Deuxième volet de la trilogie. Je parlerai ici de l'éthique développée par Hans Jonas et de ses applications face au risque d'effondrement généralisé prédit par le rapport Meadows de 1972.
Introduction :
L’autorité scientifique est
volontiers saluée par le grand public lorsqu’elle promet monts et
merveilles : voitures autonomes, voyages dans l’espace pour les
particuliers, forage d’astéroïdes … Mais que faisons-nous lorsque les
ingénieurs se changent en oiseaux de mauvais augure et viennent gâcher la fête ?
Le rapport Meadows (ici en .pdf), également appelé Rapport du Club de Rome, est sans doute l’un des documents
scientifiques les plus intéressants du XXème siècle : il présente les
résultats d’un modèle informatique destiné à simuler l’évolution du système
Terre-Humanité dans sa globalité sur la période 1970-2100. Il fut publié en
1972 par une équipe du MIT après avoir été commandité par le Club de Rome, qui
désirait qu’une étude soit réalisée afin de cerner les limites de la croissance
économique. Plusieurs scenarii d’évolution y
sont établis sur la base de paramètres cruciaux (PIB par habitant, taux
de pollution, nourriture, population mondiale …) et les conclusions
convergent : la croissance perpétuelle est un objectif intenable dans un
monde dont les ressources sont épuisables. Ces simulations ont ensuite été
confirmées empiriquement pour la période 1970-2000 par G. Turner (voir ici et ici).
Le bon accord entre les données expérimentales et
les prédictions tendancielles du modèle est un indice fort en faveur d’un
« effondrement global » probable avant 2100 (voir Fig.1). Bien qu’entachée de
fortes incertitudes, l’étude est sérieuse. Le risque est immense. Pourtant, rien
n’a vraiment changé depuis 1972. Comment agir face à une telle situation ? J’aborderai
ici cette question par le versant de l’éthique.
(Pour une présentation rapide,
claire et synthétique du Rapport Meadows, voir le site de J.-M. Jancovici. )
Le principe
responsabilité
En tant que scientifiques, selon
quelles valeurs devons-nous orienter nos actions afin de répondre au mieux aux
conséquences irréversibles du progrès technique, dont l'ampleur est planétaire
et les effets de très longue durée ? Le philosophe allemand Hans Jonas propose
des éléments de réponse dans son ouvrage majeur, Le Principe Responsabilité (Champs Flammarion, trad. Jean Greisch)
La technique moderne, en tant
qu'amplification de l'action humaine, s'est développée à un degré tel qu'elle a
fondamentalement transformé l'essence de notre pouvoir d'agir. L'éthique étant
intimement reliée à l'action, il nous faut donc adapter nos valeurs morales à
ce nouveau contexte. Or, ce changement n'a toujours pas eu lieu et nous
continuons d'agir dans le cadre d'un paradigme moral instauré depuis l'Antiquité
et dont la pertinence est remise en cause par les défis contemporains. Ce
paradigme est celui de « l'œuvre humaine de la cité ». À l'origine,
l'espace établi par et pour la vie humaine dans la nature avait pour but
d'enclore et non de s'étendre. C’était un équilibre à la mesure de l’homme, à
l'intérieur de l'équilibre plus vaste du monde. L'enclave de la cité avait
pour arrière-plan un ordre cosmique immuable et imperturbable. Notre citadelle
artificielle était distincte du reste des choses et constituait le domaine
complet et unique de la responsabilité humaine. La nature qui, quant à elle,
semblait hostile et se gouvernait elle-même, n'était donc pas un objet de
responsabilité. Elle n'était pas le lieu de l'éthique mais celui de
l'intelligence et de la créativité qui, utilisées à bon escient, en faisaient
un réservoir de ressources exploitables. « Mais dans la "cité",
c'est-à-dire dans l’artefact social où les hommes commercent avec les hommes,
l'intelligence doit se marier à la moralité, car celle-ci est l'âme de son
existence. C'est bien ce cadre interhumain qu'habite toute éthique
traditionnelle et elle est adaptée aux dimensions de l'agir humain déterminées
de cette façon ». (Ibid., p.26).
