Une science cyclique plutôt qu'une progression linéaire vers "la vérité" ? |
T. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, trad. L. Meyer, Paris, Flammarion, 1983.
Chapitre 7 : Réponse à la crise.
Les crises sont une condition
préalable et nécessaire à l'apparition de nouvelles théories. Par ailleurs, une
théorie scientifique ayant acquis le statut de paradigme ne peut être déclarée
sans valeur que s'il existe une théorie concurrente prête à prendre sa place.
D'après Kuhn, "l'étude historique du développement scientifique ne
révèle aucun processus ressemblant à la démarche méthodologique qui consiste à
falsifier une théorie au moyen d'une comparaison directe avec la nature."
L'auteur rejette donc ici le critère de Popper comme ligne de démarcation
scientifique mais ceci ne signifie nullement que l'expérimentation ne soit pas
essentielle. Les anomalies mentionnées au chapitre précédent peuvent tout au
plus contribuer à créer ou augmenter l'intensité d'une crise déjà existante
mais non à prouver la fausseté de cette théorie, en conséquence de quoi "rejeter
un paradigme sans lui en substituer simultanément un autre c'est rejeter la
science elle-même. C'est un acte qui déconsidère non le paradigme mais
l'homme". De plus, il n'existe pas de paradigme pouvant résoudre
complètement tous ses problèmes, car ceux qui cessent de proposer des problèmes
quelconques de recherche deviennent exclusivement des outils techniques (comme
ce fut le cas pour l'optique géométrique).
Pour Kuhn, le seul objet de la
science normale est de résoudre une énigme dont l'existence même est fondée sur
la validité du paradigme. Si la recherche d'une solution échoue, seul le
savant est discrédité et non la théorie. C'est pourquoi la conception selon
laquelle l'erreur ou la vérité scientifique sont uniquement et sans équivoque
déterminées par la confrontation de la théorie et des faits est trompeuse.
Cette confusion est largement entretenue par la pédagogie des sciences qui
donne trop souvent au lecteur des manuels l'occasion de voir dans les
applications des preuves de la théorie les raisons qui la rendent crédible. Or,
si les applications étaient avancées comme des preuves, l'absence
d'interprétations alternatives dans les manuels ferait peser sur les auteurs
l'accusation de parti-pris extrêmes. Mais cette accusation ne tient pas car les
étudiants en sciences acceptent les théories à cause de l'autorité de leurs
professeurs et non en leur prétendue qualité de preuve.
Il y a toujours des difficultés à faire coïncider le paradigme et les données expérimentales et celles-ci
se résolvent tôt ou tard souvent par des processus imprévisibles. Si un
scientifique devait considérer toutes les anomalies qu'il remarque, il lui
serait impossible de rédiger une œuvre de valeur. À la question de savoir
pourquoi telle anomalie a historiquement mérité des recherches plus
approfondies qu'une autre, il n'y a probablement pas de réponse générale. En
tout cas, dès lors qu'une anomalie semble être plus qu'une énigme de la science
normale, la transition vers la science extraordinaire peut commencer.
Une prolifération d'adaptations had oc divergentes du paradigme prend alors
naissance tout en faisant progressivement perdre la précision des règles de la
science normale. D'après l'auteur, toutes les crises commencent par
l'obscurcissement du paradigme et par un relâchement consécutif des règles de
la recherche normale, à partir d'un foyer de divergence clairement défini :
l'anomalie.
En période de science
extraordinaire, les recherches semblent être largement menées au hasard,
car d’une part les expériences sont entreprises pour localiser et définir la
source d'un groupe d'anomalies encore diffuses et d'autre part les
scientifiques sont prêts à essayer n'importe quelle solution nouvelle. Généralement,
la science normale tient la philosophie à l'écart. Cependant, il est
significatif que l'apparition de la physique newtonienne au 17e siècle et celle
de la relativité et de la mécanique quantique 20e siècle ont toutes deux été
précédées et accompagnées d'analyses philosophiques fondamentales de la
tradition de recherche contemporaine. Dans le même mouvement, les
expériences de pensée ont joué un rôle important dans le progrès de la
recherche, en particulier chez Galilée, Einstein et Bohr, car elles permettent
d'isoler les racines de la crise avec une clarté impossible à atteindre en
laboratoire. L'auteur fait remarquer que les inventions fondamentales sont
souvent le fruit d'individus jeunes qui ne sont pas encore profondément
soumis aux règles traditionnelles de la science normale et sont donc aptes
à concevoir un autre ensemble de règles.
