Différents scenarios possibles. Mais avec quelles données sont-ils élaborés ? source |
Alors
que les connaissances sur le coronavirus restent encore partielles et
ne cessent d’évoluer, nous assistons, à travers le prisme
médiatique, aux développements de sciences « en train de se
faire ». Dans cette cacophonie, les injonctions contradictoires
se sont multipliées, laissant apparaître de profonds dissensus
entre les experts. Pour Jonathan Fuller, professeur de
philosophie de la médecine à l'université de Pittsburgh, ces désaccords ont pour origine la pluralité d'approches et d'écoles au sein même des scientifiques.
Imminence
d’une deuxième vague, choix d’une stratégie de dépistage, actuellement les
exemples de désaccords entre les scientifiques sont nombreux. Sans
parler des interférences purement politiques venant obscurcir ces
questions. Dans ces conditions, que reste-t-il de “l’unité de la
science” ?
Cette
question, est abordée par Fuller dans son article sous l’angle de la diversité :
il
n'y a pas UNE démarche scientifique mais une pluralité d'approches
ayant
chacune leur histoire.
Selon
lui, il y a ainsi
actuellement deux groupes distincts de
scientifiques qui étudient le coronavirus : Les premiers se
concentrent davantage sur la santé publique (public health
epidemiologists) et les seconds sur l'épidémiologie clinique
(clinical epidemiologists).
Chacun
de ces groupes utilise des méthodes et des modalités de preuves
différentes. Par conséquent, les faits sur lesquels se fonde leur
représentation du virus (donc, in
fine, la nôtre)
ne sont pas sélectionné selon les mêmes critères.
Pour
cette raison, ces deux groupes de scientifiques ne sont pas des pairs
au sens classique du terme puisqu'ils sont en désaccord non pas
uniquement sur la manière de résoudre un certain nombre de
problèmes paradigmatiques acceptés par tous mais, plus
profondément, sur la façon même dont ces problèmes sont définis
dans la pratique. Ces deux communautés sont en désaccord sur la
question de savoir quels faits sont pertinents, quelles croyances
sont justes et comment éviter les erreurs.
Les deux grandes tendances
Le
premier camp, celui des épidémiologistes en santé publique, a pour
objectif d'analyser, de quantifier et de gérer le risque au niveau
de la population globale. Pour cela, des simulations
numériques sont élaborées afin de modéliser des scénarios
possibles d'évolution de la maladie et d'anticiper, au niveau
politique, les mesures à prendre. De tels modèles ont par exemple
servi à estimer la durée de fermeture des écoles, des commerces et
des frontières ou a établir la distance
de sécurité d’environ
1,50 m entre chaque personne. Ils se
fondent généralement sur des données extrapolées, des moyennes
glissantes, des courbes lissées.
La
question est donc légitime de savoir si la nature et la qualité des
données dont nous disposons sont adaptées à l'élaboration de ces
modèles et si les hypothèses qui les sous-tendent sont justifiées.
Ces questions seront vraisemblablement celles posées par les
épidémiologistes cliniques, dont les préoccupations s'articulent
autour de la pratique médicale en tant que telle (par exemple
l'efficacité d'un médicament, les essais à mener pour le prouver).
Les
épidémiologiste en santé publique et les cliniciens font usage de
savoirs et de méthodes qui se recoupent partiellement. Pourtant, il
s'agit bien de deux traditions distinctes en sciences de la santé
(Fuller retrace brièvement les moments marquants de leur
développement), chacune portée par une approche différente de la
pratique scientifique.
Pour
chacun des deux camps, l'auteur liste une série de caractéristiques
tendancielles permettant de les différencier schématiquement.
Épidémiologie
de santé publique :
- Intègre la diversité des données : celles-ci peuvent être issues de différentes régions et/ou de méthodes variées.
- Recours fréquent à la théorie et en particulier à la théorie issue d'autres domaines scientifiques comme la microbiologie, afin de modéliser la maladie, de comprendre les causes et la dynamique de sa transmission.
- Méthodologiquement libérale et pragmatique.
Ex
: Philippe Douste-Blazy, professeur en santé publique, ancien ministre sous Chirac et signataire d'une pétition en faveur d'un traitement à base d'hydroxychloroquine. De manière générale
les représentants des sciences réglementaires, dont le but est de
gérer les risques encourus à l’échelle globale de la population, tombent dans cette catégorie d'après Fuller.
Épidémiologie
clinique et evidence-based medicine (EBM) :
- En comparaison, cette approche est méthodologiquement plus conservatrice et plus sceptique que la précédente.
