samedi 28 avril 2018

3050 civilisations extraterrestres, et moi et moi et moi !



Téléscope spatial Kepler
Vue d'artiste du téléscope spatial Kepler.
Les données récemment recueillies par le télescope Kepler ont été utilisées pour simuler la probabilité de présence d’une vie extraterrestre dans la Voie Lactée. Les résultats indiquent l’existence possible de très nombreuses civilisations technologiques, mais dans quelle mesure ces estimations sont-elles fiables ?

À la fin du XVIème siècle, dans le mouvement de la révolution copernicienne, le philosophe italien Giordano Bruno renversait les cosmologies géo- et anthropocentriques en affirmant dans L'infini, l'univers et les mondes (1584) l'existence "d'innombrables soleils et d'un nombre infini de Terres tournant autour de ces soleils". Il imaginait également que ces mondes extraterrestres puissent être habités par des civilisations semblables ou supérieures à celles que nous connaissons. Ce discours, à rebours des conceptions philosophiques dominantes en son temps, lui valut d'être condamné pour hérésie. 
Giordano Bruno (1548 - 1600)
Giordano Bruno (1548 - 1600)
De nos jours, l'existence dans la Voie Lactée de nombreux systèmes solaires est avérée, notamment grâce aux mesures réalisées par le télescope spatial Kepler. On dénombre en effet dans son champ de vision près de 1700 étoiles semblables à notre Soleil, qui accueillent chacune une ou plusieurs exoplanètes. Sur la base de ces observations, une récente étude [1] menée par une équipe d’astrophysiciens de l'Université de Mexico a permis d'estimer le nombre de planètes telluriques situées en zone habitable, c’est-à-dire à une distance de leur étoile garantissant des conditions de température propices à la présence d’eau liquide à leur surface. Ces données, qui correspondent à une portion restreinte du ciel, ont ensuite été extrapolées à l’ensemble de la galaxie en utilisant les méthodes de Monte Carlo. Il s'agit d'algorithmes probabilistes souvent employés en physique théorique afin de calculer rapidement une valeur approchée d'un paramètre réel en simulant son évolution grâce à un grand nombre de tirages aléatoires. Les chercheurs ont ainsi pu déterminer la probabilité qu'une étoile de la Voie Lactée abrite une planète habitable, ainsi que la masse ou encore la taille de celle-ci. Ces résultats ont été appliqués à l'équation de Drake, qui donne une approximation du nombre de civilisations extraterrestres capables de communiquer avec la Terre et les conclusions sont vertigineuses. D’une part, il y aurait dans le champ de vision du télescope au moins six planètes telluriques habitables, dont trois dotées d'une forme de vie primitive. D’autre part, environ 3050 civilisations extraterrestres dont 2600 technologiquement avancées coexisteraient actuellement à l'échelle de la galaxie, la plus proche se trouvant à une centaine d'années-lumière de la Terre (à titre de comparaison, l'étoile la plus proche Proxima Centauri, est située à 4,23 années-lumière de notre planète). Ces chiffres doivent cependant être remis dans leur contexte. 