Chapitre 8 : Nature et nécessité des révolutions scientifiques.
C'est dans ce chapitre que Kuhn
introduit sa célèbre notion d’incommensurabilité des paradigmes entre
eux. À partir du terme "révolution" et au moyen d'une analogie avec
sa signification politique, l'auteur montre que le choix qui s'effectue entre
des paradigmes concurrents s'avère être un choix entre des modes de vie de la
communauté qui sont incompatibles entre eux. Il est donc impossible que ce choix soit
dicté uniquement par des procédés d'évaluation qui caractérisaient la science
normale, puisque ces derniers dépendent en partie d'un paradigme particulier
qui est alors mis en question. On remarque ainsi que lorsque les scientifiques
entrent dans une discussion sur le choix du paradigme, leurs arguments sont
nécessairement circulaires car chaque groupe se sert de son propre paradigme pour
y puiser les éléments de sa défense. Mais ce raisonnement circulaire ne
diminue nullement la valeur ou la force des arguments. "Poser comme
prémisses un paradigme dans une discussion destinée à le défendre n'empêche pas
de présenter une vision claire de ce que sera le travail scientifique pour ceux
qui adopteront cette nouvelle manière de considérer la nature". Cependant,
la nature même d'un raisonnement circulaire est d'être situé sur le plan de
la persuasion et non sur celui de la logique ou même des probabilités. Tout
comme dans les révolutions politiques, le choix d'un nouveau paradigme ne peut
pas être imposé par une autorité supérieure. "Pour comprendre comment se
font les révolutions scientifiques, il nous faudra donc étudier non
seulement la force des arguments tirés de la nature ou de la logique, mais
aussi les techniques de persuasion par discussion qui jouent un rôle au
sein de ces groupes assez particuliers qui constituent le monde des
sciences".
On pourrait penser, en
considérant la science comme un processus cumulatif (comme l’ont fait les
positivistes logiques), que lorsqu'une théorie en remplace une autre, la
nouvelle pourrait être simplement d'un niveau plus élevé que celle que l'on
connaissait jusqu'alors, et susceptible de lier ensemble tout un groupe de
théorie de niveau inférieur sans leur apporter de changements importants. C'est
par exemple le cas pour la théorie de la conservation de l'énergie, qui semble
aujourd'hui être une super structure logique qui relie la dynamique, la chimie,
l'électricité, l'optique, la thermique etc. Ce schéma historiographique
cumulatif, bien que crédible et plausible, procède d'une théorie de la
connaissance qui considère celle-ci comme une construction placée par l'esprit
directement sur les données brutes fournie par les sens et d'autre part se
trouve favorisé, comme image idéale, par les techniques de la pédagogie des
sciences. L'auteur ajoute : "quiconque observe sérieusement la réalité
historique, en arrive obligatoirement à penser que la science n'approche pas
l'idéal suggéré par l'image d'un processus cumulatif." La recherche normale
est, elle, cumulative et doit son succès au fait que les scientifiques peuvent
choisir des problèmes susceptibles d'être résolus en s'appuyant sur des
concepts proche de ceux qu'ils connaissent déjà. Cependant, les nouveautés qui
arrivent avec les anomalies, engendrent forcément un conflit entre le paradigme
ayant permis d'apercevoir ces dernières et celui qui en fera un ensemble de
phénomènes conformes à la loi. "Il n'y a pas d'autre façon efficace de
promouvoir les découvertes".
