jeudi 8 août 2019

De l’anthropologie à l’épistémologie II : Emergence et diffusion du naturalisme dans les images et la culture visuelle.


Axonmétrie N°1 : Savane. (Guillaume P., 2019). 
Image utilisée avec l’aimable autorisation de Guillaume, dessinateur et auteur du blog https://jedessinedesanimaux.com/ où vous pourrez retrouver l’intégralité de son travail.
D'un point de vue anthropologique, les images ont la capacité d'anticiper des phénomènes qui n'apparaissent que plus tard sur le plan discursif. L'émergence du naturalisme en occident se repère ainsi dans la peinture dès le XVème siècle alors qu'elle ne s'exprime dans le discours qu'à partir du XVIIe siècle. Voyons comment Descola décèle le changement d’ontologie qui, de l'analogisme au naturalisme, révolutionna la pensée scientifique européenne. 

D’après lui, certaines raisons historiques ont conduit la métaphysique naturaliste à ne s’instituer et se stabiliser qu'une seule fois dans l’histoire de l’humanité. Ce fut en occident, à partir du XVème et jusqu’à nos jours. Dans ce bouleversement, la culture visuelle joua un rôle prépondérant qui conféra à notre ontologie des caractéristiques uniques et notamment son caractère dialectique, qui lui permet d’intégrer la conflictualité et les contradictions [A]. Concrètement, cela se traduit par la coexistence et l’affrontement permanent, au sein du naturalisme, de multiples discours et points de vue opposés sans que n’en soit affectée ni l’unité ni la cohérence du schème dans sa globalité. Une vision héraclitéenne du changement. Mais où mène cette continuelle transformation intellectuelle de l’occident ?

Note : Outre une nouvelle police de caractères, cet article expérimente une écriture non-linéaire « en 2D » avec des scolies (notées [A], [B], [C]) pouvant être lues dans l’ordre imposé par les renvois, ou bien indépendamment. Ou pas lues du tout. Le but étant de simplifier la lecture en allégeant le texte principal.

Les prémisses d'une révolution.

L'année de publication du « Dialogue sur les deux grands systèmes du monde » de Galilée, en 1632, pourrait être posée comme date symbolique du basculement dans la révolution scientifique. On observe en effet à cette période la manifestation la plus visible de l'emprise du naturalisme sur les élites cultivées européenne. Cependant, Descola considère que les prémisses de ce mouvement sont perceptibles dans les images jusqu'à deux siècles plus tôt, au cœur d’une époque encore dominée par l’analogisme [B]. Quelle méthode utilise-t-il pour parvenir à cette conclusion ? 
Il cherche tout d'abord à mettre en évidence dans les représentations picturales les deux caractéristiques qu'il considère comme typiques du naturalisme : à savoir l'intériorité distinctive de chaque humain d'une part et la continuité physique des êtres et des choses dans un espace homogène d'autre part. Une fois ce principe posé, on peut alors remarquer que « ces deux objectifs on reçu un début de réalisation dans la peinture du nord de l'Europe dès le XVème siècle » (Philippe Descola, La composition des mondes, p.255 , Champs essais, Flammarion, 2014).

L'homme au turban rouge, Jan Van Eyck
L'Homme au turban rouge, de Jan Van Eyck (1433), donne tout son sens à l'expression de "peinture d'âme".

On invente en effet à cette époque, en Bourgogne et en Flandre, une nouvelle façon de peindre centrée sur la représentation et l'individuation du sujet humain et de sa physionomie propre, lui-même inséré dans un monde matériel extrêmement détaillé. « Le naturalisme advient ainsi dans les images à travers deux genres inédits : la peinture d'âme, c'est-à-dire la représentation de l'intériorité comme indice de la singularité des personnes humaines, et l'imitation de la nature, c'est-à-dire représentation des contiguïtés matérielles au sein d'un monde matériel et physique qui mérite d'être observé et décrit pour lui-même » (Ibid., p.256)
D'un point de vue anthropologique, les images ont la capacité d'anticiper des phénomènes n'apparaissant que plus tard sur le plan discursif. L'émergence du naturalisme se repère ainsi dès le XVème siècle alors qu'elle ne s'exprime dans le discours qu'à partir du XVIIe siècle. Dans la peinture, typiquement, le regard, la ressemblance au modèle ainsi que la vraisemblance des situations sont particulièrement travaillés. Par contraste, l'imagerie médiévale s'attache peu à représenter finement les individus : il s'agit d'humains génériques et pas encore de personnes. « Parallèlement, l'art manifeste aussi le désir de rendre tangible l'organisation des objets du monde dans un espace cohérent, structuré selon des lois géométriques, qui n’a plus rien à voir avec l'espace symbolique de la plus grande partie de l'imagerie médiévale ». (Ibid., p.273) 
Cette dernière était en effet dominée par une organisation et une représentation hiérarchique des éléments selon leur importance théologique dans une scène sacrée.  
Détail de la tenture de l’Apocalypse commandée en 1375 par le Duc d'Anjou. Les personnages sont génériques et l'espace n'est pas encore mathématisé.
À partir de l'âge classique en revanche, la place et la dimension des éléments sont soumises aux lois de la géométrie dans un référentiel purement mathématique. 

