniens qui portent le même nom. Par exemple, la masse Newtonienne et conservée, tandis que celle d'Einstein est convertible en énergie. Or, c'est cette nécessité de changer la signification des concepts établis et familiers qui joua un rôle capital dans le choc révolutionnaire causé par la théorie d'Einstein. "Par le fait même qu'il n'implique pas l'introduction d'objets ou de concepts supplémentaires, le passage de la mécanique de Newton à celle d'Einstein montre, avec une clarté particulière, la révolution scientifique comme un déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les hommes de science voient le monde". Ainsi, il est impossible de défendre la position qui consiste à déclarer non scientifique une recherche n'ayant pas de précédent dans l'utilisation antérieure d'une théorie donnée, où s’intéressant à des phénomènes non encore observés. "Sur le plan logique ces interdictions sont inattaquables. Mais si on les acceptait, ce serait la fin de toutes les recherches qui permettent à la science de progresser. On aboutit ainsi virtuellement à une tautologie. Sans adhésion à un paradigme il ne pourrait pas y avoir de science normale. Et même, adhésion doit s'étendre à des domaines particuliers et à des degrés de précision qui n'ont pas encore été pleinement reconnus. Sans quoi, le paradigme ne pourrait proposer aucune énigme qui n'ait déjà été résolue. Est-il vraiment étonnant que le prix d'un progrès scientifique significatif soit un engagement qui risque d'être une erreur ?"
Deux paradigmes successifs impliquent deux ontologies différentes, c'est pourquoi la tradition de science normale qui apparaît à la suite d'une révolution est incompatible et incommensurable avec ce qui a précédé. "Lorsque deux écoles scientifiques sont en désaccord sur ce qui est problème et ce qui est solution, elles s'engagent inévitablement dans un dialogue de sourd en discutant les mérites relatifs de leurs paradigmes respectifs. Dans la discussion proche du cercle vicieux qui en résulte régulièrement, il apparaît que chaque paradigme satisfait plus ou moins les critères qu'il a lui-même dictés et reste incapable de satisfaire certains des critères dictés par son concurrent." L'auteur parle ici d'absence de communication logique entre les scientifiques car la discussion est alors affaire de valeurs et ne peut se résoudre qu'en faisant intervenir des critères qui sont totalement extérieurs à la science normale.

Chapitre 9 : Les révolutions comme transformations dans la vision du monde.

