vendredi 29 mai 2020

Coronavirus et gestion de crise : autant d’avis que d’experts ?

Différents scenarios possibles. Mais avec quelles données sont-ils élaborés ? source
Alors que les connaissances sur le coronavirus restent encore partielles et ne cessent d’évoluer, nous assistons, à travers le prisme médiatique, aux développements de sciences « en train de se faire ». Dans cette cacophonie, les injonctions contradictoires se sont multipliées, laissant apparaître de profonds dissensus entre les experts. Pour Jonathan Fuller, professeur de philosophie de la médecine à l'université de Pittsburgh, ces désaccords ont pour origine la pluralité d'approches et d'écoles au sein même des scientifiques.

Imminence d’une deuxième vague, choix d’une stratégie de dépistage, actuellement les exemples de désaccords entre les scientifiques sont nombreux. Sans parler des interférences purement politiques venant obscurcir ces questions. Dans ces conditions, que reste-t-il de “l’unité de la science” ?

Cette question, est abordée par Fuller dans son article sous l’angle de la diversité : il n'y a pas UNE démarche scientifique mais une pluralité d'approches ayant chacune leur histoire.

Selon lui, il y a ainsi actuellement deux groupes distincts de scientifiques qui étudient le coronavirus : Les premiers se concentrent davantage sur la santé publique (public health epidemiologists) et les seconds sur l'épidémiologie clinique (clinical epidemiologists). 
 
Chacun de ces groupes utilise des méthodes et des modalités de preuves différentes. Par conséquent, les faits sur lesquels se fonde leur représentation du virus (donc, in fine, la nôtre) ne sont pas sélectionné selon les mêmes critères. 
 
Pour cette raison, ces deux groupes de scientifiques ne sont pas des pairs au sens classique du terme puisqu'ils sont en désaccord non pas uniquement sur la manière de résoudre un certain nombre de problèmes paradigmatiques acceptés par tous mais, plus profondément, sur la façon même dont ces problèmes sont définis dans la pratique. Ces deux communautés sont en désaccord sur la question de savoir quels faits sont pertinents, quelles croyances sont justes et comment éviter les erreurs.

Les deux grandes tendances


Le premier camp, celui des épidémiologistes en santé publique, a pour objectif d'analyser, de quantifier et de gérer le risque au niveau de la population globale. Pour cela, des simulations numériques sont élaborées afin de modéliser des scénarios possibles d'évolution de la maladie et d'anticiper, au niveau politique, les mesures à prendre. De tels modèles ont par exemple servi à estimer la durée de fermeture des écoles, des commerces et des frontières ou a établir la distance de sécurité d’environ 1,50 m entre chaque personne. Ils se fondent généralement sur des données extrapolées, des moyennes glissantes, des courbes lissées.

La question est donc légitime de savoir si la nature et la qualité des données dont nous disposons sont adaptées à l'élaboration de ces modèles et si les hypothèses qui les sous-tendent sont justifiées. Ces questions seront vraisemblablement celles posées par les épidémiologistes cliniques, dont les préoccupations s'articulent autour de la pratique médicale en tant que telle (par exemple l'efficacité d'un médicament, les essais à mener pour le prouver).

Les épidémiologiste en santé publique et les cliniciens font usage de savoirs et de méthodes qui se recoupent partiellement. Pourtant, il s'agit bien de deux traditions distinctes en sciences de la santé (Fuller retrace brièvement les moments marquants de leur développement), chacune portée par une approche différente de la pratique scientifique.

Pour chacun des deux camps, l'auteur liste une série de caractéristiques tendancielles permettant de les différencier schématiquement.

                                                                                                                                            

Épidémiologie de santé publique : 

  •  Intègre la diversité des données : celles-ci peuvent être issues de différentes régions et/ou de méthodes variées.
 
  • Recours fréquent à la théorie et en particulier à la théorie issue d'autres domaines scientifiques comme la microbiologie, afin de modéliser la maladie, de comprendre les causes et la dynamique de sa transmission.

  • Méthodologiquement libérale et pragmatique.

Ex : Philippe Douste-Blazy, professeur en santé publique, ancien ministre sous Chirac et signataire d'une pétition en faveur d'un traitement à base d'hydroxychloroquine. De manière générale les représentants des sciences réglementaires, dont le but est de gérer les risques encourus à l’échelle globale de la population, tombent dans cette catégorie d'après Fuller.
                                                                                                                                              


Épidémiologie clinique et evidence-based medicine (EBM) : 
 
  • En comparaison, cette approche est méthodologiquement plus conservatrice et plus sceptique que la précédente. 
 
