mercredi 25 avril 2018

Thomas Kuhn, "La structure des révolutions scientifiques" : commentaires et notes de lecture 1/2.

Thomas Kuhn, changement de paradigme.
Attention : changement de paradigme en vue.
Notes et commentaires de lecture pris à la volée lors de la découverte de ce classique de l'histoire des sciences. Simple et rapide à lire, il offre une première alternative efficace à la vision positiviste universitaire.
T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques,  trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1983.

Introduction :  un rôle pour l’histoire  (p.17) :

Pour commencer, quelques citations marquantes :
« L'histoire si on la considérait comme autre chose que des anecdotes ou des dates pourrait transformer de façon décisive l’image de la science dont nous sommes actuellement empreints. Cette image a été tirée en grande partie, même par les scientifiques, de l’étude des découvertes scientifiques, telles qu’elles sont rapportées dans les classiques et plus récemment dans les manuels où chaque nouvelle génération scientifique apprend la pratique de son métier. Il est cependant inévitable que le but de tels livres soit de persuader et d’instruire ; le concept de science qu’on en tirerait n’a pas plus de chances de refléter la recherche qui leur a donné naissance que n’en aurait l’image d’une culture nationale tirée d’un prospectus de tourisme ou d’un manuel de langue. Cet  essai se propose de montrer qu’ils nous ont égarés sur des points fondamentaux et d’esquisser de la science la conception toute différente qui se dégage du compte rendu historique de l’activité de recherche elle-même. Pourtant, même en partant de l’histoire, ce nouveau concept ne se révélera pas de lui-même si en cherchant et dépouillant les données historiques, on continue à s’assigner pour but de répondre aux questions posées par les conceptions stéréotypées et a-historiques que l’on tire des manuels scientifiques. Ceux-ci par exemple, semblent souvent sous-entendre que la contenu de la science se limite aux seules observations, lois et théories décrites dans leurs pages. Avec une régularité presque aussi grande, on fait dire à ces livres que les méthodes scientifiques sont uniquement celles qui sont illustrées par les techniques expérimentales utilisées pour obtenir les faits décrits dans les manuels, ainsi que les opérations logiques effectuées pour rattacher ces faits aux généralisations théoriques du manuel. Il en résulte une conception de la science comportant des implications profondes sur sa nature et son développement.»(p.17)

(p.19)« Plus ils [les historiens, ndlr] étudient de près par exemple la dynamique aristotélicienne, la chimie du phlogistique ou la thermodynamique calorique, plus ils ont la certitude que ces conceptions de la nature qui furent courantes en leur temps n’étaient, dans l’ensemble, ni moins scientifiques ni davantage le produit de l’idiosyncrasie humaine que celles qui sont courantes aujourd’hui. » idiosyncrasie = comportement particulier, propre à celui-ci, d'un individu face aux influences de divers agents extérieurs.

(p.21) « La recherche réelle ne commence guère avant qu’un groupe scientifique estime qu’il est en possession de réponses solides à des questions telles que : quelles sont les entités fondamentales dont l’univers est composé ? Comment réagissent-elles entre elles et agissent-elles sur les sens ? Quelles questions peut-on légitimement se poser sur de telles entités et quelles techniques employer pour chercher des solutions ? Pour les sciences développées tout au moins, des réponses (ou des substituts des réponses) aux questions de ce genre sont fermement intégrées à l’initiation qui prépare l’étudiant et lui donne accès à la pratique professionnelle. C’est parce que cette éducation [l’éducation scientifique, NDLR] est à la fois rigoureuse et rigide que ces réponses en arrivent à avoir une emprise profonde sur l’esprit des scientifiques, et cette emprise est l’une des grandes raisons de l’efficacité particulière de l’activité normale de recherche et de la direction dans laquelle elle se développe à tel moment donné. » 

Chapitre 1 : L’acheminement vers la science normale.