Désormais les choses ont changé et ce cadre n'est plus adapté.
Jusqu'à présent, les signes
distinctifs de l'éthique étaient les suivants.
1) Toute interaction avec le
monde extra-humain était considérée comme neutre et n'affectait que
superficiellement l'ordre des choses : la nature "se gouvernait elle-même".
La technè (l'art, au sens de
production d’artifice) était considérée comme un tribut payé à la nécessité et
non comme un objectif en soi ou comme l'horizon ultime de toute activité
humaine. Le domaine de la technè
était donc plus proche de ce qu'Hannah Arendt appelle le travail que de ce
qu'elle définit comme l'œuvre (Voir cet article pour
comprendre cette distinction). La répercussion de nos actions sur des
objets non-humains ne formait pas un domaine de signification éthique. Mais
l'essence de l'agir humain se transformait à mesure que l'animal laborans laissait la place à l'homo faber.
2) L'éthique traditionnelle est
anthropocentrique.
3) L'essence de la condition
humaine était considérée comme constante, stable et ne pouvait être elle-même
un objet de la technè
transformatrice.
4) L'éthique était locale,
temporellement et spatialement. Elle était relative à l'ici et au maintenant
étant donné la faible portée de l'action humaine. « Le long cours des
conséquences était abandonné au hasard, au destin, ou à la providence ». (Ibid., p.28)
Nombre de commandements moraux
traditionnels portent effectivement la marque de la localité des propositions
précédentes : « aime ton prochain comme toi-même », « fais aux
autres ce que tu souhaites qu'ils te fassent », « subordonne ton bien-être personnel
au bien-être commun », etc. Dans ces maximes, les protagonistes partagent
un présent commun et l'univers moral est peuplé de contemporains. L'horizon de
l'éthique traditionnelle est défini par les vivants actuels, leur durée de vie
et les lieux dans lesquels ils se rencontrent. « Le bras court du pouvoir
humain n'exigeait pas le bras long du savoir prédictif ; la brièveté de l'un
n'était pas plus coupable que la longueur de l'autre. Précisément parce que le
bien humain, connu en son universalité, est le même pour tous les temps, sa
réalisation ou sa transgression a lieu de tout temps et son lieu complet est
toujours le présent ». (Ibid.,
p.30)
On l'aura compris, la technologie
moderne donne une nouvelle dimension à la responsabilité humaine à l'égard de
la nature puisqu'elle l'affecte désormais profondément et durablement. C'est
pourquoi l'éthique doit changer de forme afin d'intégrer d'une part notre
responsabilité envers les générations futures et d'autre part un objet d'un
type entièrement nouveau : la biosphère entière de la planète. Dans ces
circonstances, le savoir joue un rôle nouveau et central en morale. Il devient
une obligation prioritaire et, dans l'idéal, devrait être du même ordre de
grandeur que l'ampleur causale de nos actions. Or, tout savoir prévisionnel est
entaché d'incertitude. L'équivalence entre prévision et praxis technique est donc impossible, la seconde étant
nécessairement supérieure à la première en ce qui concerne la portée de ses
conséquences. « Reconnaître l'ignorance devient ainsi l'autre versant de
l'obligation de savoir et cette reconnaissance devient ainsi une partie de
l'éthique qui doit enseigner le contrôle de soi toujours plus nécessaire de notre
pouvoir excessif » (Ibid., p.33).
Cette profonde asymétrie entre le savoir et le faire appelle un principe régulateur fort : l'heuristique de la peur.
Cette profonde asymétrie entre le savoir et le faire appelle un principe régulateur fort : l'heuristique de la peur.