  • Se concentre sur les faits et la qualité des données plutôt que leur diversité.
 
  • Fondée sur l’Evidence-Based Medicine (médecine basée sur les faits).

  • Les meilleures décisions médicales sont celles qui utilisent des résultats empiriques bien acceptés plutôt que des modèles spéculatifs.
 
  • Recours à des méthodes standardisées (les fameux « golds standards ») comme les essais randomisés.

Ex : Les scientifiques rattachés aux cercles zététiques et rationalistes représentent bien le courant de l’épidémiologie clinique. Ils sont conservateurs et intraitables, peu enclins à la nouveauté.


                                                                                                 

Résumons : Les méthodes de l'épidémiologie clinique, comme les méta-analyses, permettent de déterminer les faits les plus pertinents en étudiant statistiquement des ensembles de résultats homogènes c'est-à-dire comparables entre eux. 
Mais pour cette même raison, elles ne permettent pas d'agréger des faits de diverses natures comme le voudrait l'épidémiologie en santé publique. Si cette dernière étudie la distribution et les facteurs déterminants des pathologies, la première se concentre sur l'efficacité des interventions médicales à apporter.

Les relations entre ces tendances.


Le scepticisme de l'épidémiologie clinique est l'un de ses principaux atouts. Par ailleurs, comme l'a fait remarquer le sociologue Robert King Merton, le scepticisme institutionnalisé est l'un des piliers de l'ethos scientifique et des valeurs qui lui sont associées. 
 
Mais un équilibre doit être trouvé entre scepticisme et pragmatisme afin d'échapper à la paralysie intellectuelle : dans certains contextes inédits où très peu de connaissances sont disponibles l'inaction peut s'avérer fatale. 
 
C'est typiquement le cas lors d'une pandémie due à un pathogène méconnu pour lequel aucune méthode d'étude standardisée n'est encore disponible. Dans une telle situation, une prise de décision éthique doit-elle se fonder sur la nécessité d'agir rapidement au risque de commettre des erreurs ou au contraire doit-on jouer la prudence et attendre de disposer de connaissance plus solides tout en sachant que, chaque jour, des gens meurent a force d’attendre ? 
 
Le scepticisme de l'épidémiologie clinique doit donc venir tempérer le pragmatisme parfois cavalier des méthodes de santé publique.

À l'inverse, rester focalisé sur les faits empiriquement établis et les connaissances les mieux acceptées serait une erreur. Et pour cause, même si des essais randomisés étaient réalisés pour tester l'efficacité des mesures de santé publique (comme la pertinence d’une distanciation d’1m50) les résultats obtenus resteraient des résultats locaux, c'est-à-dire dépendants du contexte dans lequel ils ont été produits. 
 
Et ce même si, précisément, les essais randomisés permettent de réduire les biais dus à la sélection des groupes de test et de contrôle. En effet, la répartition au hasard et l'analyse statistique qui s'ensuit permettent de constituer des groupes évoluant dans des milieux comparables du point de vue des facteurs extérieurs ayant une influence sur l'aspect étudié de la maladie en question.

Mais ce qui est vrai dans un milieu donné n'est pas forcément généralisable à l'ensemble de l'environnement puisque certains agents pathogènes ont des propriétés relationnelles qui varient d'un milieu à l'autre. Enfin, l'effet moyen détecté par un essai randomisé - qui par définition est effectué sur un groupe, justement pour permettre d’isoler correctement les variables- pourra ensuite varier d'un individu à l'autre.
Typiquement, ce qui fonctionne avec la population d'un pays donné peut ne pas être efficace sur une autre population.

En effet, les "gold standards" de la médecine fondée sur les faits posent généralement une question très précise (appelée “outcome”), quantifiable au moyen d’une métrique n’ayant de sens que dans un cadre bien défini et, par là même, très restreint. Pour cette raison, ils ne reflètent que rarement l'histoire complète d'une situation médicale qui, le plus souvent, comporte une forte composante contextuelle. 
 
En particulier les mesures de santé publique, ne serait-ce qu'en raison de l'extension géographique de leur application, impliquent une diversité de variables et de contextes que des essais randomisés de taille finie ne peuvent contrôler efficacement.

Le pouvoir explicatif de ce type de méthode statistique repose sur la transformation d'une situation (physique, physiologique, biologique...) en un problème mathématique au moyen d'une idéalisation permettant de ne garder que les grandeurs pertinentes.

