Axonmétrie N°1 :
Savane. (Guillaume P., 2019).
Image utilisée avec l’aimable autorisation de
Guillaume, dessinateur et auteur du blog https://jedessinedesanimaux.com/ où
vous pourrez retrouver l’intégralité de son travail.
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D'un
point de vue anthropologique, les images ont la capacité d'anticiper des
phénomènes qui n'apparaissent que plus tard sur le plan discursif. L'émergence
du naturalisme en occident se repère ainsi dans la peinture dès le XVème siècle
alors qu'elle ne s'exprime dans le discours qu'à partir du XVIIe siècle. Voyons
comment Descola décèle le changement d’ontologie qui, de l'analogisme au
naturalisme, révolutionna la pensée scientifique européenne.
D’après
lui, certaines raisons historiques ont conduit la métaphysique naturaliste à ne
s’instituer et se stabiliser qu'une seule fois dans l’histoire de l’humanité.
Ce fut en occident, à partir du XVème et jusqu’à nos jours. Dans ce
bouleversement, la culture visuelle joua un rôle prépondérant qui conféra à
notre ontologie des caractéristiques uniques et notamment son caractère
dialectique, qui lui permet d’intégrer la conflictualité et les contradictions [A].
Concrètement, cela se traduit par la coexistence et l’affrontement permanent,
au sein du naturalisme, de multiples discours et points de vue opposés sans que
n’en soit affectée ni l’unité ni la cohérence du schème dans sa globalité. Une
vision héraclitéenne du changement. Mais où mène cette continuelle
transformation intellectuelle de l’occident ?
Note : Outre une nouvelle police de caractères, cet article
expérimente une écriture non-linéaire « en 2D » avec des scolies (notées
[A], [B], [C]) pouvant être lues dans l’ordre imposé par les renvois, ou bien indépendamment.
Ou pas lues du tout. Le but étant de simplifier la lecture en allégeant le
texte principal.
Les prémisses d'une révolution.
L'année
de publication du « Dialogue sur les deux grands systèmes du monde »
de Galilée, en 1632, pourrait être posée comme date symbolique du basculement
dans la révolution scientifique. On observe en effet à cette période la
manifestation la plus visible de l'emprise du naturalisme sur les élites
cultivées européenne. Cependant, Descola considère que les prémisses de ce
mouvement sont perceptibles dans les images jusqu'à deux siècles plus tôt, au
cœur d’une époque encore dominée par l’analogisme [B]. Quelle méthode utilise-t-il
pour parvenir à cette conclusion ?
Il
cherche tout d'abord à mettre en évidence dans les représentations picturales
les deux caractéristiques qu'il considère comme typiques du naturalisme : à
savoir l'intériorité distinctive de chaque humain d'une part et la continuité
physique des êtres et des choses dans un espace homogène d'autre part. Une fois
ce principe posé, on peut alors remarquer que « ces deux objectifs on reçu
un début de réalisation dans la peinture du nord de l'Europe dès le XVème
siècle » (Philippe Descola, La composition des mondes, p.255 ,
Champs essais, Flammarion, 2014).
L'Homme au turban rouge, de Jan Van Eyck (1433), donne tout son sens à l'expression de "peinture d'âme". |
On
invente en effet à cette époque, en Bourgogne et en Flandre, une nouvelle façon
de peindre centrée sur la représentation et l'individuation du sujet humain et
de sa physionomie propre, lui-même inséré dans un monde matériel extrêmement
détaillé. « Le naturalisme advient ainsi dans les images à travers deux
genres inédits : la peinture d'âme, c'est-à-dire la représentation de
l'intériorité comme indice de la singularité des personnes humaines, et
l'imitation de la nature, c'est-à-dire représentation des contiguïtés matérielles
au sein d'un monde matériel et physique qui mérite d'être observé et décrit
pour lui-même » (Ibid., p.256)
D'un
point de vue anthropologique, les images ont la capacité d'anticiper des phénomènes
n'apparaissant que plus tard sur le plan discursif. L'émergence du naturalisme
se repère ainsi dès le XVème siècle alors qu'elle ne s'exprime dans le discours
qu'à partir du XVIIe siècle. Dans la peinture, typiquement, le regard, la
ressemblance au modèle ainsi que la vraisemblance des situations sont
particulièrement travaillés. Par contraste, l'imagerie médiévale s'attache peu
à représenter finement les individus : il s'agit d'humains génériques et pas
encore de personnes. « Parallèlement, l'art manifeste aussi le désir de
rendre tangible l'organisation des objets du monde dans un espace cohérent,
structuré selon des lois géométriques, qui n’a plus rien à voir avec l'espace
symbolique de la plus grande partie de l'imagerie médiévale ». (Ibid., p.273)
Cette
dernière était en effet dominée par une organisation et une représentation
hiérarchique des éléments selon leur importance théologique dans une scène
sacrée.