Ceci marque, dans les images, un changement dans la composition du monde qui n'est pas encore présent dans le discours. Pour cette raison, Descola pense que le naturalisme a d'abord émergé dans l'imagerie avant de se propager aux autres domaines de la pensée et de l'action [C]. « Ce bouleversement de la culture visuelle qui s'est diffusé de façon épidémique dans les ateliers des enlumineurs et des peintres a rendu ostensibles des continuités et des discontinuités entre les êtres qui furent par la suite exploitées de façon discursive dans la philosophie, dans la théologie, etc ... » (Ibid., p.273)

Jean Perréal
Représentation d'Anne de Bretagne peinte par Jean Perréal  (Connu entre 1483 et 1530). La fin du XVème siècle Français donne encore à voir des personnages génériques et des perspectives hasardeuses.
La Vierge du chancelier Rolin, par Jan Van Eyck (1435) montre, par contraste avec l'image précédente, toute l'avance prise par la peinture hollandaise en termes de détails dans l'expression des personnages et dans la représentation de l'espace.

Évolutions et dépassements du naturalisme classique.

De la même manière, Descola analyse la corrélation entre l'abandon de ces codes visuels et l'ébranlement contemporain du naturalisme, depuis le début du XXème siècle. Il prend pour exemple la transformation, dans la culture visuelle, du statut d'exception de l'homme comme sujet et l'apparition du nouveau paradigme matérialiste selon lequel l'esprit est une propriété émergente de la matière organisée. Selon cette conception, l'âme, la subjectivité ou l'intériorité sont des produits du corps physique et non pas des choses en soi dotées d'une réalité propre. Ce type de réductionnisme a connu diverses formulations depuis le matérialisme classique du XVIIIème siècle jusqu'à la philosophie de l'esprit contemporaine [A]. Il en résulte une remise en question de l'un des deux piliers du naturalisme : le caractère distinctif de l'intériorité humaine. Dans le même mouvement, l'autre pilier se trouve renforcé : « désormais, tout est physicalité, tout est nature, y compris l'esprit humain » (Ibid., p.274). 
On peut ainsi distinguer les métamorphoses modernes de cette dialectique corps/esprit dans la peinture hollandaise dès la seconde moitié du XVIIème siècle. On y trouve en germe les formes primitives de représentations nouvelles, annonciatrices des tendances philosophiques, biologiques, et psychologiques à venir. Ces images mettent en évidence une transformation du rapport au monde dont l’éclosion était déjà à l’œuvre dans divers domaines de l’expérience collective. Dans ce travail pictural se donne à voir un ensemble de dispositions proto-conceptuelles inédites, qui précèdent le discours et le rendent possible. Un terreau fertile et précurseur, encore en deçà de la conscience réflexive, mais dont les potentialités allaient être largement actualisées par la suite, dans le travail des intellectuels et des savants.
« Dans ce que l'on appelle la peinture de genre du siècle d'or néerlandais, qui représente les dimensions profanes, et parfois prosaïque de la vie quotidienne, l'intériorité des personnages représentés devient en grande partie indéchiffrable, contrairement aux efforts qui étaient fait auparavant pour la restituer de façon fidèle » (Ibid., p.275).
 La leçon de lecture peinte par Ter Borch (1652) témoigne d'intériorités humaines désormais évanescentes.
Dans un tableau comme la Leçon de lecture, peint vers 1652 par Gérard Ter Borch, on voit la singularité individuelle des personnages s'effacer au profit d'un réseau de relations construit entre eux. L'intériorité ne joue plus qu'un rôle secondaire et se constitue désormais dans la rencontre entre les individus. Au XVIIIe siècle, on voit ensuite progressivement apparaître des images entièrement focalisées sur les règles de construction du mouvement et de la vie. Les reconstructions anatomiques d'Honoré Fragonard (1732-1799) et, plus tard, la chronophotographie en sont des exemples typiques. Ces deux techniques, pour différentes qu'elles soient, mettent en évidence la dimension physique interne d'une part et la décomposition du mouvement d'autre part. Elles témoignent ainsi de la transformation de progressive du rapport entre les dimensions physiques et mentales de l'Homme. 
Un "cavalier écorché", d'Honoré Fragonard (1765). Une ressemblance avec la savane axonométrique au frontispice de cet article ? 