Une hypothèse anthropocentrique


L'équation de Drake se base en effet sur deux familles de paramètres. La première, constituée des données astronomiques, est plutôt fiable parce qu'elle est constamment raffinée par l'observation du ciel. La seconde correspond quant à elle aux données biologiques relatives à l'apparition de la vie sur les exoplanètes. Or, de ces paramètres, nous ne savons à l’heure actuelle rien d'autre que ce qui a été mesuré sur Terre. Leur utilisation repose donc sur des suppositions fortes qui introduisent d'importantes incertitudes sur le résultat final, à l'origine de nombreux débats entre les chercheurs. Mais il y a plus. Les études de ce type utilisent généralement un paramètre de détectabilité lié à la probabilité qu'un signal émis par une civilisation extraterrestre nous atteigne. Pour l'estimer, les astronomes se basent sur notre propre manière de communiquer et de scruter l’univers : ils supposent qu'à l'instar des Hommes, les extraterrestres se serviraient d’ondes radio, comme celles qu'exploitent les télescopes géants du programme de recherche SETI (Search for Extra Terrestrial Intelligence) destiné à repérer les traces de vie intelligente dans la galaxie. 
Les principales raisons d'être de cette hypothèse très fortement anthropocentrique sont les suivantes. Tout d'abord, il existe une portion dans la zone micro-ondes du spectre électromagnétique entre 1 et 10 GHz, pour laquelle les ondes sont peu affectées par le bruit galactique (engendré par le rayonnement de particules chargées piégées par le champ magnétique solaire ou terrestre). Elles subissent également peu de pertes lors de leur propagation dans le milieu interstellaire. Il s'agit donc d'une fenêtre privilégiée pour l'observation du cosmos avec nos instruments. Dans sa partie basse fréquence se trouve le "point d'eau", qui correspond à un intervalle compris entre 1,66 et 1,42 GHz, c'est-à-dire respectivement à une raie d'émission du radical hydroxyle OH (de 18 cm de longueur d'onde) et à la fameuse transition hyperfine de l'atome d'hydrogène H (de 21 cm de longueur d'onde). C'est sur cette dernière qu'ont été initialement réglés les télescopes du SETI, en arguant que l'extraordinaire abondance des atomes d'hydrogène dans l'univers (environ 1 par cm cube) implique que toute civilisation technologiquement avancée utilisant la radio astronomie connaisse l'existence de cette raie d'émission. Par ailleurs, le cation H+ et l'anion HO- étant produits lors de la dissociation de l'eau (H2O), solvant essentiel à l'apparition de la vie sur Terre, il a été postulé que ces deux fréquences seraient nécessairement utilisées pour communiquer dans le spectre micro-ondes par une intelligence extraterrestre munie d'un organisme constitué, comme le nôtre, majoritairement d'eau. L'ingénieur américain Barney Oliver aurait appuyé ces arguments en déclarant que l'endroit le plus probable pour rencontrer nos voisins galactiques se situerait comme toujours, pour toutes les espèces, autour du point d'eau. 
Point d'eau, trou d'eau, waterhole, SETI
Le spectre du "point d'eau" ou "trou d'eau" ("waterhole" en anglais)

Ce raisonnement d'une grande intelligence recèle cependant une certaine naïveté pour au moins deux raisons qu'on se propose de développer sommairement. 


Premier argument


Tout d'abord, il suppose que les extraterrestres s'adonnent de manière tout à fait anthropomorphique à la recherche scientifique, ce qui n'a rien d'évident lorsque l'on considère, ne serait-ce que sur notre planète, la localisation, l'origine et le nombre extraordinairement restreints des cultures ayant développé un rapport scientifique au monde au cours des quatre derniers siècles. L’historien des sciences Alexandre Koyré considère en effet qu’ « aussi surprenant que cela puisse nous paraître, on peut édifier des temples et des palais, et même des cathédrales, creuser des canaux et bâtir des ponts, développer la métallurgie et la céramique, sans posséder de savoir scientifique ; ou en n’en possédant que des rudiments. La science n’est pas nécessaire à la vie d’une société, au développement d’une culture, à l’édification d’un Etat et même d’un Empire. » [2] Selon Koyré, le savoir-faire technique ne relève pas nécessairement de la science appliquée et l’élaboration théorique et abstraite de solutions à des problèmes pratiques est un phénomène essentiellement moderne. Il s’agirait même précisément d’un acte fondateur : en déclarant dans « L’essayeur » que « la Nature est écrite en langue mathématique » Galilée aurait posé la base de la science classique Européenne dont l’efficacité repose sur un principe d’abstraction révolutionnaire et sur un mode d’explication de type réduction/disjonction dans lequel les objets sont d’abord catégorisés et quantifiés puis isolés d’une part les uns des autres et d’autre part de leur environnement et de leur observateur. Ceci postule implicitement que l’être humain soit séparé de la Nature et jouisse d’un statut transcendant particulier, de sorte qu’il puisse s’en rendre « maître et possesseur » (Descartes) et échapper à l’empire de ses lois en les connaissant. Ce postulat pourrait différencier fondamentalement la science moderne des rapports au monde extra-européens, qui sont tout aussi logiques mais considèrent généralement l’Homme et la Nature comme intrinsèquement unis et formant un tout indivisible. Pour le comprendre, intéressons-nous brièvement à la tradition scientifique et technique chinoise. D’après les travaux de Sandra Harding et Joseph Needham, l’idée d’un univers conçu comme « un grand empire gouverné par le Logos divin » ne fut jamais perceptible dans la longue histoire de la science chinoise. Par comparaison avec la science occidentale à la Renaissance, « la conception chinoise de la nature posait problème en ceci qu’elle ne suscitait aucune curiosité à l’égard des lois abstraites formulées avec précision et décrétées depuis les origines par un législateur céleste pour une nature non humaine. Il n’y avait aucune assurance que le code des lois de la Nature pût être dévoilé, pour la bonne raison qu’il n’y avait aucune certitude qu’un être divin, même plus rationnel que l’Homme, eût jamais formulé un tel code »[3]. Les multiples traditions de la science chinoise ont, selon Harding et Needham, pour dénominateur commun de considérer que la nature se gouverne elle-même, « vaste toile de liens dépourvue d’un tisserand, et dans laquelle les Hommes interviennent à leur propre péril ». Ainsi les sciences modernes occidentales, généralement considérées comme culturellement neutres donc objectives parce qu’elles séparent l’Homme de la Nature et le sujet de l’objet seraient l’étalon et l’archétype de toute connaissance universellement valide. Mais nous voyons de fait que l’explication des phénomènes sur le mode disjonction/réduction ou l’usage des mathématiques comme formalisme réputé univoque sont autant de postulats métaphysiques, philosophiques ou culturels locaux, qui rendent contingente l’apparition historique de notre rapport scientifique moderne au monde. 