Détail de la tenture de l’Apocalypse commandée en 1375 par le Duc d'Anjou. Les personnages sont génériques et l'espace n'est pas encore mathématisé. |
À partir de l'âge classique en revanche, la place et la dimension des
éléments sont soumises aux lois de la géométrie dans un référentiel purement
mathématique.
Ceci marque, dans les images, un changement dans la
composition du monde qui n'est pas encore présent dans le discours. Pour cette
raison, Descola pense que le naturalisme a d'abord émergé dans l'imagerie avant
de se propager aux autres domaines de la pensée et de l'action [C]. « Ce
bouleversement de la culture visuelle qui s'est diffusé de façon épidémique
dans les ateliers des enlumineurs et des peintres a rendu ostensibles des
continuités et des discontinuités entre les êtres qui furent par la suite
exploitées de façon discursive dans la philosophie, dans la théologie, etc
... » (Ibid., p.273)
Représentation d'Anne de Bretagne peinte par Jean Perréal (Connu entre 1483 et 1530). La fin du XVème siècle Français donne encore à voir des personnages génériques et des perspectives hasardeuses. |
Évolutions et dépassements du naturalisme classique.
De
la même manière, Descola analyse la corrélation entre l'abandon de ces codes
visuels et l'ébranlement contemporain du naturalisme, depuis le début du XXème siècle.
Il prend pour exemple la transformation, dans la culture visuelle, du statut
d'exception de l'homme comme sujet et l'apparition du nouveau paradigme
matérialiste selon lequel l'esprit est une propriété émergente de la matière
organisée. Selon cette conception, l'âme, la subjectivité ou l'intériorité sont
des produits du corps physique et non pas des choses en soi dotées d'une
réalité propre. Ce type de réductionnisme a connu diverses formulations depuis
le matérialisme classique du XVIIIème siècle jusqu'à la philosophie de l'esprit
contemporaine [A]. Il en résulte une remise en question de l'un des deux piliers du
naturalisme : le caractère distinctif de l'intériorité humaine. Dans le même
mouvement, l'autre pilier se trouve renforcé : « désormais, tout est
physicalité, tout est nature, y compris l'esprit humain » (Ibid., p.274).
On
peut ainsi distinguer les métamorphoses modernes de cette dialectique
corps/esprit dans la peinture hollandaise dès la seconde moitié du XVIIème siècle.
On y trouve en germe les formes primitives de représentations nouvelles,
annonciatrices des tendances philosophiques, biologiques, et psychologiques à
venir. Ces images mettent en évidence une transformation du rapport au monde
dont l’éclosion était déjà à l’œuvre dans divers domaines de l’expérience
collective. Dans ce travail pictural se donne à voir un ensemble de
dispositions proto-conceptuelles inédites, qui précèdent le discours et le
rendent possible. Un terreau fertile et précurseur, encore en deçà de la
conscience réflexive, mais dont les potentialités allaient être largement
actualisées par la suite, dans le travail des intellectuels et des savants.
« Dans
ce que l'on appelle la peinture de genre du siècle d'or néerlandais, qui
représente les dimensions profanes, et parfois prosaïque de la vie quotidienne,
l'intériorité des personnages représentés devient en grande partie
indéchiffrable, contrairement aux efforts qui étaient fait auparavant pour la
restituer de façon fidèle » (Ibid.,
p.275).
La leçon de lecture peinte par Ter Borch (1652) témoigne d'intériorités humaines désormais évanescentes. |
Dans
un tableau comme la Leçon de lecture, peint vers 1652 par Gérard Ter
Borch, on voit la singularité individuelle des personnages s'effacer au profit
d'un réseau de relations construit entre eux. L'intériorité ne joue plus qu'un
rôle secondaire et se constitue désormais dans la rencontre entre les
individus. Au XVIIIe siècle, on voit ensuite progressivement apparaître des
images entièrement focalisées sur les règles de construction du mouvement et de
la vie. Les reconstructions anatomiques d'Honoré Fragonard (1732-1799) et, plus
tard, la chronophotographie en sont des exemples typiques. Ces deux techniques, pour différentes
qu'elles soient, mettent en évidence la dimension physique interne d'une part
et la décomposition du mouvement d'autre part. Elles témoignent ainsi de la
transformation de progressive du rapport entre les dimensions physiques et
mentales de l'Homme.