La dynamique contemporaine
d'Einstein et les équations dynamiques plus anciennes déduites des Principia de
Newton sont des exemples de paradigmes incommensurables, c’est-à-dire que ces
théories sont fondamentalement incompatibles au même titre que l'astronomie de
Ptolémée et celle de Copernic. L'auteur avance que la théorie d'Einstein ne
peut être acceptée que si l'on tient celle de Newton pour fausse et répond
aux objections concernant cette position, qui sont généralement fondées sur le
fait que la théorie classique peut être considérée comme un cas particulier de
la théorie relativiste (v<<c), en expliquant qu'en passant au cas limite
des faibles vitesses, ce ne sont pas seulement les formes des lois qui
changent mais aussi et surtout les éléments structuraux fondamentaux dont se
compose l'univers auquel ces lois s'appliquent. Ce sont alors les lois de
Newton réinterprétées d'une manière inimaginable avant les travaux d'Einstein
car les réalités physiques auxquelles renvoient les concepts de ce dernier
ne sont absolument pas celles auxquelles renvoient les concepts Newtoniens qui
portent le même nom. Par exemple, la masse Newtonienne et conservée, tandis
que celle d'Einstein est convertible en énergie. Or, c'est cette nécessité de
changer la signification des concepts établis et familiers qui joua un rôle
capital dans le choc révolutionnaire causé par la théorie d'Einstein. "Par
le fait même qu'il n'implique pas l'introduction d'objets ou de concepts
supplémentaires, le passage de la mécanique de Newton à celle d'Einstein
montre, avec une clarté particulière, la révolution scientifique comme un
déplacement du réseau conceptuel à travers lequel les hommes de science voient
le monde". Ainsi, il est impossible de défendre la position qui consiste à
déclarer non scientifique une recherche n'ayant pas de précédent dans
l'utilisation antérieure d'une théorie donnée, où s’intéressant à des
phénomènes non encore observés. "Sur le plan logique ces interdictions
sont inattaquables. Mais si on les acceptait, ce serait la fin de toutes les
recherches qui permettent à la science de progresser. On aboutit ainsi
virtuellement à une tautologie. Sans adhésion à un paradigme il ne pourrait pas
y avoir de science normale. Et même, adhésion doit s'étendre à des domaines
particuliers et à des degrés de précision qui n'ont pas encore été pleinement
reconnus. Sans quoi, le paradigme ne pourrait proposer aucune énigme qui n'ait
déjà été résolue. Est-il vraiment étonnant que le prix d'un progrès
scientifique significatif soit un engagement qui risque d'être une erreur
?"
Deux paradigmes successifs
impliquent deux ontologies différentes, c'est pourquoi la tradition de
science normale qui apparaît à la suite d'une révolution est incompatible et
incommensurable avec ce qui a précédé. "Lorsque deux écoles scientifiques
sont en désaccord sur ce qui est problème et ce qui est solution, elles
s'engagent inévitablement dans un dialogue de sourd en discutant les
mérites relatifs de leurs paradigmes respectifs. Dans la discussion proche du
cercle vicieux qui en résulte régulièrement, il apparaît que chaque paradigme
satisfait plus ou moins les critères qu'il a lui-même dictés et reste incapable
de satisfaire certains des critères dictés par son concurrent." L'auteur
parle ici d'absence de communication logique entre les scientifiques car la
discussion est alors affaire de valeurs et ne peut se résoudre qu'en faisant
intervenir des critères qui sont totalement extérieurs à la science normale.
Chapitre 9 : Les révolutions comme transformations dans la vision du monde.
Dans ce chapitre, Kuhn cherche à
montrer que si les paradigmes sont les éléments constituant la science, ils
sont aussi les éléments constitutifs de la nature. Cette position forte,
selon laquelle le monde change lorsque les paradigmes changent, est
guidée par le fait qu'en adoptant un nouveau paradigme, les savants adoptent de
nouveaux instruments et leurs regards s'orientent dans une direction nouvelle.