Deuxième argument


En admettant que la recherche d'intelligence extraterrestre soit concentrée sur des civilisations humanoïdes ayant développé un rapport scientifique au monde basé sur la présence d’eau dans leur organisme, rien ne garantit que leur science soit identique à la nôtre. Le programme du SETI, qui postule implicitement le contraire, fait donc l'hypothèse forte d'un réalisme positiviste en considérant de manière hégémonique que le monde se présente à tout observateur indépendamment de ses conceptions et qu'il n'existe qu'une seule manière de le décrire tel qu’il est : avoir recours à nos théories scientifiques modernes. Tout d'abord, les notions de base en philosophie des sciences (incommensurabilité des paradigmes chez Kuhn, holisme épistémologique chez Quine ...) montrent clairement que plusieurs constructions théoriques différentes également cohérentes peuvent toujours être élaborées à partir d'un ensemble unique de données. Pour ne citer qu'un des exemples les plus élémentaires, Thomas Kuhn montre dans le chapitre 9 de La structure des révolutions scientifiques [4] que les paradigmes, c'est-à-dire l'ensemble des concepts et des présupposés qui pour un temps fondent la vision scientifique du monde, sont indispensables à la perception elle-même. En l'absence de ces derniers, il ne peut y avoir, selon le mot de William James, qu'une confusion bourdonnante et foisonnante. L'Histoire de l'astronomie fournit plusieurs exemples de transformations de la perception produites par un changement de paradigme. L'auteur cite par exemple le cas des astronomes occidentaux qui, pendant le demi-siècle ayant suivi l'apparition du nouveau paradigme de Copernic, ont pour la première fois aperçu un changement dans les cieux jusque-là immuables. «Les Chinois, dont les conceptions cosmologiques admettaient les changements célestes, avaient constaté l'apparition de nombreuses étoiles nouvelles dans le ciel à une date bien antérieure». Ainsi, deux paradigmes différents sont incommensurables entre eux car ils impliquent deux ontologies différentes. Les paradigmes sont donc les éléments constitutifs du monde puisque nous n'avons accès à la réalité qu'à travers nos théories. L'homme de science, en vertu d'un paradigme accepté, sait d'avance quelles sont les données du problème, quels instruments et quels concepts peuvent être utilisés pour le résoudre. Kuhn, qui reste toutefois fidèle à une forme faible de réalisme non figuratif ajoute que "tout ceci semblera peut-être plus raisonnable si nous nous rappelons que ni les scientifiques ni les autres Hommes n'apprennent à voir le monde fragmentairement, un objet après l'autre". Il n'est donc pas possible de réduire ce qui se passe durant un changement de paradigme (la fameuse révolution scientifique) à une réinterprétation de données stables et indépendantes, chaque observation et interprétation présupposant un paradigme par définition temporaire. C'est en effet le cœur du problème du raisonnement des ingénieurs du SETI. Kuhn et bien d'autres après lui ont montré, par un examen attentif de l'histoire des sciences, que les changements de paradigmes n'interviennent nullement sur la seule base des arguments rationnels. Ils dépendent aussi largement de facteurs historiques imprévisibles, des préférences personnelles des scientifiques, de leurs jugements esthétiques, de leurs idiosyncrasies communautaires, en un mot de circonstances contingentes. 