Un "cavalier écorché", d'Honoré Fragonard (1765). Une ressemblance avec la savane axonométrique au frontispice de cet article ? |
Chronophotographie. Eadweard Muybridge, Cheval au galop (1878). |
Ce
n'est donc pas uniquement dans leur valeur esthétique que réside l'intérêt de
ces images. Descola met plutôt en exergue leur capacité, en tant que résultats
de techniques de figuration, à rendre visible une réalité difficile à conceptualiser
car elle n’est pas directement présente et ne se manifeste parfois que par
l’intermédiaire de dispositifs élaborés, comme produit du fonctionnement
conjoint de plusieurs machines. De nos jours, typiquement, « la
neuro-imagerie va au bout de cette logique en montrant la structure physique de
la pensée, en faisant de cette mise à l'écart de l'intériorité son objet
même ». (Ibid., p.276)
Un exemple de neuro-imagerie contemporaine (vues en coupe de l'activité cérébrale). |
Scolie
[A] : Les caractéristiques réflexives uniques du naturalisme.
Le naturalisme
est typique de la modernité en Occident. L'une de ses caractéristiques
remarquables est de pouvoir prendre conscience de ses spécificités afin de les
examiner et de les critiquer.
Chaque
cosmologie définit en général des continuités, des discontinuités et des
relations entre les êtres qui peuplent le monde, de sorte qu'il se dégage
« une unité de traitement des humains et des non-humains qui donne une
coloration très spécifique à l'ethos d'un collectif » (Ibid., p.285). Dans le cas du
naturalisme pourtant, un grand nombre de points de vue contradictoires et
conflictuels peuvent coexister en reposant sur des valorisations et des
hiérarchisations différentes des êtres. C’est cet aspect dialectique qui lui
confère son caractère réflexif. Il en constitue le moteur, la source de son
évolution permanente. Ainsi, alors que l'unité des points de vue est très
fréquente dans les autres cosmologies, « il est impossible pour les
modernes de schématiser leurs rapports avec la diversité des existants au moyen
d'une relation englobante » (Ibid.,
p.286).
Par
exemple, des collectifs analogistes, comme en Inde, peuvent segmenter leur
relation au monde selon des spécialisations de caste ou de métier. Cependant,
« cela ne prend pas les proportions que l'on peut trouver dans le
naturalisme, où la diversité des conceptualisations conflictuelles est tout à
fait singulière » (Ibid., p.287).
Ceci explique en partie la coexistence d'une grande variété de métaphysiques
contradictoires dans la philosophie moderne et l'affrontement des idées qui en
résulte. Depuis la Grèce antique, en effet, la découverte de la possibilité de
travailler les concepts scientifiques et politiques en les maintenant dans un
étau logique a donné naissance à de nombreux systèmes philosophiques. Et
ceux-ci sont assimilables à autant de mini-ontologies distinctes à l'intérieur
d'un schème cognitif plus vaste. « Ce genre de configuration
intellectuelle et politique est assez exceptionnel dans l'histoire de
l'humanité, même si des choses similaires sont apparues ailleurs » (Ibid., p.288).
Descola
avance l'hypothèse suivante :
Le
naturalisme se serait développé à plusieurs reprises et en des endroits
différents du globe sur le terreau de l'analogisme. Il n'aurait toutefois
atteint la maturité, c'est-à-dire la capacité de se reproduire et de se
disséminer, qu'en Occident moderne.
Il
prend pour exemple l'atomisme de Démocrite. Élaboré dans l'Antiquité, ce
matérialisme élimine toute téléologie en réduisant la nature à un agencement
objectif d'atomes gouvernés par le principe de nécessité. Moderne avant
l’heure, en avance sur son temps, cette métaphysique qui préfigurait le
déterminisme matérialiste de la physique classique tomba en désuétude sans être
exploité plus avant.
Scolie [B] : L’analogisme :
un terreau fertile pour le naturalisme.