Ils aperçoivent alors des choses neuves et différentes, bien qu'ils puissent
toujours étudier des phénomènes déjà examinés par le passé. Ainsi, " dans
la mesure où ils n'ont accès au monde qu'à travers ce qu'ils voient et font,
nous pouvons être amenés à dire qu'après une révolution, les scientifiques
réagissent à un monde différent". La thèse de l'auteur est que tout
changement de paradigme est semblable à une transformation de la vision, à
la manière de celle qui s'opère lorsque, en regardant les courbes de niveau
d'une carte, là où l'étudiant voit des lignes sur le papier le cartographe voit
l'image d'un terrain. De la même manière, "en regardant une photographie
de chambre de Wilson, l'étudiant voit des lignes confuses et brisées, le
physicien un enregistrement d'événements sub-nucléaires familiers". C'est
seulement après un certain nombre de ces transformations de sa vision que
l'étudiant voit le monde de l'homme de science et y réagit comme lui. En fait, les
paradigmes sont indispensables à la perception elle-même. "Ce que voit
un sujet dépend à la fois de ce qu'il regarde et de ce que son expérience
antérieure, visuelle et conceptuelle, lui a appris à voir. En l'absence de
cet apprentissage, il ne peut y avoir, selon le mot de William James, qu'une
confusion bourdonnante et foisonnante." De plus, le scientifique n'a à
sa disposition que ce qu'il voit de ses yeux et constate grâce à ses
instruments. Donc, si dans la science, des renversement perceptifs accompagnent
les changements de paradigmes, nous ne pouvons pas nous attendre à ce que les
scientifiques attestent directement ces changements". L'Histoire de
l'astronomie fournit plusieurs exemples de transformations de la perception
produites par un changement de paradigme. L'auteur cite par exemple le cas
des astronomes occidentaux qui, pendant le demi-siècle ayant suivi l'apparition
du nouveau paradigme de Copernic, ont pour la première fois aperçu un
changement dans les cieux jusque-là immuables. " les Chinois, dont les
conceptions cosmologiques admettaient les changements célestes, avaient
constaté l'apparition de nombreuses étoiles nouvelles dans le ciel à une date
bien antérieure.
Pouvons-nous dire que des
savants issus de paradigmes différents poursuivent leurs recherches dans des
mondes différents ? La principale objection à cette affirmation pourrait
être communément formulée de la manière suivante : ce qui change avec un
paradigme c'est seulement l'interprétation donné par le scientifique
d'observations qui, elles, sont fixés une fois pour toutes par la nature de
l'environnement et de l'appareil perceptif. Mais cette objection très courante
procède elle-même d'un paradigme philosophique formulée par Descartes,
s'étant développé en même temps que la dynamique newtonienne, et qui s'est
révélée fort utile tant dans le domaine de la science que de la philosophie.
Cependant, "même les succès les plus remarquables du passé ne garantissent
pas que la crise soit à jamais écartée". Ainsi, l'exploitation de ce
paradigme a été féconde "parce qu'elle a permis une compréhension
fondamentale à laquelle on aurait peut-être pas pu parvenir d'une autre
manière" mais de nos jours, les recherches poursuivies en philosophie,
en psychologie ou encore en linguistique " tendent à suggérer que quelque
chose ne va pas dans le paradigme traditionnel". Il n'est pas possible
de réduire ce qui se passe durant une révolution scientifique à une
réinterprétation de données stables et indépendantes, tout d'abord car les
données ne sont pas indiscutablement stables puisque chaque observation et
interprétation des données présuppose un paradigme. L'homme de science, en
vertu d'un paradigme accepté, sait d'avance quelles sont les données du
problème, quel instrument et quels concepts peuvent être utilisés pour le
résoudre. C'est pourquoi l'interprétation des données ne peut qu'élaborer un
paradigme et non le corriger et les changements de paradigmes apparaissent
comme des "illuminations", des "éclairs d'intuition" et ne
correspondent à aucun des sens habituels du terme "interprétation".
Le point de vue épistémologique
ayant le plus souvent guidé la philosophie occidentale depuis trois siècles
suggère que l'expérience sensorielle est fixe et neutre, que les théories sont
simplement des interprétations, élaborées par l'Homme, de certaines données. En
l'absence d'une alternative développée, il nous est difficile d'abandonner
cette conception. Pourtant, ce paradigme dominant « n'est plus
satisfaisant dans ces résultats et les tentatives faites pour l'améliorer,
grâce à l'introduction de quelque langage neutre d'observation, semblent sans
espoir".