Dans ce chapitre, Kuhn cherche à montrer que si les paradigmes sont les éléments constituant la science, ils sont aussi les éléments constitutifs de la nature. Cette position forte, selon laquelle le monde change lorsque les paradigmes changent, est guidée par le fait qu'en adoptant un nouveau paradigme, les savants adoptent de nouveaux instruments et leurs regards s'orientent dans une direction nouvelle. Ils aperçoivent alors des choses neuves et différentes, bien qu'ils puissent toujours étudier des phénomènes déjà examinés par le passé. Ainsi, " dans la mesure où ils n'ont accès au monde qu'à travers ce qu'ils voient et font, nous pouvons être amenés à dire qu'après une révolution, les scientifiques réagissent à un monde différent". La thèse de l'auteur est que tout changement de paradigme est semblable à une transformation de la vision, à la manière de celle qui s'opère lorsque, en regardant les courbes de niveau d'une carte, là où l'étudiant voit des lignes sur le papier le cartographe voit l'image d'un terrain. De la même manière, "en regardant une photographie de chambre de Wilson, l'étudiant voit des lignes confuses et brisées, le physicien un enregistrement d'événements sub-nucléaires familiers". C'est seulement après un certain nombre de ces transformations de sa vision que l'étudiant voit le monde de l'homme de science et y réagit comme lui. En fait, les paradigmes sont indispensables à la perception elle-même. "Ce que voit un sujet dépend à la fois de ce qu'il regarde et de ce que son expérience antérieure, visuelle et conceptuelle, lui a appris à voir. En l'absence de cet apprentissage, il ne peut y avoir, selon le mot de William James, qu'une confusion bourdonnante et foisonnante." De plus, le scientifique n'a à sa disposition que ce qu'il voit de ses yeux et constate grâce à ses instruments. Donc, si dans la science, des renversement perceptifs accompagnent les changements de paradigmes, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les scientifiques attestent directement ces changements". L'Histoire de l'astronomie fournit plusieurs exemples de transformations de la perception produites par un changement de paradigme. L'auteur cite par exemple le cas des astronomes occidentaux qui, pendant le demi-siècle ayant suivi l'apparition du nouveau paradigme de Copernic, ont pour la première fois aperçu un changement dans les cieux jusque-là immuables. " les Chinois, dont les conceptions cosmologiques admettaient les changements célestes, avaient constaté l'apparition de nombreuses étoiles nouvelles dans le ciel à une date bien antérieure.
Pouvons-nous dire que des savants issus de paradigmes différents poursuivent leurs recherches dans des mondes différents ? La principale objection à cette affirmation pourrait être communément formulée de la manière suivante : ce qui change avec un paradigme c'est seulement l'interprétation donné par le scientifique d'observations qui, elles, sont fixés une fois pour toutes par la nature de l'environnement et de l'appareil perceptif. Mais cette objection très courante procède elle-même d'un paradigme philosophique formulée par Descartes, s'étant développé en même temps que la dynamique newtonienne, et qui s'est révélée fort utile tant dans le domaine de la science que de la philosophie. Cependant, "même les succès les plus remarquables du passé ne garantissent pas que la crise soit à jamais écartée". Ainsi, l'exploitation de ce paradigme a été féconde "parce qu'elle a permis une compréhension fondamentale à laquelle on aurait peut-être pas pu parvenir d'une autre manière" mais de nos jours, les recherches poursuivies en philosophie, en psychologie ou encore en linguistique " tendent à suggérer que quelque chose ne va pas dans le paradigme traditionnel". Il n'est pas possible de réduire ce qui se passe durant une révolution scientifique à une réinterprétation de données stables et indépendantes, tout d'abord car les données ne sont pas indiscutablement stables puisque chaque observation et interprétation des données présuppose un paradigme. L'homme de science, en vertu d'un paradigme accepté, sait d'avance quelles sont les données du problème, quel instrument et quels concepts peuvent être utilisés pour le résoudre. C'est pourquoi l'interprétation des données ne peut qu'élaborer un paradigme et non le corriger et les changements de paradigmes apparaissent comme des "illuminations", des "éclairs d'intuition" et ne correspondent à aucun des sens habituels du terme "interprétation".
Le point de vue épistémologique ayant le plus souvent guidé la philosophie occidentale depuis trois siècles suggère que l'expérience sensorielle est fixe et neutre, que les théories sont simplement des interprétations, élaborées par l'Homme, de certaines données. En l'absence d'une alternative développée, il nous est difficile d'abandonner cette conception. Pourtant, ce paradigme dominant « n'est plus satisfaisant dans ces résultats et les tentatives faites pour l'améliorer, grâce à l'introduction de quelque langage neutre d'observation, semblent sans espoir".
La création d'un langage d'observation neutre mettrait en œuvre un grand nombre de suppositions concernant la nature et ne réussirait plus à fonctionner dès lors que ces suppositions se révéleraient fausses. L'auteur site Nelson Goodman : " il est heureux que rien d'autre que les phénomènes dont l'existence est connue ne soit en cause ; car la notion de cas possibles, de cas qui n'existent pas mais auraient pu exister, est loin d'être claire". 

Commentaire 1 : Ceci nous renvoie à l'ouvrage de Wittgenstein "On certainty", où ce dernier déclare au paragraphe 24 "A doubt about existence only works in a language game" et au paragraphe 36 " « A » is a physical object [...] is an instruction about the use of words".

Dans ces conditions, les scientifiques ont raison "quand ils traitent l'oxygène, les pendules (et peut-être aussi les atomes et les électrons) comme les éléments fondamentaux de leur expérience immédiate". Ceci est vrai en vertu de l'acquis de leur culture, de leur profession, acquis qui est incorporé au paradigme. " Tout ceci semblera peut-être plus raisonnable si nous nous rappelons que ni les scientifiques ni les autres Hommes n'apprennent à voir le monde fragmentairement, un objet après l'autre"

Commentaire 2 : On retrouve ici encore un parallèle avec la philosophie du langage et le holisme épistémologique de Quine. 

Enfin, l'auteur souligne tout de même, fidèle à une approche réaliste par principe, que "quoi que voie l'Homme de science après une révolution, il regarde malgré tout le même monde. Si, dans les manipulations, quelque chose a changé, le changement se situe soit dans leur rapport avec le paradigme, soit dans leurs résultats concrets".
La dernière phrase de la page 181 et inexplicablement tronquée. Est-ce aussi le cas dans votre propre exemplaire ?

Chapitre 10 : Caractère invisible des révolutions.