L’heuristique de
la peur
Grâce à la puissance du système technicien, les
utopies d'hier sont désormais à portée de main des grandes multinationales. Ce
qui n'était autrefois que « jeux hypothétiques et peut-être éclairants de
la raison spéculative, le pouvoir technologique les a transformés en des
esquisses concurrentes de projets exécutables et, en faisant notre choix, nous
devons choisir entre les extrêmes d'effets lointains et en grande partie
inconnus » (Ibid., p.58). Or, l'autonomie du système technicien nous
confronte aujourd'hui en permanence aux perspectives finales de ses utopies.
Cette situation inédite dans l'histoire de l'humanité exige une éthique de la
responsabilité dont la portée, la puissance et la profondeur soient
commensurables à notre pouvoir de disposer techniquement des choses. Il s'agit
donc de bâtir un nouveau type d'humilité, à la mesure de la grandeur
de nos capacités techniques. Une humilité qui permette de rééquilibrer notre
pouvoir de faire avec notre pouvoir de prévoir, d'évaluer et de juger. Hans
Jonas résume : « la méconnaissance des effets ultimes devient elle-même la
raison d'une retenue responsable » (Ibid., p.58)
La première tâche de l'éthique
d'avenir consiste donc à se procurer une idée des effets lointains de nos
actions en établissant des grilles de scénarii d'évolution possibles à l'aide
d'une « futurologie comparative ». C’est précisément l’objectif du
rapport Meadows. L'incertitude inhérente aux modèles de prédiction doit ensuite
être intégrée à la théorie éthique sous la forme d'un nouveau principe, qui est
aussi une prescription pratique.
Lorsque des séries causales de
très longue durée sont engagées, il est beaucoup plus simple, direct et rapide
de savoir ce que nous ne voulons absolument pas (Summum Malum) que de savoir ce que nous voulons (Summum Bonum). Dans de tels cas, l'attitude
la moins responsable consisterait à mettre toute sa confiance dans une chance
infime qu’une solution donnée réussisse à déjouer les risques. Il faut donc, au contraire, donner la
priorité aux pronostics les plus pessimistes. C’est ce que Jonas nomme l’heuristique
de la peur.
Concrètement, cela signifie que doit
être interdite toute technologie ou pratique comportant un risque — aussi minime soit-il — de détruire l'humanité, ses
conditions de possibilité ou sa perpétuation dans la dignité.
Notons qu’il s’agit bien là d’une
heuristique, c’est-à-dire une règle pratique, rapide et intuitive qui n’est pas
nécessairement optimale mais seulement suffisante pour atteindre un but
donné : la conservation de la vie humaine dans la dignité. It’s a
rule of thumb, diraient les anglophones, et non une méthode
rigide et littérale. L'heuristique de la peur doit donc être intégrée dans un
droit nouveau, relatif à l'environnement. Une législation à construire, qui
considèrerait la nature comme un objet de responsabilité. Dans cette optique, il
faudrait établir et utiliser des grilles de scenarii d’évolution probables et
appliquer les risques correspondants dans les décisions politiques. Cette
heuristique est valable dès lors qu’une dimension fondamentale de la vie
humaine est en jeu.
Est-ce le cas lorsque les
promesses de société connectée et d'organisation algorithmique de nos vies
menacent de sombrer vers les pires dérives autoritaires ? À l'horizon 2020, en Chine, la dimension profondément sociale et politique de l'humanité sera-t-elle
définitivement anéantie ? Si ces questions méritent encore d'être débattues,
une certitude demeure : les prédictions du rapport Meadows et leurs
confirmations empiriques sont un signal d'alarme absolument incontournable. De
par l'ampleur du risque qu'elle traduit, cette étude est l'archétype de la mise
en œuvre pratique de la théorie de la responsabilité chez Hans Jonas. Si elle
fut largement critiquée au moment de sa parution (ce qui est normal et sain
dans le processus d'établissement des connaissances scientifiques), les preuves
en faveur de la vraisemblance de ses conclusions n'ont pas cessé de
s'accumuler. C'est pourquoi il est aujourd'hui insensé de
ne pas la prendre en compte dans les décisions politiques.