Une science se définit par l'existence d'un paradigme, c'est-à-dire un ensemble de fondements acquis par le groupe scientifique et qui ne sont plus ni contestés ni remis en question, permettant alors d'aborder des problèmes plus abstraits, plus subtils et plus "ésotériques" (ce dernier terme est utilisé par Kuhn lui-même). À la page 40, on trouve une illustration de cet état de choses : l'efficacité et le rendement de la recherche qui bénéficie d'un paradigme augmentent "comme pour prouver une version sociale de la profonde maxime méthodologique de Francis Bacon : " la vérité émerge plus facilement de l'erreur que de la confusion." (voir Novum Organum (1620) par Francis Bacon, philosophe et scientifique empiriste anglais du XVIIème siècle)".
À partir de là, les scientifiques n'écrivent plus de livres dans lesquels ils rappellent les fondements de leur discipline, mais communiquent entre eux via des articles, ce qui est à la fois la cause et la conséquence d'une spécialisation accrue, c'est-à-dire d'une efficacité supérieure dans la résolution de nouveaux problèmes scientifiques. Tout au long de ce chapitre, Kuhn prend l'exemple du développement de l'électricité au XVIIIe siècle et du livre fondateur de ce paradigme, "Expériences et observations faites sur l'électricité" de Benjamin Franklin (1750). L'acquisition d'un paradigme, donc d'une forme de consensus collectif parmi les scientifiques, et un signe de maturité d'un domaine scientifique.
Kuhn précise que dans cet essai, le terme "science normale" désigne la recherche effectuée à l'aune d'un paradigme donné, c'est-à-dire un ensemble d'accomplissements scientifiques que le groupe considère comme suffisants pour fournir le point de départ d'autres travaux. Avant l'apparition des manuels scientifiques, certains textes classiques ont joué ce rôle. Citons par exemple la "Physique" d'Aristote, "l'Almageste" de Ptolémée, "l'Optique" et les "Principia" de Newton.

Chapitre 2 : La nature de la science normale.

Un paradigme est un travail fait une fois pour toutes. On lit p.46 que « les paradigmes gagnent leur rôle privilégié parce qu’ils réussissent mieux que leurs concurrents à résoudre quelques problèmes que le groupe de spécialistes est arrivé à considérer comme aigus ». Mais « réussir mieux » ne signifie nullement réussir à résoudre totalement un problème spécifique donné ni même résoudre correctement un grand nombre de problèmes. Le succès d’un paradigme est au départ une promesse de succès. La science normale consiste à réaliser cette promesse en affinant ces problèmes sélectionnés par le paradigme. Ainsi, c’est essentiellement à des opérations de nettoyage que se consacrent la plupart des scientifiques durant leur carrière : c’est l’activité essentielle de la science normale, dont le but est d’aboutir à une articulation fluide des phénomènes et théories que le paradigme fournit. La science normale consiste donc à « forcer la nature à se couler dans la boîte préformée par le paradigme » et non à découvrir de nouveaux phénomènes. Ceux-ci passent d’ailleurs généralement inaperçus lors des relevés expérimentaux car les scientifiques, en période de science normale, n’ont pas pour but d’inventer de nouvelles théories et manifestent souvent de l’intolérance envers ces dernières lorsqu’elles sont proposées par leurs collègues.
Si les domaines explorés par la science normale sont minuscules, que « son champ visuel est restreint », cette attention concentrée sur un ensemble limité de problèmes permet une précision et une profondeur dans l’étude de la Nature qui ne serait pas atteignable autrement.
Kuhn propose ensuite un classement des problèmes constituant la science normale. Il commence par répertorier ceux ayant traits aux faits expérimentaux consignés dans les articles spécialisés, qui sont essentiellement de trois sortes.
1) Collecter les faits qui, d’après le paradigme, révèlent particulièrement bien la nature du réel. Ceci nécessite la mise en place de méthodes précises, sûres et de grande portée. Ex : En astronomie, mesure de la position de la magnitude des étoiles, périodes des éclipses.

2) Collecter les faits directement comparables à la théorie. Ces problèmes sont plus rares car ils nécessitent le recours à de nombreuses approximations, en particulier lorsque la théorie est très mathématique. Ex : la relativité générale d’Einstein, ou la machine d’Atwood, mise au point un siècle après les Principia afin de vérifier la seconde loi de Newton.