L'image que les scientifiques et le grand public se font de l'activité scientifique créatrice est en majeure partie tirée des manuels, des ouvrages de vulgarisation et des travaux scientifiques qui se modèle sur eux. Or, ces sources tendent à systématiquement occulter l'existence et la signification des révolutions scientifiques. Ces trois catégories ont une chose en commun : elles se réfèrent à un ensemble déjà organisé de problèmes, de données et de théories, qui constituent le paradigme dominant, et qui exposent donc un résultat stable issu des révolutions passées. C'est la domination qu'exercent ces textes sur une science adulte qui fixe la différence entre son schéma de développement et celui des autres disciplines non scientifiques. Si la science paraît surtout cumulative, c'est que les manuels et la tradition historique qu'ils impliquent doivent être réécrits après chaque révolution, ce qui tend à montrer le passé comme un développement linéaire vers un état actuel donc privilégié. L'auteur indique que ce type de pensées antihistorique et propre aux groupes scientifiques et cite Whitehead : " une science qui hésite a oublier ses fondateurs est perdue". Les scientifiques considèrent d'ailleurs rétrospectivement leurs propres recherches comme linéaires et cumulatives.
Par exemple, Newton a écrit que Galilée avait découvert que la force constante de la gravité produit un mouvement proportionnel au carré du temps. Cela revient à attribuer à Galilée une réponse à une question que ses paradigmes ne permettaient pas de poser. La phrase de Newton, cache donc l'effet d'une reformulation minime mais révolutionnaire des questions que les scientifiques se posaient sur le mouvement et aussi des réponses qu'ils étaient prêt à accepter. Kuhn pose alors la question rhétorique suivante : "l'accélération constante produite par une force constante est-elle un simple fait que les spécialistes de la dynamique ont toujours cherché à connaître ? Ou n'est-ce pas plutôt la réponse à une question qui s'est posée pour la première fois avec la théorie de Newton et à laquelle cette théorie a pu répondre grâce à l'ensemble de connaissances disponibles avant que la question ne soit posée ?" Ainsi, les théories transforment l'information préalablement accessible en faits qui n'existaient pas dans le cadre du paradigme précédent. C'est-à-dire que les théories n'évoluent pas par morceaux pour s'adapter à des faits qui auraient été là tout le temps.

Chapitre 11 : Résorption des révolutions.