Toutefois, lorsque les
probabilités d’occurrence d’un événement sont faibles et que les risques
associés ne sont pas « apocalyptiques », ce principe ne s’applique
évidemment pas de la même manière. Une analogie peut être faite avec la
réfutation Poppérienne, qui est également une heuristique permettant de guider
la pensée mais qui demeure, en pratique, inapplicable de façon formelle et
systématique, sous peine d'empêcher le développement des idées et de détruire
la science telle que nous la connaissons. La formulation forte du principe de
précaution que propose Jonas peut ainsi mener à une forme néfaste d'idéologie
lorsqu'elle n'est pas correctement régulée et encadrée. Étant donnée
l'ambivalence intrinsèque du progrès technique, Gérald Bronner tempère : « […] Jonas ne s’est sans doute pas rendu compte que
l’imagination aura toujours assez de ressources pour concevoir et pour rendre
plausibles les scénarios les plus pessimistes, et que les savants, confrontés à
des problèmes d’une extrême complexité, devront toujours concéder, s’ils sont
honnêtes, que le pire n’est jamais strictement impossible. »
Il faut cependant prendre garde
de ne pas systématiquement considérer les questions éthiques comme la marque
d'un conservatisme effarouché ou d'une technophobie inassumée. L'éthique et la
philosophie doivent être les gardiennes d’un contre-pouvoir éclairé face aux
utopies technologiques des patrons de la Silicon Valley. Comme l'explique ici
Jelson Oliveira,
qui parle d'heuristique de la crainte plutôt que de la peur, la crainte n'est
ni l'apanage des lâches, ni une faiblesse paralysant l'action. D’après lui,
« la crainte ne peut pas être confondue avec la peur parce qu’il ne s’agit
pas d’un sentiment d’appréhension, mais d’un sentiment d’alerte et elle ne doit
pas même être confondue avec […] une frayeur, c’est à dire, une peur désespérée
(et même irrationnelle) devant ce qui peut se produire ». Si l'éthique consulte
les inquiétudes plutôt que les désirs, c'est parce que nous pouvons très bien nous
passer du Summun Bonum, mais nous ne
pouvons pas vivre avec le Summum Malum.
Lorsque la vie elle-même est menacée, la recherche du bien comme question
centrale de l'éthique ne tient plus.
Agir face à des menaces globales mais incertaines
Face au risque d'effondrement, l’heuristique
de la peur revient alors à donner plus de poids aux termes d’un pari
épistémologique (les modèles incertains du rapport Meadows) qu’à ceux d’une
réalité politico-pratique (le pouvoir d’achat).
Cette formule montre à quel point
une politique de décroissance responsable peut être impopulaire et
difficile à mettre en œuvre. Dans un monde régi par la croissance et la
surconsommation, on comprend mieux l'engouement pour les promesses
techno-populistes : la technique est fondamentalement bonne et pourra
résoudre tous les problèmes qu'elle a engendrés, à condition qu’elle ne cesse
de se déployer dans nos vies. Hans Jonas nous rappelle à la réalité : « Que
par exemple des sources d'énergie totalement inédite soient découverte, ou des
gisements entièrement nouveaux des sources déjà connues - que de façon générale
il n'y ait pas de fin aux surprises agréables du progrès et que l'une ou
l'autre de celles-ci nous sortira à temps de l'embarras : tout ce que nous
avons vécu au cours du siècle passé ne permet nullement de l'exclure, mais y
compter serait totalement irresponsable ». (Ibid., p. 235)
Il est très difficile de décrire
précisément les conséquences du changement climatique, de l’effondrement et de
la transition énergétique qui s'annoncent. D'abord parce que l'ampleur des
transformations à moyen terme dépendra des comportements que nous adopterons
dans un futur proche. Ensuite parce que les modèles physique sont
nécessairement entachés d'incertitude. De plus, comme l'explique ici Jean-Marc
Jancovici,
« le risque se situe toujours au croisement d'une perturbation et d'une
capacité de résistance ». Or, on ne peut spéculer sur la capacité de
résistance future. Étant donné que la vie se rapporte fondamentalement à la
capacité d'adaptation, il est fort probable que l'homme puisse survivre dans un
monde ayant subi un réchauffement global de 5 degrés Celsius (la population
mondiale s'en trouverait, certes, drastiquement réduite). Cependant, miser sur
cette assurance est, selon Jonas, tout aussi irresponsable que les promesses
techno-populistes précédemment décrites. Il pose en effet explicitement la
question : « À quoi l'homme doit-il s'habituer ? À quoi a-t-on le droit de
le forcer ou de l'autoriser à s'habituer ? Par conséquent : quelles conditions
de son adaptation a-t-on le droit de laisser naître ? » (Ibid., p.235). Ces questions, qui sont
la responsabilité de l'homme d'État, supposent que celui-ci mette l'idée de l'humain
au centre de ses préoccupations. Les ingénieurs qui siègent actuellement dans
les comités d'éthique des
multinationales ont-ils reçu la formation anthropologique adéquate pour aborder
ces questions ?