La création d'un langage
d'observation neutre mettrait en œuvre un grand nombre de suppositions
concernant la nature et ne réussirait plus à fonctionner dès lors que ces
suppositions se révéleraient fausses. L'auteur site Nelson Goodman : " il
est heureux que rien d'autre que les phénomènes dont l'existence est connue ne
soit en cause ; car la notion de cas possibles, de cas qui n'existent pas mais
auraient pu exister, est loin d'être claire".
Commentaire 1 : Ceci nous renvoie à l'ouvrage de Wittgenstein
"On certainty", où ce dernier déclare au paragraphe 24 "A doubt
about existence only works in a language game" et au paragraphe 36 " « A »
is a physical object [...] is an instruction about the use of words".
Dans ces conditions, les
scientifiques ont raison "quand ils traitent l'oxygène, les pendules (et
peut-être aussi les atomes et les électrons) comme les éléments fondamentaux de
leur expérience immédiate". Ceci est vrai en vertu de l'acquis de leur
culture, de leur profession, acquis qui est incorporé au paradigme. " Tout
ceci semblera peut-être plus raisonnable si nous nous rappelons que ni les
scientifiques ni les autres Hommes n'apprennent à voir le monde
fragmentairement, un objet après l'autre".
Commentaire 2 : On retrouve ici encore un parallèle avec la
philosophie du langage et le holisme épistémologique de Quine.
Enfin, l'auteur souligne tout de
même, fidèle à une approche réaliste par principe, que "quoi que voie
l'Homme de science après une révolution, il regarde malgré tout le même monde.
Si, dans les manipulations, quelque chose a changé, le changement se situe soit
dans leur rapport avec le paradigme, soit dans leurs résultats concrets".
La dernière phrase de la page 181
et inexplicablement tronquée. Est-ce aussi le cas dans votre propre exemplaire
?
Chapitre 10 : Caractère invisible des révolutions.
L'image que les scientifiques et
le grand public se font de l'activité scientifique créatrice est en majeure
partie tirée des manuels, des ouvrages de vulgarisation et des travaux
scientifiques qui se modèle sur eux. Or, ces sources tendent à
systématiquement occulter l'existence et la signification des révolutions
scientifiques. Ces trois catégories ont une chose en commun : elles se
réfèrent à un ensemble déjà organisé de problèmes, de données et de théories,
qui constituent le paradigme dominant, et qui exposent donc un résultat
stable issu des révolutions passées. C'est la domination qu'exercent ces
textes sur une science adulte qui fixe la différence entre son schéma de
développement et celui des autres disciplines non scientifiques. Si la
science paraît surtout cumulative, c'est que les manuels et la tradition
historique qu'ils impliquent doivent être réécrits après chaque révolution, ce
qui tend à montrer le passé comme un développement linéaire vers un état actuel
donc privilégié. L'auteur indique que ce type de pensées antihistorique et
propre aux groupes scientifiques et cite Whitehead : " une science qui
hésite a oublier ses fondateurs est perdue". Les scientifiques considèrent
d'ailleurs rétrospectivement leurs propres recherches comme linéaires et
cumulatives.
Par exemple, Newton a écrit que
Galilée avait découvert que la force constante de la gravité produit un
mouvement proportionnel au carré du temps. Cela revient à attribuer à
Galilée une réponse à une question que ses paradigmes ne permettaient pas de
poser. La phrase de Newton, cache donc l'effet d'une reformulation minime
mais révolutionnaire des questions que les scientifiques se posaient sur le
mouvement et aussi des réponses qu'ils étaient prêt à accepter. Kuhn pose alors
la question rhétorique suivante : "l'accélération constante produite par
une force constante est-elle un simple fait que les spécialistes de la
dynamique ont toujours cherché à connaître ? Ou n'est-ce pas plutôt la réponse
à une question qui s'est posée pour la première fois avec la théorie de Newton
et à laquelle cette théorie a pu répondre grâce à l'ensemble de connaissances
disponibles avant que la question ne soit posée ?" Ainsi, les théories
transforment l'information préalablement accessible en faits qui n'existaient
pas dans le cadre du paradigme précédent. C'est-à-dire que les théories
n'évoluent pas par morceaux pour s'adapter à des faits qui auraient été là tout
le temps.