- Se concentre sur les faits et la qualité des données plutôt que leur diversité.
- Fondée sur l’Evidence-Based Medicine (médecine basée sur les faits).
- Les meilleures décisions médicales sont celles qui utilisent des résultats empiriques bien acceptés plutôt que des modèles spéculatifs.
- Recours à des méthodes standardisées (les fameux « golds standards ») comme les essais randomisés.
Ex
: Les scientifiques rattachés aux cercles zététiques et rationalistes représentent bien le courant de l’épidémiologie
clinique. Ils sont conservateurs et intraitables, peu enclins à la nouveauté.
Résumons :
Les méthodes de l'épidémiologie clinique, comme les méta-analyses,
permettent de déterminer les faits les plus pertinents en étudiant
statistiquement des ensembles de résultats homogènes c'est-à-dire
comparables entre eux.
Mais pour cette même raison, elles ne
permettent pas d'agréger des faits de diverses natures comme le
voudrait l'épidémiologie en santé publique. Si cette dernière
étudie la distribution et les facteurs déterminants des
pathologies, la première se concentre sur l'efficacité des
interventions médicales à apporter.
Les relations entre ces tendances.
Le
scepticisme de l'épidémiologie clinique est l'un de ses principaux
atouts. Par ailleurs, comme l'a fait remarquer le sociologue Robert
King Merton, le scepticisme institutionnalisé est l'un des piliers
de l'ethos scientifique et des valeurs qui lui sont associées.
Mais
un équilibre doit être trouvé entre scepticisme et pragmatisme
afin d'échapper à la paralysie intellectuelle : dans certains
contextes inédits où très peu de connaissances sont disponibles
l'inaction peut s'avérer fatale.
C'est
typiquement le cas lors d'une pandémie due à un pathogène méconnu
pour lequel aucune méthode d'étude standardisée n'est encore
disponible. Dans une telle situation, une prise de décision éthique
doit-elle se fonder sur la nécessité d'agir rapidement au risque de
commettre des erreurs ou au contraire doit-on jouer la prudence et
attendre de disposer de connaissance plus solides tout en sachant
que, chaque jour, des gens meurent a force d’attendre ?
Le
scepticisme de l'épidémiologie clinique doit donc venir tempérer
le pragmatisme parfois cavalier des méthodes de santé publique.
À
l'inverse, rester focalisé sur les faits empiriquement établis et
les connaissances les mieux acceptées serait une erreur. Et
pour cause, même si des essais randomisés
étaient réalisés pour tester l'efficacité des mesures
de santé publique (comme la pertinence
d’une distanciation d’1m50) les résultats obtenus resteraient
des résultats locaux, c'est-à-dire dépendants
du contexte dans lequel ils ont été produits.
Et
ce même si, précisément, les essais randomisés
permettent de réduire les biais dus à la sélection des groupes de
test et de contrôle. En effet, la répartition au hasard et
l'analyse statistique qui s'ensuit permettent de constituer des
groupes évoluant dans des milieux comparables du point de vue des
facteurs extérieurs ayant une influence sur l'aspect étudié de la
maladie en question.
Mais
ce qui est vrai dans un milieu donné n'est pas forcément
généralisable à l'ensemble de l'environnement puisque certains
agents pathogènes ont des propriétés relationnelles qui varient
d'un milieu à l'autre. Enfin,
l'effet moyen détecté par un essai randomisé - qui par définition
est effectué sur un groupe, justement pour
permettre d’isoler correctement les variables-
pourra ensuite varier
d'un individu à l'autre.
Typiquement,
ce qui fonctionne avec la
population d'un pays donné peut
ne pas être efficace sur
une autre population.
En
effet, les "gold standards" de la médecine fondée sur les faits
posent généralement une question très précise (appelée
“outcome”), quantifiable au moyen d’une métrique n’ayant de
sens que dans un cadre bien défini et, par là même, très
restreint. Pour cette raison, ils ne reflètent que rarement
l'histoire complète d'une situation médicale qui, le plus souvent,
comporte une forte composante contextuelle.
En
particulier les mesures de santé publique, ne serait-ce qu'en raison
de l'extension géographique de leur application, impliquent une
diversité de variables et de contextes que des essais randomisés de
taille finie ne peuvent contrôler efficacement.
Le
pouvoir explicatif de ce type de méthode statistique repose sur la
transformation d'une situation (physique, physiologique,
biologique...) en un problème mathématique au moyen d'une
idéalisation permettant de ne garder que les grandeurs pertinentes.
