Cartographie des incendies en Amazonie : une représentation typiquement naturaliste du drame (notamment via l'abstraction et la quantification de l'espace physique, considéré comme généralisable dans sa mathématisation). Source : https://www.courrierinternational.com/article/bresil-en-amazonie-la-deforestation-lorigine-des-flammes |
Le
naturalisme, cette conception née en Europe au tournant du XVIIème siècle selon
laquelle les humains constituent une sphère séparée du reste du monde, semble incapable de
faire de la nature un enjeu politique et ne conçoit le milieu environnant que
comme un simple gisement de ressources.
Pourtant, les conditions matérielles
objectives (plantes, animaux, ressources …) déterminent nos conditions
d'existence en influant sur le cours de l'histoire et dans la politique. Mais
cette façon de voir les choses ne fait que perpétuer la vieille séparation
entre humains et non-humains, entre culture et nature. Désormais, il nous
incombe de penser le devenir de ces deux catégories non plus comme des
variables indépendantes mais en tant qu’elles sont intrinsèquement liées.
L’idée
de protéger la nature suppose déjà une coupure entre l’homme et la nature. Pour
les indiens d’Amazonie, qui sont animistes, cela n’a donc pas de sens. Au
mieux, ils s’approprient cette idée pour des raisons politiques (protection
contre la spoliation de leur lieu de vie par l’envahisseur occidental).
Dans
une certaine mesure, l’écologie dualiste procède de la nostalgie d’un passé
imaginaire. Elle dérive du rapport romantique à la nature entretenu au XIXème
siècle par les élites urbaines européennes, au moment de la 1ère grande vague
d’industrialisation et pourrait, au fond, n’être que la rémanence du vieux fantasme
d’un passé arcadien.
Il
nous faut désormais apprendre à penser hors du carcan de l'idée de nature.
Concrètement,
cela implique d'abandonner la vision que nous avons de la société comme une réalité
distincte de l' environnement extérieur. Or, ce modèle "d'artefact social" est encore largement présent dans la sphère
politique. Les unités de base d'appréhension de la vie politique que sont la société
et le territoire délimité (le Demos
grec)
pourraient être adéquatement remplacées par un tissu d'écosystèmes à la
fois interdépendants et en partie autonomes. Dans ce réseau de relations se
produisent des échanges d'énergie et d'information destinés à perpétuer la vie des
humains et des non-humains. Cette transition d’une vision statique vers une
nouvelle forme de relationnisme dynamique ne pourra pas être menée de façon
simplement théorique et abstraite.
Pour
comprendre l'ampleur de la transformation qui s'impose, Descola prend l'exemple
des sites sacrés en Australie, qui relient ensemble un grand nombre d'éléments
humains et non-humains, d'une manière qui dépasse le simple plan conceptuel. De
tels sites ne sont pas seulement sacrés au sens où nous l'entendons grâce à nos
concepts issus de la religion du Livre, ils sont littéralement vitaux.
Par
exemple, l'effondrement, causé par une compagnie minière australienne, d'une
formation rocheuse sacrée connu sous le nom de « Deux femmes assises »,
a provoqué chez les aborigènes une vague de maladies et de décès. Cette
destruction « n'a rien à voir avec ce qui se passerait si des sites sacrés
comme Notre-Dame, ou la grotte de Lourdes disparaissaient, des événements
dramatiques sans aucun doute, mais qui ne provoqueraient pas la mort directe
des fidèles. Car ce qui est détruit avec un site totémique, ce n'est pas
seulement un lieu occasionnel de cérémonies, c'est ce que l'on pourrait appeler
une "couveuse ontologique", c'est-à-dire le lieu où se joue très
concrètement la formation de l'identité des membres d'un collectif, la racine
commune à un groupe d'humains et de non-humains. Ce ne sont pas seulement des
lieux qui symbolisent la présence d'êtres "surnaturels", mais le
principe de leur existence elle-même et de leurs rapports vitale à une
communauté concrète ». (Philippe Descola, La composition des mondes, p.326 ,
Champs essais, Flammarion, 2014).
En
est-il de même des groupes humains animistes, dont les lieux de vie partent en
fumée dans les incendies de la forêt Amazonienne ?
Faut-il un retour au sacré pour sauver
la planète ?
Sommes-nous
(l'Occident moderne) la seule société dans l'histoire humaine à avoir été
construite en écartant le sacré ?
En
fait, pour une grande partie de l'humanité, la notion de sacré n'a simplement aucun
sens. La distinction entre sacré et profane est spécifique des trois religions
du Livre (Judaïsme, Christianisme, Islam), fondées dans la cosmologie
analogiste,
c'est-à-dire tout à fait singulières à l'échelle de l'humanité. Elle n'a donc
que peu de sens en dehors de l'univers culturel où elle s'est développée.
Dans
de très nombreuses régions du monde, les religions ont davantage une fonction
de ritualisation de la vie civique, c'est-à-dire une fonction technique que
l'on pourrait qualifier de régulation sociale.
Une grande partie de l'humanité
vit donc dans un univers aussi peu sacré que le nôtre.
Cet univers est
peut-être enchanté au sens de Max Weber (on y trouve esprits, ancêtres, etc…) mais n'est pas nécessairement fondé sur
la séparation dualiste entre sacré et profane. Descola milite donc pour une
décolonisation des concepts : une étude d'anthropologie comparative ne doit pas
prendre pour modèle les pratiques occidentales, qui doivent plutôt être pensées
comme exception à l'échelle du globe. Le monde est d'une diversité plus grande que
ce que ces dichotomies ne permettent de penser.
Pour
Descola, il n’y a pas de bijection entre le naturalisme et la
crise écologique. En effet, comme l'a montré Jared Diamond, de nombreuses
sociétés étrangères à l'épistémè
naturaliste ont également connu des situations mettant en péril leur propre
survie. Des effondrements sont survenus à la suite d'accroissements
démographiques et d'épuisement des ressources dans un habitat limité. La
nouveauté dans la situation actuelle réside dans l'interconnexion planétaire
des pressions anthropiques sur l'environnement.
Le
grand défi qui se pose à l’humanité occidentale est donc de repenser les
rapports entre humains et non-humains dans des modalités différentes de celles
du naturalisme. L’héritage de plusieurs siècles de pensée moderne doit
maintenant être dépassé, mais il serait naïf de croire que la solution puisse venir
d’autres civilisations ou d’une ontologie différente de la nôtre.
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