3) Travaux empiriques destinés à ajuster la théorie et à résoudre les ambiguïtés résiduelles. C’est la catégorie la plus importante. Ex : déterminer les constantes universelles comme G. Le paradigme précède l’interprétation et la collecte des faits car il oriente efficacement ces dernières. De cette manière, un paradigme qualitatif permet d’établir des lois quantitatives.

Les travaux théoriques, qui servent entre autres à la prédiction, posent des difficultés énormes pour trouver des points de contact entre les lois et la Nature.  Ex : à la base, le paradigme de la mécanique Newtonienne n’avait pas d’applications terrestres concrètes et servait majoritairement à décrire le mouvement des planètes. Pour avoir les renseignements particuliers qu’exigeaient de telles applications, il fallut concevoir des outils très perfectionnés comme les télescopes, la machine d’Atwood, ou l’appareillage de Cavendish. 

Par ailleurs, l’application des lois de Newton à l’oscillation d’un pendule nécessita une approximation importante : celle de la masse ponctuelle, qui permit de considérer un pendule de longueur fixée et définie simplement. Ce type d’approximation limite la précision de la concordance entre la théorie et les vérifications expérimentales. Newton, dans l’application de ses lois au mouvement des planètes, ne considère que l’attraction Soleil-planète et néglige l’interaction mutuelle entre planètes. Etablir et résoudre les équations du mouvement de plus de deux corps s’attirant simultanément, afin d’étudier la stabilité des orbites perturbées fut un problème qui occupa les meilleurs mathématiciens du XVIIIème et XIXème siècle. Les outils mathématiques ainsi développés par Gauss, Laplace ou Euler, permirent d’améliorer le paradigme newtonien tout en trouvant des applications théoriques et pratiques dans d’autres domaines et n’auraient pu être inventés sans la nécessité de raffinement imposée par les approximations originellement employées.
Ce genre de développement permet de passer du qualitatif au quantitatif en reformulant le paradigme i.e. en le clarifiant. Euler, Lagrange, Hamilton reformulèrent la mécanique d’une manière équivalente mais plus satisfaisante sur le plan logique et esthétique (c’est la mécanique dite analytique, Lagrangienne ou Hamiltonienne). Ce type de travaux est aussi expérimental que théorique et vise à préciser le paradigme car ils permettent des mesures qui, en retour, enrichissent la théorie.

Chapitre 3 : La science normale. Résolution des énigmes.

La science normale ne se préoccupe que très peu de la nouveauté. Si un résultat n’entre pas dans la marge étroite fixée par le projet propre au paradigme, on considère qu’il s’agit d’une erreur due au chercheur. Ainsi, des résultats inutilisables car trop hétérogènes ou présentés de manière trop obscure ne sont pas utilisés pour élaborer le paradigme et restent à l’écart. Plus important encore : le projet de recherche sur lequel se fonde le paradigme n’a pas pour but d’aboutir à la nouveauté ou à l’inattendu, mais à la clarté, à la solidité, à la répétabilité afin d’augmenter la portée et la précision de l’application du paradigme. La nouveauté réside ailleurs : mener à sa conclusion un problème de recherche normale consiste à trouver une voie neuve pour parvenir à ce que l’on prévoit. Ce qui implique la résolution d’énigmes sur le plan instrumental, conceptuel, mathématique. Le chercheur qui y réussit « se révèle être un expert pour la résolution de ces énigmes (« puzzles » en anglais) et le défi posé constitue une part importante de sa motivation » et chacune d’entre elles représente autant d’occasions de démontrer son ingéniosité ou son habileté.
Le critère d’une bonne énigme n’est pas tant l’importance des conséquences de sa résolution que le fait même d’avoir une solution. Chercher un remède contre le cancer ou pour une paix durable dans le monde ne constitue pas une bonne énigme car rien ne garantit l’existence d’une solution à ces problèmes.  Un paradigme permet de choisir des problèmes dont on peut supposer qu’ils ont une solution et la communauté ne considèrera comme scientifiques que ce type de problèmes. Les autres seront rejetés s’ils sont d’ordre métaphysique ou trop problématiques pour valoir la peine d’y passer du temps. Un paradigme peut tenir les scientifiques à l’écart de problèmes d’importance sociale car ils ne sont pas réductibles aux données d’une énigme, i.e. ils ne se posent pas en termes compatibles avec les outils conceptuels du paradigme. C’est l’une des raisons de la progression rapide de la science normale : les spécialistes se concentrent sur des problèmes que seul leur manque d’ingéniosité les empêche de résoudre.
Le chercheur est poussé par la motivation à résoudre des problèmes qui le révèleront plus habile, là où d’autres ont échoué ou que personne n’a encore résolus. De tels problèmes, pour être qualifiés d’énigmes, doivent répondre à des règles qui posent la nature des solutions acceptables et délimitent les étapes pour y parvenir, de la même manière que dans les mots croisés ou le jeu d’échecs. Pour cette raison, et la théorie et les mesures expérimentales doivent être suffisamment précises, reproductibles et corrélées entre elles. Certaines de ces règles sont d’ordre métaphysique  autant que méthodologique (ex : d’après Descartes (1630) l’univers doit être composé de corpuscules (métaphysique) et les lois doivent expliciter les interactions entre ces corpuscules (méthode)) et permettent alors de réduire le nombre de problèmes à un cercle restreint d’énigmes que l’on peut aborder avec l’assurance d’en trouver une solution cohérente à la lumière de ces présupposés. 