Télésecopes SETI
Des téléscopes terrestres du programme SETI écoutent le silence assourdissant de l'univers.

Afin d'espérer pouvoir communiquer avec nous en utilisant la radio astronomie telle que nous la connaissons, une civilisation extraterrestre devrait donc avoir employé un paradigme comparable au nôtre sur une durée suffisamment longue pour être détectée par nos instruments. Cela suppose qu'un ensemble de conditions a priori exemptes de toute nécessité aient été réunies pour qu'au cours de leur histoire émerge la possibilité du développement d'un langage et d'une science précisément anthropomorphiques. Si cela semble hautement improbable (mais non impossible) à l'échelle de la Voie Lactée, il n'en n'est pas de même pour l'ensemble de l'univers. Qu'y a-t-il en effet au-delà du rayon des 45 milliards d'années-lumière de l'univers observable ? Défini par la distance maximale depuis laquelle un signal peut être détecté depuis la Terre en raison de la vitesse finie de la lumière, sa limite est une sphère qui marque l’horizon cosmologique. Si l'univers est fini mais non limité, en forme de tore par exemple, la lumière y circule en boucle, indéfiniment. Ce que nous pouvons espérer voir de plus lointain se résume à nous-même, dans le passé. Mais si l'univers est infini ? Il existe alors une infinité de régions de l'espace ayant au moins la taille de l’univers observable ainsi qu’une infinité de façons d'agencer la matière. De sorte qu'il existe forcément une infinité de régions qui recèlent une voie lactée contentant un système solaire et une Terre identiques aux nôtres et... une réplique de vous-même en train de lire cet article sous l’égide de notre paradigme scientifique actuel. Bien sûr il existe une infinité de régions arides, inhospitalières ou même simplement vides. Mais il existe également une infinité de variantes de la Terre où des répliques de nous-même mènent chaque existence possible. Simple effet statistique. 


Conclusion


Pour finir, les hypothèses fortement anthropocentriques des études menées par le SETI focalisent donc l’attention sur des formes de vie extraterrestres dotées d’une science a priori très semblable à la nôtre. Ce qui amenuise encore les chances de les découvrir. En plus des paramètres utilisés dans leurs algorithmes de développement de la vie, peut-être faudrait-il que les astrophysiciens ajoutent à l'équation de Drake un terme permettant d'évaluer la probabilité que l’histoire d'une telle civilisation aboutisse à un paradigme semblable au nôtre. Une civilisation technologiquement et spirituellement avancée connaissant la paix perpétuelle bénéficierait peut être d’une durée de vie infinie et ce terme serait égal à 1. Cependant, dans le cas de civilisations intelligentes mais vulnérables qui, comme la nôtre, auraient à faire face au cours de leur histoire à la possibilité de leur propre disparition, il semble raisonnable que ce terme diminue drastiquement le résultat final.
Que reste-t-il aujourd’hui de l'héritage des idées pionnières de Giordano Bruno, condamné au bûcher pour avoir osé s’écarter des antiques présupposés autocentrés ?


Références :


[1] R. Ramirez, M. A. Gómez-Muñoz, R. Vázquez, et P. G. Núñez, « New numerical determination of habitability in the Galaxy: the SETI connection », Int. J. Astrobiol., vol. 17, no 01, p. 34‑43, janv. 2018.

[2] A. Koyré, Etudes d’histoire de la pensée scientifique, p. 396, Gallimard. Gallimard.

[3] S. Harding, «La science moderne est-elle une ethnoscience ? http://horizon.documentation.ird.fr/exl-doc/pleins_textes/pleins_textes_7/carton07/010008921.pdf ».

[4] T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, Flammarion.

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