D'autres
exemples sont cités p.289, en particulier la philosophie et les sciences arabes
du IXème au XIVème siècle. Ainsi, il aurait été possible de voir éclore dans
l'Antiquité ou dans l'Islam médiéval (période toutes deux analogistes) une
forme de naturalisme qui n'est pourtant restée qu'à l'état de potentialité. L'écriture
a sans doute joué un rôle crucial dans l'émergence du geste réflexif qui
caractérise le naturalisme. Il ne faut toutefois pas la séparer des autres
techniques de fixation des traces mnésiques, comme les systèmes de calcul et de
mémorisation permettant de consigner les données numériques. L'écriture est une
technique parmi d'autres ayant permis d'étendre et de fixer les capacités
mentales. Ces techniques prennent toute leur importance dans les collectif
analogistes, où il est indispensable de pouvoir associer à divers éléments du
monde des signes matériels visibles et manipulables. Cela en vue de fonctions
utilitaires (gestion des récoltes, commerce …) mais aussi afin d'isoler et de
reconnaître les singularités, de reproduire les connexions entre elles,
notamment dans le cas de la divination. Des spécialistes (médecins, devins,
comptables, prêtres, astrologues …) peuvent ensuite manipuler ces systèmes de
mémorisation, d'inscription et d'interprétation des informations afin de
détecter des régularités et des correspondances dans les événements de la vie
quotidienne. Pour cela, des tableaux d'équivalence et de conversion, des
algorithmes et des modèles réduits étaient employés. On voit donc que
l'analogisme présente une combinaison d'aptitudes, de techniques et de cadres
institutionnels propices et indispensables au développement de la science
européenne ayant suivi l'avènement du naturalisme.
« En somme, ce sont les
différentes techniques de comput et de fixation des traces mnésiques, dont
l'écriture, combinées à l'existence de collèges de spécialistes transmettant
des savoirs ésotériques et en concurrence les uns avec les autres, qui ont sans
doute contribué, dans quelques collectifs analogistes, à l'apparition de ces
dispositions réflexives [...] » (Ibid.,
p.292).
Il
faut donc se garder d'interpréter l'évolution du naturalisme comme une
trajectoire rectiligne qui, depuis les ténèbres de la pensée médiévale aurait
abouti à la modernité éclairée que porte la science, en dévoilant une fois pour
toutes les lois de l'univers et l'essence des choses. En effet, les intuitions
élémentaires propres au naturalisme (statut exceptionnel de l'intériorité de
l'homme par opposition à sa physicalité) « font partie de l'équipement de
base de l'humanité, mais [...] pour des raisons historiques qu'il s'agit de
préciser, elles ne se sont instituées et stabilisées qu'une fois » (Ibid., p.296).
Ainsi,
le proto-naturalisme de l'islam médiéval entre le XIème et le XIIIème siècle
aurait été stoppé dans son développement pour des raisons liées à la culture
visuelle. Selon cette hypothèse, l'absence d'images dans le monde musulman
aurait contribué à limiter la diffusion des intuitions naturalistes dans la
culture commune.
Mais ceci n'est qu'une hypothèse.
Scolie
[C] : Modalités de changement d’ontologie.
L’identification
des modalités concrètes de passage d'une ontologie à une autre demeure une
question ouverte. Il existe diverses possibilités pour concevoir et décrire la
façon dont les cosmologies entrent en relation dans le temps et entre elles.
Philippe Descola propose le modèle suivant.
La
transition peut par exemple s’effectuer en cas de conquête ou de colonisation.
Mais l'un des mécanismes les plus importants est ce que Descola appelle
l'exaptation. Il s'agit d'un terme provenant de la biologie qui sert ici à
désigner « des processus au cours desquels une institution apparue pour
remplir une fonction donnée en vient au cours de l'histoire et sous l'effet des
mutations qu'elle impose au système social, à endosser une autre fonction qui
est parfois très éloignée de la première » (Ibid., p.258). Ainsi, une institution peut se transmettre d'un
système à un autre tout en changeant de fonction. C'est le cas du rapt
d'hommes, de femmes et d'enfants en Amazonie, dont le but était de les intégrer
à la cellule domestique en tant que membres du groupe. Issus de tribus
ennemies, ces captifs étaient traités normalement et ne songeaient donc pas à
fuir. Ce type de prédation animiste s'est transformé sous l'influence des
puissances coloniales, afin de créer un marché destiné à vendre la force de
travail des prisonniers aux propriétaires de plantations. On passe donc de
l'incorporation animiste des ennemis à une marchandisation esclavagiste
destinée à acquérir des biens matériels. On peut aussi mettre en évidence des
séries continues de variations intermédiaires dans les institutions, qui aboutissent
à un changement du schème cognitif global.
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