Une partie du détecteur ATLAS au CERN |
Afin de comprendre l'un des aspects essentiels de
notre responsabilité collective face au futur, il importe de questionner notre rapport à la science
à travers les liens étroits qu’elle entretient avec le progrès technique.
Ces liens sont si étroits que l’on parle de nos jours à juste titre de technoscience afin de signifier qu’il n’y a pas de « science pure ». Celle-ci est toujours liée d’une manière ou d’une autre à des réalisations pratiques et techniques, impliquée dans une trame économique. De plus, les frontières entre ces divers domaines sont poreuses voire fictives, l’un influençant nécessairement l’autre. Nous voyons ici s’entre-ouvrir une première porte vers un univers d’arguments à même d’ébranler de fond en comble la croyance selon laquelle la technoscience serait un « outil » neutre et indépendant, permettant au sujet savant d’agir de manière autonome sur un monde d’objets. La réalité du quotidien de l’immense majorité des chercheurs au CNRS est explicite : accablés par la quête frénétique de financements, leurs axes de recherche sont largement déterminés par des considérations inhérentes aux besoins financiers de leurs collaborateurs industriels. C’est ici que s’envolent les idéaux d’indépendance, de neutralité et –déjà- d’impartialité de la technoscience moderne, fragiles oiseaux effrayés par les lois d’airain de l’économie de marché. L’exemple de la création et du développement du World Wide Web au CERN à la fin des années 1980 est particulièrement révélateur de cet état de chose : ce n’est certes pas uniquement pour la grande beauté formelle du modèle standard que les vingt-deux états membres de la convention financent assidument les gigantesques accélérateurs de particules qui peuplent le sous-sol suisse. Leur construction et leur entretien sont de véritables défis qui impliquent le développement constant de nouvelles technologies à retentissement mondial comme ce fut le cas pour le web, qui passa dans le domaine public dès 1993, mais aussi le développement des moyens d’exploitation de ces technologies, qui représentent autant d’occasions de profits pour les nombreux partenaires industriels du CERN. La recherche scientifique nécessite plus de moyens techniques que du papier, des crayons et du café pour se développer, doit-on vraiment s’en étonner ?
Ces liens sont si étroits que l’on parle de nos jours à juste titre de technoscience afin de signifier qu’il n’y a pas de « science pure ». Celle-ci est toujours liée d’une manière ou d’une autre à des réalisations pratiques et techniques, impliquée dans une trame économique. De plus, les frontières entre ces divers domaines sont poreuses voire fictives, l’un influençant nécessairement l’autre. Nous voyons ici s’entre-ouvrir une première porte vers un univers d’arguments à même d’ébranler de fond en comble la croyance selon laquelle la technoscience serait un « outil » neutre et indépendant, permettant au sujet savant d’agir de manière autonome sur un monde d’objets. La réalité du quotidien de l’immense majorité des chercheurs au CNRS est explicite : accablés par la quête frénétique de financements, leurs axes de recherche sont largement déterminés par des considérations inhérentes aux besoins financiers de leurs collaborateurs industriels. C’est ici que s’envolent les idéaux d’indépendance, de neutralité et –déjà- d’impartialité de la technoscience moderne, fragiles oiseaux effrayés par les lois d’airain de l’économie de marché. L’exemple de la création et du développement du World Wide Web au CERN à la fin des années 1980 est particulièrement révélateur de cet état de chose : ce n’est certes pas uniquement pour la grande beauté formelle du modèle standard que les vingt-deux états membres de la convention financent assidument les gigantesques accélérateurs de particules qui peuplent le sous-sol suisse. Leur construction et leur entretien sont de véritables défis qui impliquent le développement constant de nouvelles technologies à retentissement mondial comme ce fut le cas pour le web, qui passa dans le domaine public dès 1993, mais aussi le développement des moyens d’exploitation de ces technologies, qui représentent autant d’occasions de profits pour les nombreux partenaires industriels du CERN. La recherche scientifique nécessite plus de moyens techniques que du papier, des crayons et du café pour se développer, doit-on vraiment s’en étonner ?