Dans ce chapitre, on se demande quels sont les processus par lesquels un nouveau candidat au titre de paradigme remplace son prédécesseur, comment les tenants du nouveau paradigme convertissent-ils tous les membres de leur profession à leur manière de voir le monde et qu'est-ce qui pousse le groupe a abandonner une tradition de recherche normale en faveur d'une autre ? L'auteur commence par rappeler que le but de la science normale est de résoudre des énigmes et non de vérifier le paradigme. La mise à l'épreuve de ce dernier se produit seulement après que des échecs répétés pour résoudre une énigme importante aient donné naissance à une crise. Kuhn présente les deux écoles philosophiques principales concernant l'établissement des théories scientifiques : Les vérificationnistes probabilistes se demandent quel est le degré de probabilité d'une théorie à la lumière des faits actuellement prouvés (car il est impossible d'effectuer tous les tests qui pourraient vérifier une théorie) tandis que les réfutationnistes (Karl Popper) trouvent plus logique de mettre à l'épreuve la théorie par des expériences cruciales, dont les résultats amènent ou non au rejet de cette dernière. Si la première position ne tient pas pour des raisons logiques, on doit également renoncer à la seconde, car c'est justement le caractère imparfait de la coïncidence entre la théorie et les données qui donne naissance aux énigmes caractérisant la science normale. S'il fallait rejeter la théorie à chaque fois que cette coïncidence était impossible à établir, aucune théorie ne pourrait se développer. La logique sous-jacente à la recherche scientifique est un mélange de ces deux positions : la réfutation de Popper permet de faire surgir des paradigmes concurrents mais elle ne se produit pas dès l'émergence d'une anomalie. C'est au contraire un procès séparé et subséquent qui pourrait aussi bien être appelé vérification puisqu'il consiste à faire triompher un nouveau paradigme sur l'ancien. Toutes les théories ayant eu une importance historique ont été d'accord avec les faits, c'est pourquoi il n'y a pas de sens à dire que la vérité comme vérification est établie par l'accord des faits avec la théorie.
Comment alors effectuer le remplacement d'un paradigme par un autre, s'il est illusoire de choisir celui qui s'adapte le mieux aux faits ? L'hypothèse de choisir celui qui résout le plus de problèmes est d'emblée rejetée car un tel compte des problèmes est impossible puisque les adeptes de paradigmes concurrents ne s'entendent jamais sur la définition même de ce qu'est la norme des questions scientifiques et de leurs solutions : c'est la définition de l'incommensurabilité. "La concurrence entre paradigmes n'est pas le genre de bataille qui puisse se gagner avec des preuves". Remarquons ici que les nouveaux paradigmes, issus des anciens, s'incorporent une grande partie du vocabulaire et de l'outillage tant conceptuel que pratique de ces derniers, sans pour autant qu'ils fassent de ces emprunts exactement le même usage. La communication à travers la ligne de partage révolutionnaire entre deux paradigmes incommensurables est toujours partielle et entravée. Par exemple, les hommes qui traitèrent Copernic de fou parce qu'il prétendait que la Terre tournait n'avait ni simplement tort ni tout à fait tort. Car en effet, lorsqu'ils disaient "Terre", ils entendaient "position fixe", c'est-à-dire que leur Terre ne pouvait pas bouger. L'innovation de Copernic consista donc largement à faire adopter une nouvelle manière de considérer les problèmes de physique et d'astronomie, laquelle changeait nécessairement le sens des mots "Terre" et "mouvement". "Sans ces changements, la notion d'une terre qui tournait était une folie". C'est pourquoi les adeptes de paradigmes concurrents se livrent à leurs activités dans des mondes différents et voient donc des choses différentes quand ils regardent dans la même direction à partir du même point. Cela ne signifie pas qu'il peuvent voir tout ce qui leur plaît, car quand les scientifiques issus de deux  paradigmes différents regardent le monde, ce qu'ils regardent n'a pas changé, mais ils voient les choses dans un rapport différent les unes aux autres. Ainsi, pour pouvoir communiquer complètement, l'un ou l'autre des groupes doit faire l'expérience de la conversion appelée changement de paradigme.
C'est pourquoi, globalement, "une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convaincant les opposants et en leur faisant entrevoir la lumière, mais plutôt parce que ses opposants mourront un jour et qu'une nouvelle génération, familiarisée avec elle, paraîtra" comme le dit Max Planck dans son autobiographie scientifique. Car en effet, dans ce domaine il ne s'agit ni de preuves ni d'erreur, la conversion à un nouveau paradigme est essentiellement un acte de foi et concerne des techniques de persuasion dans une situation où toute preuve est impossible. Il n'y a donc pas de réponse unique et uniforme au problème de l'argument scientifique. Les critères de basculement peuvent dépendre de particularités autobiographiques ou personnelles (par exemple l'adoration du Soleil qui contribua à faire de Kepler un adepte de Copernic) ou de préférences esthétiques (théorie "plus élégante"). Bien sûr, un nouveau paradigme peut triompher s'il fournit une précision quantitative meilleure que celle de son concurrent traditionnel, comme ce fut le cas avec les succès de la loi des radiations de Planck et de l'atome de Bohr, même si en considérant la physique dans son ensemble, ces deux lois créaient plus de problèmes qu'elles n'en résolvaient. Plus rarement, un nouveau paradigme peut également être adopté si il permet de prédire des phénomènes restés entièrement inaperçus dans le cadre de l'ancien : ce fut le cas de l'optique ondulatoire, lorsque Fresnel pu démontrer l'existence d'une tâche blanche au centre de l'ombre d'un disque circulaire, impossible à prévoir par l'optique corpusculaire. En bref, l'adoption d'un nouveau paradigme est fondée sur la confiance en ses possibilités futures et non sur son aptitude directe à résoudre les problèmes actuels.

Chapitre 12 : La révolution, facteur de progrès.