Chapitre 11 : Résorption des révolutions.
Dans ce chapitre, on se demande
quels sont les processus par lesquels un nouveau candidat au titre de paradigme
remplace son prédécesseur, comment les tenants du nouveau paradigme
convertissent-ils tous les membres de leur profession à leur manière de voir le
monde et qu'est-ce qui pousse le groupe a abandonner une tradition de recherche
normale en faveur d'une autre ? L'auteur commence par rappeler que le but de
la science normale est de résoudre des énigmes et non de vérifier le paradigme.
La mise à l'épreuve de ce dernier se produit seulement après que des échecs
répétés pour résoudre une énigme importante aient donné naissance à une crise.
Kuhn présente les deux écoles philosophiques principales concernant
l'établissement des théories scientifiques : Les vérificationnistes
probabilistes se demandent quel est le degré de probabilité d'une théorie à la
lumière des faits actuellement prouvés (car il est impossible d'effectuer tous
les tests qui pourraient vérifier une théorie) tandis que les réfutationnistes
(Karl Popper) trouvent plus logique de mettre à l'épreuve la théorie par des
expériences cruciales, dont les résultats amènent ou non au rejet de cette
dernière. Si la première position ne tient pas pour des raisons logiques, on
doit également renoncer à la seconde, car c'est justement le caractère
imparfait de la coïncidence entre la théorie et les données qui donne naissance
aux énigmes caractérisant la science normale. S'il fallait rejeter la théorie à
chaque fois que cette coïncidence était impossible à établir, aucune théorie ne
pourrait se développer. La logique sous-jacente à la recherche scientifique
est un mélange de ces deux positions : la réfutation de Popper permet de
faire surgir des paradigmes concurrents mais elle ne se produit pas dès
l'émergence d'une anomalie. C'est au contraire un procès séparé et subséquent
qui pourrait aussi bien être appelé vérification puisqu'il consiste à faire
triompher un nouveau paradigme sur l'ancien. Toutes les théories ayant eu une
importance historique ont été d'accord avec les faits, c'est pourquoi il n'y
a pas de sens à dire que la vérité comme vérification est établie par l'accord
des faits avec la théorie.
Comment alors effectuer le
remplacement d'un paradigme par un autre, s'il est illusoire de choisir celui
qui s'adapte le mieux aux faits ? L'hypothèse de choisir celui qui résout le
plus de problèmes est d'emblée rejetée car un tel compte des problèmes est
impossible puisque les adeptes de paradigmes concurrents ne s'entendent
jamais sur la définition même de ce qu'est la norme des questions scientifiques
et de leurs solutions : c'est la définition de l'incommensurabilité. "La
concurrence entre paradigmes n'est pas le genre de bataille qui puisse se
gagner avec des preuves". Remarquons ici que les nouveaux paradigmes,
issus des anciens, s'incorporent une grande partie du vocabulaire et de
l'outillage tant conceptuel que pratique de ces derniers, sans pour autant
qu'ils fassent de ces emprunts exactement le même usage. La communication à
travers la ligne de partage révolutionnaire entre deux paradigmes
incommensurables est toujours partielle et entravée. Par exemple, les hommes qui
traitèrent Copernic de fou parce qu'il prétendait que la Terre tournait n'avait
ni simplement tort ni tout à fait tort. Car en effet, lorsqu'ils disaient
"Terre", ils entendaient "position fixe", c'est-à-dire que
leur Terre ne pouvait pas bouger. L'innovation de Copernic consista donc
largement à faire adopter une nouvelle manière de considérer les problèmes de
physique et d'astronomie, laquelle changeait nécessairement le sens des mots
"Terre" et "mouvement". "Sans ces changements, la
notion d'une terre qui tournait était une folie". C'est pourquoi les
adeptes de paradigmes concurrents se livrent à leurs activités dans des mondes
différents et voient donc des choses différentes quand ils regardent dans la
même direction à partir du même point. Cela ne signifie pas qu'il peuvent
voir tout ce qui leur plaît, car quand les scientifiques issus de deux paradigmes différents regardent le monde, ce qu'ils
regardent n'a pas changé, mais ils voient les choses dans un rapport différent
les unes aux autres. Ainsi, pour pouvoir communiquer complètement,
l'un ou l'autre des groupes doit faire l'expérience de la conversion appelée
changement de paradigme.