De manière générale, c'est de cette façon que procèdent les sciences expérimentales mathématisées. Par exemple, la fabrication de dispositifs microélectroniques à semi-conducteurs nécessite le recours à la théorie quantique. Mais celle-ci ne peut être appliquée correctement en dehors d'un certains contexte très particulier qui rend les mathématiques -et l'idéalisation qui les justifie- pertinentes ; ce contexte très particulier, qui permet de stabiliser certaines conditions expérimentales, c'est la salle blanche. 
 
Mais comment un tel système complexe se comporte-t-il en dehors de cette forme d'ordre inhérente à notre méthode d'investigation ?

Cette question, que j'ai déjà abordée de façon plus abstraite sur ce blog, permet à Fuller de mettre en lumière un fait fondamental : on ne peut pas extrapoler brutalement d'un contexte à l'autre les statistiques de l'épidémie. Les paramètres comme le taux de reproduction R0 (nombre moyen de personnes qu'un individu contagieux peut infecter) dépendent du contexte.

Aucune de ces statistiques n’est une propriété intrinsèque du virus ou de nos interventions : elles émergent de l'interaction entre l'intervention, le pathogène, la population et le lieu.
(Citation très importante que je reproduis ici : "None of these statistics is an intrinsic property of the virus or our interventions; they emerge from the interaction among intervention, pathogen, population, and place".)

Et pourtant l’extrapolation d’un scenario à l’autre est fréquente dans l’évaluation des risques environnementaux en santé publique. Les sciences réglementaires -et les experts mandatés pour les mettre en œuvre- doivent généralement classer les données sur des échelles et dans des cases préformatées correspondant à des niveaux de risque (comme celles du CIRC par exemple). 

Mais quelle peut être, in fine, la pertinence de ces méthodes dès lors que les données que l’on cherche à agréger pour mieux les comparer sont hétérogènes du point de vue du contexte qui les a engendrées ? Dans ces conditions, leur seul mérite est de « produire de la preuve », du chiffre, une illusion d’exhaustivité et de complétude épistémique. L’espace du discours possible sur ces données est artificiellement réduit aux cases fixes et prédécoupées qu’imposent ces standards de classification, de sorte que la situation semble sous contrôle.

Pour Fuller, c'est le recours à la théorie épistémologique et l'utilisation de données multidimensionnelles qui permettront aux études scientifiques sur le coronavirus de franchir la barrière de l'extrapolation et du changement de contexte. 

Pour cela, il faut intégrer les preuves des effets de nos interventions, tant au niveau des interactions sociales que des essais médicamenteux, dans des modélisations de l'épidémie qui permettront de les combiner en tenant compte de leur contexte de production. Concrètement, cela signifie par exemple que les croyances vraies et justifiées à propos du taux de transmission ou de mortalité en fonction de l'âge des patients doivent être couplées à des données locales de la distribution de chacune de ces tranches d'âges dans la population à traiter. 
 
Cet exemple est bien sûr simpliste mais les choses se complexifient et s'affinent dès lors que l'on prend en compte des variables plus difficiles à mesurer (comme par exemple l'interaction médicamenteuse, la présence d'un terrain génétique favorable, l'activation du système immunitaire dans certaines conditions d'exposition) et les combinaisons de ces variables.

Établir un modèle pertinent d’un système complexe dans lequel des propriétés s’activent ou s’inhibent en fonction du contexte n’est donc pas chose aisée. Dans une épidémie, conclut Fuller, un modèle sans preuve empirique est aveugle tandis qu’une preuve empirique sans modèle permettant de la généraliser correctement est inerte.

Cet article nous rappelle donc qu’il y a diverses façons de concevoir la rationalité scientifique et de la mettre œuvre. Diverses approches qui correspondent à autant de communautés et de traditions scientifiques promues par des experts ayant des sensibilités parfois divergentes

En ce qui concerne les mesures prises pour lutter contre le coronavirus, j’aurais plutôt j’aurais tendance à me méfier des injonctions infantilisantes, de ceux qui brandissent le Vrai (avec une majuscule) contre le Faux, ceux qui savent, qui connaissent La Méthode Scientifique (la seule, l'unique). Les choses évoluent. On en sait encore très peu sur ce virus. Comme Fuller, qui a mis des mots sur mes proto-concepts et mes intuitions non verbalisées, je suis davantage partisan de l'intégration du scepticisme de la médecine fondée sur les faits ET de leur remise en contexte pragmatiste.

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