Chapitre 4 : Priorité des paradigmes.

Il est plus aisé, du point de vue de l’historien d’une part et du scientifique d’autre part, de déterminer les caractéristiques d’un paradigme que les règles dont nous avons parlé au chapitre précédent. Les Hommes de sciences ont en effet parfois des divergences sur la nature particulière des solutions proposées aux énigmes et ce qui leur confère une valeur permanente. L’absence d’interprétation unique au sein de la communauté n’est donc pas un obstacle à ce qu’un paradigme dirige les recherches du groupe. Comment, alors, les scientifiques parviennent-t-ils à unifier leur recherche sous l’égide d’un paradigme, sans que celui-ci puisse mettre au jour des règles claires de résolution des énigmes ? Kuhn cite Michael Polanyi en avançant l’hypothèse d’une connaissance tacite qui s’acquiert par la pratique sans pour autant pouvoir être formulée explicitement. Kuhn cite également l’exemple suivant : pour Wittgenstein, les catégories « jeux », « chaises » ou « tables » sont des familles naturelles, c’est-à-dire que les objets qui les composent sont mis en relation via un réseau de ressemblances dont l’existence immanente suffit à assurer la distinction. Dans le cas où ces familles ne seraient pas naturelles, elles se fondraient graduellement l’une dans l’autre et seraient alors systématiquement identifiables par les caractéristiques communes que partageraient les objets qui les composent. Mais ce n’est pas le cas, et il est bien possible qu’il en aille de même pour l’activité de science normale. Les problèmes et techniques de recherche n’ont pas besoin d’être traversés par un nombre donné de règles et d’hypothèse explicites mais peuvent au contraire se trouver déployés efficacement dans la science normale par simple ressemblance ou conformité avec d’autres problèmes et techniques. Car en effet, il est fréquent que les scientifiques n’aient pas besoin d’un ensemble complet de règles pour exercer leur activité de manière cohérente, bien qu’un tel ensemble puisse être mis en évidence par une étude historique ou philosophique ultérieure. Partant de l’observation que les scientifiques ne se demandent que rarement ce qui légitime tel problème ou telle solution, il conclue d’une part que ceux-ci doivent au moins connaître intuitivement la réponse, ou qu’ils estiment qu’elle ne fait pas partie de leur recherche. Il avance enfin que les paradigmes puissent être « antérieurs, plus contraignants et plus complets que n’importe quel ensemble de règles que l’on pourrait en abstraire sans équivoque » (p.75)

Commentaire de lecture : une telle conception rappelle en particulier la notion d’obvie présente dans la pensée de Quine i.e. un ensemble de règles de langage (donc de théorie) qu’il est exclu ou absurde de questionner et qui permettent de fonder un rapport au réel stable, à la manière d’une axiomatique immanente. Ce parallèle est d’autant plus significatif qu’il est développé chez Kuhn à partir des considérations de Wittgenstein, dont la deuxième partie de l’œuvre propose des conclusions similaires à celles de Quine.  