Dans ce dernier chapitre, Kuhn se demande pourquoi la science semble progresser régulièrement alors que ce n'est pas le cas de l'art, de la politique ou de la philosophie. Pour répondre à cette question, il propose de se baser sur un renversement sémantique : le terme "science" est en fait réservé à des domaines qui progressent régulièrement et nettement. Les notions de science et de progrès sont inextricablement liées par leur définition même. Par exemple, dans l'Antiquité et jusqu'au début des temps modernes, la peinture était considérée comme la discipline cumulative par excellence car son but était la représentation. De fait, il n'y avait à cette époque, en particulier à la Renaissance, que peu de différences entre les sciences et les arts. Ce n'est que lorsque la peinture et la sculpture renoncèrent à la simple représentation que la séparation que nous connaissons aujourd'hui prit son ampleur. Notons également que si la science et la technologie semblent profondément liées, c'est parce que le progrès est un attribut évident de ces deux secteurs. "Une spécialité progresse-t-elle parce qu'elle est une science ou est-elle une science parce qu'elle fait des progrès ?". C'est donc la définition du mot progrès qu'il faut préciser : pour un groupe uni par une activité et un paradigme commun, le résultat du travail créateur réussi est un progrès. Si d'aucuns considèrent que la philosophie, par exemple, ne fait aucun progrès c'est qu'il existe toujours des écoles concurrentes dont chacune remet constamment en question les fondements des travaux des autres. On prétendra par exemple que la philosophie n'a pas fait de progrès car il y a encore des aristotéliciens, mais on ne dira pas que la doctrine aristotélicienne n'a pas progressé.
Cependant, c'est seulement en période de science normale que le progrès semble certain et évident. Cela étant, il est par définition impossible que le groupe scientifique considère autrement le fruit de son travail. L'adoption d'un paradigme commun, donc l'absence d'écoles concurrentes, rend le progrès de la science normale plus manifeste que celui des autres domaines. Un deuxième facteur de progrès rapide vient de ce que la production scientifique est exclusivement adressée à la communauté. Les chercheurs n'ont que faire de l'avis des non spécialistes concernant leur travail, ce qui leur permet de tenir un ensemble de normes pour acquis donc de résoudre plus rapidement les énigmes. Ceci facilite également l'apprentissage des étudiants scientifiques qui, à la différence des étudiants en philosophie, n'ont pas à faire face à diverses solutions concurrentes et incommensurables, parmi lesquelles ils doivent eux-mêmes juger. L'étudiant en physique peut largement se dispenser de la lecture des œuvres de Newton, Faraday, Einstein ou Schrödinger puisque leurs travaux sont résumés sous une forme plus courte, plus précise et plus systématique dans les manuels modernes. Ce type d'enseignement se révèle extrêmement efficace, bien qu'il soit plus étroit et rigide que n'importe quel autre, "à l'exception peut-être de la théologie orthodoxe". Ainsi éduqué, l'Homme de science se révèle particulièrement efficace pour résoudre des énigmes dans le cadre de la tradition de la science normale et aussi très bien équipé pour faire naître des crises ayant un sens, mais pas nécessairement pour trouver de nouvelles manières d'aborder les problèmes.
Par ailleurs, puisque une révolution se termine par la victoire de l'un des camps opposés, son résultat doit nécessairement être considéré comme un progrès par la communauté qui est alors chargée de s'assurer, via l'éducation, que les générations futures du groupe verront sous ce jour l'histoire de ces changements. C'est pour cette raison qu'il n'y a dans la vie scientifique aucun équivalent au musée artistique ou à la bibliothèque de classiques, quitte à ce que l'histoire soit distordue et qu'elle apparaisse systématiquement comme un progrès linéaire. L'auteur précise lui-même que la comparaison avec 1984 de George Orwell n'est pas absolument aberrante.
Ce ne sont pourtant pas là les seules raisons du progrès scientifique. La raison principale vient de ce que le pouvoir de choisir entre différents paradigmes est remis entre les mains de communautés restreintes extrêmement particulières, au point de n'être apparues dans l'histoire de l'humanité, qu'au sein des civilisations descendantes de la Grèce hellénique. Ce groupe de scientifiques "ne peut pas être tiré au hasard dans la société", il faut qu'ils appartiennent au cercle défini de ceux qui partagent la même activité professionnelle, sous la règle stricte, quoique non écrite, de ne pas faire appel en matière de science aux chefs d'État ou à la masse du public. "Les membres du groupe, en tant qu'individus et en vertu de leur formation et de leur expérience commune, doivent être considérés comme les seuls connaisseurs des règles du jeu ou d'un critère équivalent de jugement sans équivoque". Douter de ces critères mettrait en péril l'unité de la science. Le groupe ainsi constitué "est un instrument remarquablement efficace pour porter à leur maximum le nombre et la précision des problèmes résolus par le changement de paradigme".
Après une révolution, la science augmente son degré de précision, de spécialisation et de profondeur mais ne croît pas nécessairement en étendue. Il faut donc abandonner la notion de progression vers la vérité. En fait, la science n'est pas un processus d'évolution vers quoi que ce soit et il faut la considérer comme une évolution à partir de ce que nous savons plutôt que comme une évolution vers ce que nous désirons savoir. Cela revient à éliminer toute conception téléologique. « Le résultat net d'une succession de ces sélections révolutionnaires, séparées par des périodes de recherche normale, est l'ensemble d'instruments remarquablement adaptés que nous appelons la connaissance scientifique moderne. Les stades successifs de ce processus de développement sont marquées par une augmentation de l'élaboration et de la spécialisation". Le processus dans son ensemble, quant à lui, se déroule sans orientation vers un but précis. En conclusion, l'auteur remarque que pour prospérer, ce n'est pas seulement le groupe scientifique qui doit être particulier, peut-être le monde dont ce groupe fait partie doit-il aussi posséder quelque caractéristique spéciale. Cette question reste ouverte.

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