Chronophotographie. Eadweard Muybridge, Cheval au galop (1878).

Ce n'est donc pas uniquement dans leur valeur esthétique que réside l'intérêt de ces images. Descola met plutôt en exergue leur capacité, en tant que résultats de techniques de figuration, à rendre visible une réalité difficile à conceptualiser car elle n’est pas directement présente et ne se manifeste parfois que par l’intermédiaire de dispositifs élaborés, comme produit du fonctionnement conjoint de plusieurs machines. De nos jours, typiquement, « la neuro-imagerie va au bout de cette logique en montrant la structure physique de la pensée, en faisant de cette mise à l'écart de l'intériorité son objet même ». (Ibid., p.276)
Un exemple de neuro-imagerie contemporaine (vues en coupe de l'activité cérébrale).


Scolie [A] : Les caractéristiques réflexives uniques du  naturalisme.
Le naturalisme est typique de la modernité en Occident. L'une de ses caractéristiques remarquables est de pouvoir prendre conscience de ses spécificités afin de les examiner et de les critiquer. 

Chaque cosmologie définit en général des continuités, des discontinuités et des relations entre les êtres qui peuplent le monde, de sorte qu'il se dégage « une unité de traitement des humains et des non-humains qui donne une coloration très spécifique à l'ethos d'un collectif » (Ibid., p.285). Dans le cas du naturalisme pourtant, un grand nombre de points de vue contradictoires et conflictuels peuvent coexister en reposant sur des valorisations et des hiérarchisations différentes des êtres. C’est cet aspect dialectique qui lui confère son caractère réflexif. Il en constitue le moteur, la source de son évolution permanente. Ainsi, alors que l'unité des points de vue est très fréquente dans les autres cosmologies, « il est impossible pour les modernes de schématiser leurs rapports avec la diversité des existants au moyen d'une relation englobante » (Ibid., p.286). 
Par exemple, des collectifs analogistes, comme en Inde, peuvent segmenter leur relation au monde selon des spécialisations de caste ou de métier. Cependant, « cela ne prend pas les proportions que l'on peut trouver dans le naturalisme, où la diversité des conceptualisations conflictuelles est tout à fait singulière » (Ibid., p.287). Ceci explique en partie la coexistence d'une grande variété de métaphysiques contradictoires dans la philosophie moderne et l'affrontement des idées qui en résulte. Depuis la Grèce antique, en effet, la découverte de la possibilité de travailler les concepts scientifiques et politiques en les maintenant dans un étau logique a donné naissance à de nombreux systèmes philosophiques. Et ceux-ci sont assimilables à autant de mini-ontologies distinctes à l'intérieur d'un schème cognitif plus vaste. « Ce genre de configuration intellectuelle et politique est assez exceptionnel dans l'histoire de l'humanité, même si des choses similaires sont apparues ailleurs » (Ibid., p.288). 

Descola avance l'hypothèse suivante : 

Le naturalisme se serait développé à plusieurs reprises et en des endroits différents du globe sur le terreau de l'analogisme. Il n'aurait toutefois atteint la maturité, c'est-à-dire la capacité de se reproduire et de se disséminer, qu'en Occident moderne.
 
Il prend pour exemple l'atomisme de Démocrite. Élaboré dans l'Antiquité, ce matérialisme élimine toute téléologie en réduisant la nature à un agencement objectif d'atomes gouvernés par le principe de nécessité. Moderne avant l’heure, en avance sur son temps, cette métaphysique qui préfigurait le déterminisme matérialiste de la physique classique tomba en désuétude sans être exploité plus avant.

Scolie [B] : L’analogisme : un terreau fertile pour le naturalisme.