Depuis les problèmes basiques abordés par les étudiants de première année, jusqu’à ceux, moins riches de précédents, rencontrés lors d’une thèse de doctorat, la résolution des énigmes se fait toujours sur la base de l’analogie avec des réussites antérieures. Les discussions conscientes et rationalisées à propos des fondements des règles de résolution apparaissent au moment où les paradigmes sont susceptibles de changer. C’est pourquoi la science apparaît comme une structure fortuite et dénuée de cohérence entre ses différentes branches.
Kuhn termine ce chapitre en prenant l’exemple du paradigme de la mécanique quantique : il ne s’agit pas du même paradigme selon qu’il est vu à travers le prisme de la chimie moléculaire ou de la physique des solides. En parlant de la même particule, deux scientifiques issus des domaines précités la considèrent à travers leurs formations personnelles et habitudes de travail respectives, à travers leur expérience propre de la résolution des problèmes. Un même paradigme peut donc déterminer simultanément plusieurs traditions de science normale. 

Chapitre 5 : Anomalie et apparition des découvertes scientifiques.

Au début de ce chapitre, Kuhn clarifie la chose suivante : l'activité de science normale, elle, est une entreprise cumulative. Son but est donc d'étendre régulièrement en portée et en précision la connaissance scientifique et non de découvrir quelques nouveautés que ce soit. Pourtant, étant donné que la recherche scientifique fait régulièrement des découvertes, cela signifie donc que la recherche dans le cadre d'un paradigme est une manière particulièrement efficace d'amener ce paradigme à changer. L'objectif de ce chapitre est de comprendre comment ces changements se produisent. Kuhn annonce d'emblée que la distinction entre découverte et invention est excessivement artificielle et qu'elles ne sont pas des événements isolés mais des épisodes prolongés dont la structure se reproduit régulièrement. Toute découverte commence par une anomalie, c'est-à-dire par une absence de concordance entre des résultats obtenus et ceux attendus dans le cadre d'un paradigme donné. Ainsi, au départ, le fait nouveau n'est pas tout à fait un fait scientifique
Pour illustrer son propos, l'auteur utilise d'abord l'exemple de la découverte de l'oxygène. Il montre que non seulement au moins 3 savants peuvent légitimement y prétendre entre 1770 et 1780 (par ordre chronologique : Scheele, apothicaire suédois, Priestley, homme de science et de religion britannique, et Lavoisier, scientifique français) sans que l'examen historique puisse les départager à coup sûr, mais qu'en plus, étant donné que le progrès de la science normale avait longuement préparé la voie, de diverses manières, à l'apparition des concepts théoriques et pratiques qui permirent de mettre en évidence ce gaz, il est impossible d'en fixer précisément une date de découverte. Ceci s'explique par le fait que le vocabulaire employé pour en parler n'est pas adapté car il laisse supposer un acte simple et unique (" l'oxygène a été découvert") comparable au concept de vision. La découverte n'est pas un genre de processus pour lequel la question scientifique est posée correctement, c'est pourquoi il est presque toujours impossible d'en préciser le moment exact ainsi que l'auteur. C'est seulement dans le cas où les catégories conceptuelles adéquates sont prêtes d'avance (le phénomène n'est alors pas d'un genre nouveau) qu'il est possible de découvrir sans effort, ensemble, et en un instant l'existence du phénomène et sa nature.
Dans tous les cas, il est à noter que "consciemment ou non, la décision d'employer un appareillage particulier d'une manière particulière sous-entend qu'un genre de circonstances seulement se présentera. Sur le plan instrumental comme sur le plan théorique on s'attend à certains résultats [...]". Il s'agit là généralement d'un frein à la prise de conscience une anomalie se présente. Cependant, même si les méthodes de recherche propre à un paradigme restreignent l'étendue des phénomènes accessibles, il serait inconcevable d'abandonner, pour ce motif, les procédés et instruments standard de la recherche normale.
Enfin, l'auteur utilise l'expérience de psychologie de Bruner et Postman (1949) comme métaphore, dans la mesure où elle reflète la nature de l'esprit, du processus de découverte scientifique. La nouveauté en science n'apparaît qu'avec difficulté. Au début on ne perçoit que les résultats attendus et habituels même si les conditions de l'observation sont celles où l'on remarquera plus tard une anomalie. Cependant, puisque le développement de la science passe par un affinement des concepts qui les éloigne de plus en plus de leur signification courante et habituelle ainsi que par une professionnalisation croissante, dont résultent à la fois une restriction du champ de vision et une résistance considérable au changement de paradigme, alors la science devient de plus en plus rigide mais aussi de plus en plus précise et cohérente. L'anomalie n'apparaît donc que sur la toile de fond fournie par le paradigme. "En empêchant que celui-ci soit trop facilement renversé, la résistance garantit que les scientifiques ne seront pas dérangés sans raison et que les anomalies qui aboutissent au changement de paradigme pénétreront intégralement les connaissances existantes." Ceci met en lumière d'une part "la nature fortement traditionnelle de la science normale et d'autre part le fait que cette entreprise traditionnelle prépare parfaitement la voie de son propre changement."