Bien que les risques subséquents
soient immenses, il y a une incertitude irréductible à les quantifier. Il est
en effet très difficile de prévoir la capacité de réponse des hommes à moyen
terme, à cause des effets non-linéaires, chaotiques et en raison de la
métastabilité générale du système Terre. Des transformations massives peuvent
advenir de manière très lente ou au contraire quasi-instantanée. Comme le dit
J.-M. Jancovici : « Lutter contre le changement climatique, c'est
bander tous ses muscles pour atteindre un objectif que nous ne sommes pas
capables de discerner avec précision, tout en ne sachant pas à quelle distance
il se trouve ». Comment intégrer cette indétermination fondamentale dans
une politique pratique et efficace de transition ? L'homme d'État doit-il tirer
la sonnette d'alarme en « risquant » de se tromper et de voir ses
mesures politiques réfutées par un avenir calme et sans dangers ? Ou doit-il au
contraire prendre les précautions qu'impose la rationalité scientifique en considérant
les incertitudes et les barres d'erreur, au risque de minimiser le danger et
ainsi retarder l'action ?
Qu’est-ce qu’un pouvoir responsable ? (Expériences de pensée)
Hans Jonas affirme que nous
sommes, dans une certaine mesure, responsables des générations futures. Il
fonde sa théorie sur le modèle de la relation parent-enfant : le premier
est responsable de la vulnérabilité du second, qu’il a mis au monde sans son
consentement. « Le joueur qui au casino met en jeu sa fortune agit avec
étourderie ; si ce n'est pas la sienne, mais celle d'un autre, il le fait de
façon criminelle ; mais s'il est père de famille, alors son agir est
irresponsable, même s'il s'agit incontestablement de son propre bien et
indépendamment du fait qu'il perde ou qu'il gagne ». (Ibid., p. 183)
Il précise sa définition en
prenant pour exemple le comportement d'un « conducteur casse-cou ».
Un tel conducteur est étourdi par rapport à lui-même s'il est seul à bord de son
véhicule (et, en première approximation seul sur la route). Mais dès lors que
sa conduite met en danger des passagers, alors il est irresponsable. En les
accueillant à bord il a assumé une responsabilité, dont la durée et les modalités
sont celles du trajet (et celles-ci seulement). Dans des circonstances
différentes, cette responsabilité n'aurait pas nécessairement lieu d'être. Mais
dans le cas précis de ce trajet, un comportement irréfléchi devient, en raison
des circonstances, une faute en soi même si aucun accident ne survient. Car en
effet, pour Hans Jonas, la responsabilité est un rapport non réciproque, une
relation asymétrique : « Le bien-être, l'intérêt, le sort d'autrui a été
remis entre mes mains du fait des circonstances ou d'une convention, ce qui
veut dire que mon contrôle sur cela
inclut en même temps mon obligation pour
cela ». (Ibid., p.184)
C'est pourquoi tout pouvoir n'observant
pas d'obligation à l’égard de ceux sur qui il s’exerce doit être qualifié
d'irresponsable. Il s'agit d'une rupture du rapport de confiance, qui est
l'autre versant de la responsabilité. Dans ces conditions, il importe donc de
délimiter clairement les domaines du pouvoir et de la compétence afin de
préserver ce rapport de confiance.