On comprend donc aisément qu’il
serait de mauvais aloi de soutenir tout dualisme manichéen à propos de
l’évolution des technosciences, tant les exemples contredisant une telle
position abondent, ne serait-ce qu’au cours de l’histoire du XXème siècle. Autrement
dit, en utilisant un vocabulaire moral, les technosciences ne sauraient-être
intrinsèquement bonnes ou mauvaises. Mais revenons un instant sur leur
prétendue neutralité, car cette question –et la réponse stéréotypée qui lui est
généralement faite- fonde notre responsabilité collective envers le futur et
envers notre environnement. Définir les sciences et techniques comme essentiellement
neutres, c’est-à-dire comme un ensemble de purs moyens dont les conséquences, tantôt
bonnes tantôt mauvaises, dépendraient uniquement des intentions de ceux qui les
emploient, reviendrait à prétendre contrôler tous les effets du progrès
technique. C’est le fameux exemple du fabricant de couteaux : refusant
d’en faire commerce aux criminels, mais les cédant volontiers aux bons pères de
famille pour couper le pain, ses lames n’en constituent pas moins une
potentialité d’amplification de l’action Humaine. Pour respecter son critère de
sécurité et son impératif moral, le coutelier doit tout d’abord être en mesure
de s’assurer que ces deux catégories d’individus resteront distinctes et
stables dans le temps. En outre, il doit donc pouvoir répondre à la question
suivante : un bon père de famille peut-il, dans certaines circonstances,
devenir un meurtrier précisément en raison de la possibilité qui lui est
offerte de posséder un couteau ? Autrement dit, les actions Humaines et
leurs conséquences dépendent-elles de l’environnement technique dans lequel
elles s’inscrivent ?
D’après Jacques Ellul, l’imprévisibilité et la contingence sont des
caractères indissociables de tout progrès technique. Selon son expression, le
développement technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre : il est
ambivalent. Son action, faite d’un enchevêtrement complexe d’éléments positifs
et négatifs qu’il est impossible de dissocier, engendre nécessairement, en plus
des effets voulus, des conséquences « bonnes » et
« mauvaises » sur lesquelles nous n’avons, en pratique, aucun
contrôle. Ceci s’explique par le fait que l’usage et le développement d’objets
techniques modifient en retour notre rapport au monde. Il y a donc des relations
d’interdépendance collective fortes entre les actions des Hommes, conditionnées
par un monde d’objets techniques qu’ils façonnent et qui les transforment en
retour et non un arraisonnement unilatéral de l’Homme autonome sur un
environnement dont il serait dissocié. Ces effets systémiques laissent place,
d’après Ellul, à un univers ambigu dans lequel la complexité et l’ambivalence
croissent continuellement et rendent inextricables les effets positifs et
négatifs du progrès technique. Après l’exemple du CERN, utilisons un autre cas
de figure historique pour illustrer cette situation. A partir de 1943, lors de
la seconde guerre mondiale, certains des plus éminents physiciens et ingénieurs
de l’époque (Einstein, Bohr, Feynmann, Oppenheimer …) sont réunis dans le plus
grand secret par le gouvernement américain à Los Alamos, dans le désert du
Nouveau Mexique. Leur but : concentrer leurs efforts afin d’accélérer la
conception et le développement de la première bombe atomique et ainsi éviter
qu’elle ne tombe entre les mains du régime nazi. Malgré de fortes réticences
initiales, tous pensaient œuvrer pour la paix. Et, en un sens, ils avaient évidemment
raison. Les réserves de certains d’entre eux à mettre une fois de plus la
physique au service de l’armement avaient été balayées par l’urgence de contrer
la menace que représentait le IIIème Reich. Ces progrès fulgurants dans la mise
au point de l’arme nucléaire jouèrent un rôle décisif dans la victoire des
forces alliées. Ils eurent cependant pour effets, d’une part, les évènements
funestes que l’on sait, à Hiroshima et Nagasaki et, sur une échelle de temps à
peine plus longue, contribuèrent à la terrifiante prolifération des ogives
nucléaires lors de la guerre froide, qui connut une tension paroxystique avec
la crise des missiles de Cuba en 1962, menant les deux blocs au bord de la
guerre nucléaire. Des stratégies de défense furent alors mises en place,
reposant elles-mêmes sur un niveau de développement technologique supérieur,
et l’évolution rapide que connurent la conquête spatiale et les
télécommunications à partir des années 1960 bénéficièrent largement de la volonté
des grandes puissances de mettre en orbite des satellites militaires permettant
de détecter le lancement de missiles intercontinentaux.
Cet épisode met parfaitement en évidence quatre des grandes thèses d’Ellul sur le progrès technique.
1) Tout progrès technique se paie, à un niveau global, d'un prix qui n'est pas nécessairement de même nature que l'acquisition faite. De cette manière, il demeure impossible, d'une part, de parler de progrès technique absolu, et d'autre part de quantifier exactement la valeur créée par rapport à celle détruite.
2) Le progrès technique soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. La solution spécifique d'un problème technique donné engendre alors, dans un mouvement complexe de rétroactions, un ensemble de difficultés nouvelles, qui n'apparaissent à la conscience collective qu'après un certain délai, lorsqu'elles sont devenues irréversibles, inextricables et massives. Il en résulte d'une part que tout progrès technique crée des problèmes de plus en plus difficiles à résoudre par la technique et, d'autre part, que les réponses collective faites à ces problèmes de société courent le risque d'être perpétuellement inadaptées lorsqu'elles sont envisagées sur un mode fragmentaire, isolé, et non systémique.