De
manière générale, c'est de cette façon que procèdent les
sciences expérimentales mathématisées. Par exemple, la fabrication
de dispositifs microélectroniques à semi-conducteurs nécessite le
recours à la théorie quantique. Mais celle-ci ne peut être
appliquée correctement en dehors d'un certains contexte très
particulier qui rend les mathématiques -et l'idéalisation qui les
justifie- pertinentes ; ce contexte très particulier, qui permet de
stabiliser certaines conditions expérimentales, c'est la salle
blanche.
Mais
comment un tel système complexe se comporte-t-il en dehors de cette
forme d'ordre inhérente à notre méthode d'investigation ?
Cette
question, que j'ai déjà abordée de façon plus abstraite sur ce
blog, permet à Fuller de mettre en lumière un fait fondamental : on
ne peut pas extrapoler brutalement d'un contexte à l'autre les
statistiques de l'épidémie. Les paramètres comme le taux de
reproduction R0 (nombre moyen de personnes qu'un individu contagieux
peut infecter) dépendent du contexte.
Aucune
de ces statistiques n’est une propriété intrinsèque du virus ou
de nos interventions : elles émergent de l'interaction entre
l'intervention, le pathogène, la population et le lieu.
(Citation très importante que je reproduis ici : "None
of these statistics is an intrinsic property of the virus or our
interventions; they emerge from the interaction among intervention,
pathogen, population, and place".)
Et
pourtant l’extrapolation d’un scenario à l’autre est fréquente
dans l’évaluation des risques environnementaux en santé publique.
Les sciences réglementaires -et les experts mandatés pour les
mettre en œuvre- doivent généralement classer les données sur des
échelles et dans des cases préformatées correspondant à des
niveaux de risque (comme celles du CIRC par exemple).
Mais quelle peut être, in fine, la pertinence
de ces méthodes dès lors que les données que l’on cherche à
agréger pour mieux les comparer sont hétérogènes du point de vue
du contexte qui les a engendrées ? Dans ces conditions, leur
seul mérite est de « produire de la preuve », du
chiffre, une illusion d’exhaustivité et de complétude
épistémique. L’espace du discours possible sur ces données est
artificiellement réduit aux cases fixes et prédécoupées
qu’imposent ces standards de classification, de sorte que la
situation semble sous contrôle.
Pour
Fuller, c'est le recours à la théorie épistémologique et
l'utilisation de données multidimensionnelles qui permettront aux
études scientifiques sur le coronavirus de franchir la barrière de
l'extrapolation et du changement de contexte.
Pour cela, il faut
intégrer les preuves des effets de nos interventions, tant au niveau
des interactions sociales que des essais médicamenteux, dans des
modélisations de l'épidémie qui permettront de les combiner en
tenant compte de leur contexte de production. Concrètement, cela
signifie par exemple que les croyances vraies et justifiées à
propos du taux de transmission ou de mortalité en fonction de l'âge
des patients doivent être couplées à des données locales de la
distribution de chacune de ces tranches d'âges dans la population à
traiter.
Cet
exemple est bien sûr simpliste mais les choses se complexifient et
s'affinent dès lors que l'on prend en compte des variables plus
difficiles à mesurer (comme par exemple l'interaction
médicamenteuse, la présence d'un terrain génétique favorable,
l'activation du système immunitaire dans certaines conditions
d'exposition) et les combinaisons de ces variables.
Établir
un modèle pertinent d’un système complexe dans lequel des
propriétés s’activent ou s’inhibent en fonction du contexte
n’est donc pas chose aisée. Dans une épidémie, conclut Fuller,
un modèle sans preuve empirique est aveugle tandis qu’une preuve
empirique sans modèle permettant de la généraliser correctement
est inerte.
Cet
article nous rappelle donc
qu’il
y a diverses façons de concevoir la rationalité scientifique et de
la mettre œuvre. Diverses
approches
qui correspondent à autant de communautés et de traditions
scientifiques
promues par des experts ayant des sensibilités parfois divergentes.
En
ce qui concerne les mesures prises pour lutter contre le coronavirus,
j’aurais
plutôt
j’aurais tendance à me méfier des
injonctions infantilisantes, de ceux
qui brandissent
le Vrai (avec une majuscule) contre
le Faux, ceux
qui
savent, qui connaissent La
Méthode Scientifique (la seule, l'unique). Les
choses évoluent. On en sait encore très peu sur ce virus. Comme
Fuller, qui a mis des mots sur mes proto-concepts et mes intuitions
non verbalisées, je suis davantage partisan de
l'intégration
du scepticisme de la médecine fondée sur les faits
ET de leur
remise en contexte pragmatiste.
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