Hans Jonas propose une autre analogie
forte pour fonder ces catégories : celle du capitaine de navire. Celui-ci porte
la responsabilité du bateau et des passagers. Mais supposons qu'il y ait aussi à
bord un millionnaire, actionnaire principal de la compagnie maritime, qui
pourrait selon son désir engager ou renvoyer le capitaine. Supposons de plus
que ce riche homme d'affaire souhaite voir le navire battre un record de
vitesse et donne l'ordre de pousser les moteurs à leur puissance maximale, sans
tenir compte des risques subséquents. De manière générale, un tel personnage
aurait un pouvoir plus grand que celui du capitaine. Mais pas dans cette
situation. En tant qu'employé, le capitaine pourrait répondre à un rapport de
subordination et son « irresponsabilité obséquieuse » serait alors récompensée, tandis que sa « responsabilité
désobéissante » serait punie. Dans le cadre du navire cependant, le
rapport est inversé. C’est le capitaine qui est le supérieur en raison de son
avis plus éclairé, de sa compétence plus grande et surtout parce que c'est lui,
et non un autre, qui « tient la barre ».
Mais une relation de
responsabilité peut-elle exister dans une situation où l'asymétrie joue un rôle
moins important ? C'est-à-dire entre des acteurs égaux et indépendants, entre
pairs parfaits. Dans ce cas, on observe des rapports de responsabilité
réciproques dont l'objet est la réussite de l'entreprise collective, comme par
exemple lors de l'ascension d'une montagne. « Ici également le danger d'un
manquement à la responsabilité est donc permanent - une forme
"d'irresponsabilité" qui n'implique pas d'acte positif de dénégation
comme celui du joueur, pas de comportement non éthique au sens habituel. Cette
forme imperceptible, inattentive, non voulue [...] est d'autant plus dangereuse
et ne se laisse pas identifier avec un acte déterminé (puisque elle consiste
précisément dans un "laisser-faire" inactif) » (Ibid., p.186)
La ressemblance est frappante avec l’inaction
de nos dirigeants face au risque d’effondrement.
Conclusion
Pour conclure, quelques
précisions qui pourront être utile à la construction d’un droit nouveau et, peut-être, à
l’écriture d’une constitution adéquate.
Il existe deux modes principaux
de responsabilité. D'une part la responsabilité naturelle qui est celle du
parent envers son enfant et qui ne dépend d'aucun consentement mutuel
préalable. Elle est irrévocable, non résiliable et globale. D'autre part, la
responsabilité instituée artificiellement par l'attribution et l'acceptation
d'une charge, par un accord tacite ou en vertu de la compétence. Celle-ci et circonscrite
par la tâche quant à son contenu et quant à sa durée. Dans les deux cas, le but
ultime de la responsabilité, par-delà son objet direct, est « le maintien
des rapports de confiance comme tels, sur lesquels repose la société et le
vivre-ensemble des humains : et cela est un bien substantiel comportant sa propre
force d'obligation » (Ibid., p.187).
Dans le cadre d’un contrat social, l'existence de ce bien n'est jamais garantie
et dépend intégralement de nous. Ceci implique une charge tout aussi inconditionnelle
et irrévocable que celle de la responsabilité parentale naturelle, qui est,
selon Hans Jonas, la forme canonique de la responsabilité.
Il y a enfin une troisième
catégorie, caractéristique de la liberté humaine (au sens d'Hannah Arendt où
politique et libertés sont consubstantiels) : la responsabilité librement
choisie de l'homme politique. L'homme d'État authentique, selon Jonas, devra
agir « au mieux des intérêts de ceux sur lesquels il exerce le pouvoir, pour lesquels donc il le détenait. Que
le "sur" devienne un "pour" forme l'essence de la
responsabilité ». (Ibid., p.189)
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