3) Les effets néfastes de la technique sont inséparables des effets positifs. Comme nous l'avons évoqué précédemment, le progrès technoscientifique engendre une multitude d'effets ambivalents, c'est-à-dire que l'Homme ne peut prétendre faire un usage exclusivement bon ou mauvais d'un outil qu'il considérerait comme neutre. Cela est en partie dû au fait qu'à mesure que les techniques se développent et se ramifient, apparaissent des techniques secondaires conditionnées par l'existence des premières, et ainsi de suite.
4) Tout progrès technique comporte un certain nombre d'effets imprévisibles. Ellul distingue ainsi trois sortes d'effets : les effets voulus, les effets non recherchés mais prévisibles et les effets imprévisibles. La troisième catégorie, qui marque le caractère contingent, complexe et dynamique de l'action humaine collective conditionnée par la technique, se divise en deux sous-groupes. Tout d'abord les effets imprévisibles mais attendus, dont nous ne pouvons parler qu'en termes probabilistes et enfin les effets à la fois imprévisibles et inattendus, dont nous ne savons rien a priori.
De manière générale, à la lumière des quatre thèses que nous venons de résumer, Jacques Ellul pose comme un principe qu'à mesure que le progrès technique se développe, augmente la somme des effets imprévisibles.
2) Le progrès technique soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. La solution spécifique d'un problème technique donné engendre alors, dans un mouvement complexe de rétroactions, un ensemble de difficultés nouvelles, qui n'apparaissent à la conscience collective qu'après un certain délai, lorsqu'elles sont devenues irréversibles, inextricables et massives. Il en résulte d'une part que tout progrès technique crée des problèmes de plus en plus difficiles à résoudre par la technique et, d'autre part, que les réponses collective faites à ces problèmes de société courent le risque d'être perpétuellement inadaptées lorsqu'elles sont envisagées sur un mode fragmentaire, isolé, et non systémique.
3) Les effets néfastes de la technique sont inséparables des effets positifs. Comme nous l'avons évoqué précédemment, le progrès technoscientifique engendre une multitude d'effets ambivalents, c'est-à-dire que l'Homme ne peut prétendre faire un usage exclusivement bon ou mauvais d'un outil qu'il considérerait comme neutre. Cela est en partie dû au fait qu'à mesure que les techniques se développent et se ramifient, apparaissent des techniques secondaires conditionnées par l'existence des premières, et ainsi de suite.
4) Tout progrès technique comporte un certain nombre d'effets imprévisibles. Ellul distingue ainsi trois sortes d'effets : les effets voulus, les effets non recherchés mais prévisibles et les effets imprévisibles. La troisième catégorie, qui marque le caractère contingent, complexe et dynamique de l'action humaine collective conditionnée par la technique, se divise en deux sous-groupes. Tout d'abord les effets imprévisibles mais attendus, dont nous ne pouvons parler qu'en termes probabilistes et enfin les effets à la fois imprévisibles et inattendus, dont nous ne savons rien a priori.
De manière générale, à la lumière des quatre thèses que nous venons de résumer, Jacques Ellul pose comme un principe qu'à mesure que le progrès technique se développe, augmente la somme des effets imprévisibles.
Hannah Arendt (1906-1975) avait largement anticipé la place nouvelle des technosciences dans la vie moderne |
D’un point de vue philosophique,
cette thèse se retrouve chez Hannah Arendt (La condition
de l’homme moderne), pour qui l’Histoire des Hommes est essentiellement
caractérisée par l’irréversibilité ainsi que par l’imprévisibilité. Cette
double fragilité anthropologique de l’action
- par essence collective - permise et amplifiée par la technique, trouve
un remède éminemment culturel : à l’irréversibilité s’oppose la capacité
de pardonner et à l’imprévisibilité celle de promettre. Ces deux attitudes, si importantes en période de crise écologique,
organisent politiquement la société via
la transmission intergénérationnelle et s’enracinent profondément dans le
partage d’une histoire et de valeurs communes. C’est pourquoi l’idéologie des
technosciences neutres est si néfaste : en prétendant que les conséquences
bonnes ou mauvaises des technosciences dépendent seulement de l’usage qu’en
font les décideurs, elle déresponsabilise les scientifiques et les isole du
même coup du processus d’arbitrage censé fonder la démocratie. En effet, les
notions d’ambivalence et d’imprévisibilité systémique du progrès technique
imposent d’emblée la responsabilité scientifique collective par rapport au
futur, c’est-à-dire la nécessité absolue d’enseigner l’Histoire des sciences et
l’épistémologie aux citoyens en général et aux apprentis scientifiques en
particulier. La question des technosciences est donc d’ordre intimement
politique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire
Saisissez votre commentaire.