C'est pourquoi, globalement,
"une nouvelle vérité scientifique ne triomphe pas en convaincant les
opposants et en leur faisant entrevoir la lumière, mais plutôt parce que ses
opposants mourront un jour et qu'une nouvelle génération, familiarisée avec
elle, paraîtra" comme le dit Max Planck dans son autobiographie scientifique. Car en effet, dans ce domaine il ne
s'agit ni de preuves ni d'erreur, la conversion à un nouveau paradigme est
essentiellement un acte de foi et concerne des techniques de persuasion dans
une situation où toute preuve est impossible. Il n'y a donc pas de réponse
unique et uniforme au problème de l'argument scientifique. Les critères de
basculement peuvent dépendre de particularités autobiographiques ou
personnelles (par exemple l'adoration du Soleil qui contribua à faire de Kepler
un adepte de Copernic) ou de préférences esthétiques (théorie "plus
élégante"). Bien sûr, un nouveau paradigme peut triompher s'il fournit une
précision quantitative meilleure que celle de son concurrent traditionnel,
comme ce fut le cas avec les succès de la loi des radiations de Planck et de
l'atome de Bohr, même si en considérant la physique dans son ensemble, ces deux
lois créaient plus de problèmes qu'elles n'en résolvaient. Plus rarement, un
nouveau paradigme peut également être adopté si il permet de prédire des
phénomènes restés entièrement inaperçus dans le cadre de l'ancien : ce fut le
cas de l'optique ondulatoire, lorsque Fresnel pu démontrer l'existence d'une
tâche blanche au centre de l'ombre d'un disque circulaire, impossible à prévoir
par l'optique corpusculaire. En bref, l'adoption d'un nouveau paradigme est
fondée sur la confiance en ses possibilités futures et non sur son aptitude
directe à résoudre les problèmes actuels.
Chapitre 12 : La révolution, facteur de progrès.
Dans ce dernier chapitre, Kuhn se demande
pourquoi la science semble progresser régulièrement alors que ce n'est pas le
cas de l'art, de la politique ou de la philosophie. Pour répondre à cette
question, il propose de se baser sur un renversement sémantique : le terme
"science" est en fait réservé à des domaines qui progressent
régulièrement et nettement. Les notions de science et de progrès sont
inextricablement liées par leur définition même. Par exemple, dans l'Antiquité
et jusqu'au début des temps modernes, la peinture était considérée comme la
discipline cumulative par excellence car son but était la représentation. De
fait, il n'y avait à cette époque, en particulier à la Renaissance, que peu de
différences entre les sciences et les arts. Ce n'est que lorsque la peinture et
la sculpture renoncèrent à la simple représentation que la séparation que nous
connaissons aujourd'hui prit son ampleur. Notons également que si la science et
la technologie semblent profondément liées, c'est parce que le progrès est un
attribut évident de ces deux secteurs. "Une spécialité progresse-t-elle
parce qu'elle est une science ou est-elle une science parce qu'elle fait des
progrès ?". C'est donc la définition du mot progrès qu'il faut
préciser : pour un groupe uni par une activité et un paradigme commun, le
résultat du travail créateur réussi est un progrès. Si d'aucuns considèrent que
la philosophie, par exemple, ne fait aucun progrès c'est qu'il existe toujours
des écoles concurrentes dont chacune remet constamment en question les fondements
des travaux des autres. On prétendra par exemple que la philosophie n'a pas
fait de progrès car il y a encore des aristotéliciens, mais on ne dira pas que
la doctrine aristotélicienne n'a pas progressé.