D'autres exemples sont cités p.289, en particulier la philosophie et les sciences arabes du IXème au XIVème siècle. Ainsi, il aurait été possible de voir éclore dans l'Antiquité ou dans l'Islam médiéval (période toutes deux analogistes) une forme de naturalisme qui n'est pourtant restée qu'à l'état de potentialité. L'écriture a sans doute joué un rôle crucial dans l'émergence du geste réflexif qui caractérise le naturalisme. Il ne faut toutefois pas la séparer des autres techniques de fixation des traces mnésiques, comme les systèmes de calcul et de mémorisation permettant de consigner les données numériques. L'écriture est une technique parmi d'autres ayant permis d'étendre et de fixer les capacités mentales. Ces techniques prennent toute leur importance dans les collectif analogistes, où il est indispensable de pouvoir associer à divers éléments du monde des signes matériels visibles et manipulables. Cela en vue de fonctions utilitaires (gestion des récoltes, commerce …) mais aussi afin d'isoler et de reconnaître les singularités, de reproduire les connexions entre elles, notamment dans le cas de la divination. Des spécialistes (médecins, devins, comptables, prêtres, astrologues …) peuvent ensuite manipuler ces systèmes de mémorisation, d'inscription et d'interprétation des informations afin de détecter des régularités et des correspondances dans les événements de la vie quotidienne. Pour cela, des tableaux d'équivalence et de conversion, des algorithmes et des modèles réduits étaient employés. On voit donc que l'analogisme présente une combinaison d'aptitudes, de techniques et de cadres institutionnels propices et indispensables au développement de la science européenne ayant suivi l'avènement du naturalisme. 

« En somme, ce sont les différentes techniques de comput et de fixation des traces mnésiques, dont l'écriture, combinées à l'existence de collèges de spécialistes transmettant des savoirs ésotériques et en concurrence les uns avec les autres, qui ont sans doute contribué, dans quelques collectifs analogistes, à l'apparition de ces dispositions réflexives [...] » (Ibid., p.292).

Il faut donc se garder d'interpréter l'évolution du naturalisme comme une trajectoire rectiligne qui, depuis les ténèbres de la pensée médiévale aurait abouti à la modernité éclairée que porte la science, en dévoilant une fois pour toutes les lois de l'univers et l'essence des choses. En effet, les intuitions élémentaires propres au naturalisme (statut exceptionnel de l'intériorité de l'homme par opposition à sa physicalité) « font partie de l'équipement de base de l'humanité, mais [...] pour des raisons historiques qu'il s'agit de préciser, elles ne se sont instituées et stabilisées qu'une fois » (Ibid., p.296).
Ainsi, le proto-naturalisme de l'islam médiéval entre le XIème et le XIIIème siècle aurait été stoppé dans son développement pour des raisons liées à la culture visuelle. Selon cette hypothèse, l'absence d'images dans le monde musulman aurait contribué à limiter la diffusion des intuitions naturalistes dans la culture commune. 
Mais ceci n'est qu'une hypothèse. 

Scolie [C] : Modalités de changement d’ontologie.

L’identification des modalités concrètes de passage d'une ontologie à une autre demeure une question ouverte. Il existe diverses possibilités pour concevoir et décrire la façon dont les cosmologies entrent en relation dans le temps et entre elles. Philippe Descola propose le modèle suivant. 

La transition peut par exemple s’effectuer en cas de conquête ou de colonisation. Mais l'un des mécanismes les plus importants est ce que Descola appelle l'exaptation. Il s'agit d'un terme provenant de la biologie qui sert ici à désigner « des processus au cours desquels une institution apparue pour remplir une fonction donnée en vient au cours de l'histoire et sous l'effet des mutations qu'elle impose au système social, à endosser une autre fonction qui est parfois très éloignée de la première » (Ibid., p.258). Ainsi, une institution peut se transmettre d'un système à un autre tout en changeant de fonction. C'est le cas du rapt d'hommes, de femmes et d'enfants en Amazonie, dont le but était de les intégrer à la cellule domestique en tant que membres du groupe. Issus de tribus ennemies, ces captifs étaient traités normalement et ne songeaient donc pas à fuir. Ce type de prédation animiste s'est transformé sous l'influence des puissances coloniales, afin de créer un marché destiné à vendre la force de travail des prisonniers aux propriétaires de plantations. On passe donc de l'incorporation animiste des ennemis à une marchandisation esclavagiste destinée à acquérir des biens matériels. On peut aussi mettre en évidence des séries continues de variations intermédiaires dans les institutions, qui aboutissent à un changement du schème cognitif global.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Saisissez votre commentaire.