Chapitre 6 : Crise et apparition de théories scientifiques.

Les découvertes ne sont pas les uniques sources de changement de paradigme. De tels changements, cette fois d'une envergure beaucoup plus vaste, résultent également de l'invention de nouvelles théories, bien que la distinction entre découverte et invention ainsi qu'entre faits et théories, soit largement artificielle. L'objectif de ce chapitre est de comprendre comment l'invention de nouvelles théories peut avoir lieu dans l'entreprise de science normale, qui n'est par définition pas orientée vers la nouveauté. La recherche de nouvelles règles vient généralement de l'échec des règles existantes à parvenir aux résultats attendus dans la résolution des énigmes. Kuhn note ainsi que "l'astronomie Ptolémaïque était dans un état scandaleux avant les travaux de Copernic", bien qu'avant elle aucun autre système ancien n'ait aussi bien fonctionné et qu'elle soit encore largement utilisée de nos jours pour des approximations pratiques. Ainsi, à mesure que le temps passait, l'astronomie de Ptolémée vit sa complexité augmenter beaucoup plus vite que son exactitude. L'auteur note cependant que "cette incapacité de l'activité normale technique à résoudre des énigmes n'est évidemment pas le seul élément de la crise astronomique devant laquelle se trouva à Copernic" et qu'une étude approfondie tiendrait également compte, entre autres, de la pression sociale pour une réforme du calendrier qui rendait particulièrement importante l'exactitude de certains problèmes astronomiques. Une nouvelle théorie n'apparaît donc généralement qu'après des échecs caractérisés de l'activité normale de résolution de problèmes, ceux-ci étant souvent tous d'un type connu depuis longtemps, et que l'on pensait déjà résolus ou quasi-résolus. Très souvent on avait déjà partiellement entrevu la solution de chacun de ces problèmes à une époque où il n'y avait pas de crise et on les avait donc ignorés. Kuhn cite par exemple Aristarque, au IIIème siècle avant J.-C. qui devança de 1800 ans Copernic dans la proposition d'une astronomie héliocentrique. Celle-ci ne fut pas retenue car le système géocentrique en place à cette époque ne présentait aucune lacune. En revanche, lorsque Copernic la proposa à la communauté des astronomes, ceux-ci la rallièrent car l'astronomie de Ptolémée n'était pas parvenue à résoudre ses propres problèmes. Il était temps de donner sa chance à une théorie concurrente. "Les philosophes des sciences ont souvent démontré que plusieurs constructions théoriques peuvent toujours être échafaudées pour une collection de faits donnés", cependant en pratique les changements sont rares et les outils fournis par un paradigme sont utilisés aussi longtemps qu'ils permettent de résoudre les problèmes qu'il définit. "Il en est des sciences comme de l'industrie - le renouvellement des outils est un luxe qui doit être réservé aux circonstances qui l'exigent".

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