Cependant, c'est seulement en
période de science normale que le progrès semble certain et évident. Cela
étant, il est par définition impossible que le groupe scientifique considère
autrement le fruit de son travail. L'adoption d'un paradigme commun, donc
l'absence d'écoles concurrentes, rend le progrès de la science normale plus
manifeste que celui des autres domaines. Un deuxième facteur de progrès rapide
vient de ce que la production scientifique est exclusivement adressée à la
communauté. Les chercheurs n'ont que faire de l'avis des non spécialistes
concernant leur travail, ce qui leur permet de tenir un ensemble de normes pour
acquis donc de résoudre plus rapidement les énigmes. Ceci facilite
également l'apprentissage des étudiants scientifiques qui, à la différence des
étudiants en philosophie, n'ont pas à faire face à diverses solutions
concurrentes et incommensurables, parmi lesquelles ils doivent eux-mêmes juger.
L'étudiant en physique peut largement se dispenser de la lecture des œuvres de
Newton, Faraday, Einstein ou Schrödinger puisque leurs travaux sont résumés
sous une forme plus courte, plus précise et plus systématique dans les manuels
modernes. Ce type d'enseignement se révèle extrêmement efficace, bien qu'il
soit plus étroit et rigide que n'importe quel autre, "à l'exception
peut-être de la théologie orthodoxe". Ainsi éduqué, l'Homme de science se
révèle particulièrement efficace pour résoudre des énigmes dans le cadre de la
tradition de la science normale et aussi très bien équipé pour faire naître des
crises ayant un sens, mais pas nécessairement pour trouver de nouvelles
manières d'aborder les problèmes.
Par ailleurs, puisque une
révolution se termine par la victoire de l'un des camps opposés, son résultat
doit nécessairement être considéré comme un progrès par la communauté qui
est alors chargée de s'assurer, via l'éducation, que les générations futures du
groupe verront sous ce jour l'histoire de ces changements. C'est pour cette
raison qu'il n'y a dans la vie scientifique aucun équivalent au musée
artistique ou à la bibliothèque de classiques, quitte à ce que l'histoire soit
distordue et qu'elle apparaisse systématiquement comme un progrès linéaire.
L'auteur précise lui-même que la comparaison avec 1984 de George Orwell n'est
pas absolument aberrante.
Ce ne sont pourtant pas là les seules
raisons du progrès scientifique. La raison principale vient de ce que le
pouvoir de choisir entre différents paradigmes est remis entre les mains de
communautés restreintes extrêmement particulières, au point de n'être
apparues dans l'histoire de l'humanité, qu'au sein des civilisations
descendantes de la Grèce hellénique. Ce groupe de scientifiques "ne peut
pas être tiré au hasard dans la société", il faut qu'ils appartiennent au
cercle défini de ceux qui partagent la même activité professionnelle, sous la
règle stricte, quoique non écrite, de ne pas faire appel en matière de science
aux chefs d'État ou à la masse du public. "Les membres du groupe, en tant
qu'individus et en vertu de leur formation et de leur expérience commune, doivent
être considérés comme les seuls connaisseurs des règles du jeu ou d'un critère
équivalent de jugement sans équivoque". Douter de ces critères
mettrait en péril l'unité de la science. Le groupe ainsi constitué "est
un instrument remarquablement efficace pour porter à leur maximum le nombre et
la précision des problèmes résolus par le changement de paradigme".
Après une révolution, la science augmente son degré de
précision, de spécialisation et de profondeur mais ne croît pas nécessairement
en étendue. Il faut donc abandonner la notion de progression vers la vérité.
En fait, la science n'est pas un processus d'évolution vers quoi que ce soit et
il faut la considérer comme une évolution à partir de ce que nous savons
plutôt que comme une évolution vers ce que nous désirons savoir. Cela
revient à éliminer toute conception téléologique. « Le résultat net d'une
succession de ces sélections révolutionnaires, séparées par des périodes de
recherche normale, est l'ensemble d'instruments remarquablement adaptés que
nous appelons la connaissance scientifique moderne. Les stades successifs de ce
processus de développement sont marquées par une augmentation de l'élaboration
et de la spécialisation". Le processus dans son ensemble, quant à lui, se
déroule sans orientation vers un but précis. En conclusion, l'auteur remarque
que pour prospérer, ce n'est pas seulement le groupe scientifique qui doit être
particulier, peut-être le monde dont ce groupe fait partie doit-il aussi
posséder quelque caractéristique spéciale. Cette question reste ouverte.
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