Il y a un an et demi, j'écrivais cet article, à propos de l'hypothèse selon laquelle la notation vectorielle aurait joué un rôle dans les découvertes de Maxwell et la diffusion de ses idées. J'ai eu cette année l'occasion d'en discuter avec un professeur d'Histoire des Sciences
de l'Université Paris 7, un des meilleurs spécialistes de la
question de la naissance de la théorie électromagnétique (EM) d’Ampère
à Maxwell puis Einstein.
La chronologie de mon article est juste mais mon hypothèse de travail est complètement fausse et même très naïve (qualifiée de "tarte à la crème" par ledit professeur héhé).
En gros, pour ceux qui ont déjà lu
l'article et qui s'en souviennent, je la fais courte : Hertz à
produit une confirmation expérimentale des équations de Maxwell
sans jamais utiliser de notation vectorielle. Il faisait tout en
composantes cartésiennes, de même que la plupart des scientifiques travaillant sur l'EM à cette époque. Voilà où est mon erreur.
La
notation vectorielle n'a pas vraiment joué de rôle dans la découverte de Maxwell. En attendant on peut toujours tirer des réflexions
intéressantes de mon ancien article et de sa correction donc je le laisse
en ligne.
L'Histoire de l'EM est longue et tortueuse, pleine de subtilités théoriques et métaphysiques qui occasionnèrent de profondes différences d'interprétations tout au long de son développement. Mon article de 2018 ne faisait que les effleurer : c'est ce que j'ai pu constater à la lecture de l’ouvrage de J. Z. Buchwald dont je joins ici un compte rendu. Celui-ci éclairera
la discussion et je le conseille vivement à tous ceux qui
s’intéressent à l’histoire de l’EM.
Buchwald,
Jed Z. (1985). From Maxwell to Microphysics: Aspects of
Electromagnetic Theory in the Last Quarter of the Nineteenth Century.
Chicago :
University of Chicago Press.
Présentation de l'ouvrage
Cette
monographie datant de 1985 est l’œuvre de Jed Z. Buchwald, alors maître de
conférence (associate
professor) à
l’institut d’Histoire et de Philosophie des Sciences et
Techniques de l’Université de Toronto au moment de sa publication.
On y trouve un examen historique du développement et des mutations
de la théorie électrodynamique entre 1880 et 1900. Après une thèse
de doctorat soutenue à l’université de Harvard et traitant de
l’histoire de l’électricité et du magnétisme entre 1842 et
18951,
l’auteur publie à partir de 1979 plusieurs articles ayant pour
objet l’évolution de la théorie électromagnétique dans le
dernier quart du XIXème siècle2.
La monographie dont je parle ici s’inscrit dans la continuité
de ce travail de recherche en compilant et en étoffant les
publications susmentionnées. Elle constitue l’une des premières
études de cette période historique qui soit dotée d’une vue
d’ensemble et d’une prise de recul en même temps que d’une
compréhension approfondie et détaillée de la théorie maxwellienne
originelle, permettant de la comparer à la théorie moderne.
Le principal objectif de ce livre
est donc de mettre en évidence la profonde différence conceptuelle
qui sépare la théorie électrodynamique initialement formulée par
Maxwell et ses héritiers britanniques de la théorie que nous
connaissons aujourd’hui.
Celle-ci fut progressivement adaptée et réinterprétée par les savants continentaux à la suite de l’introduction de l’électron dans la physique au cours de la décennie 1890. Cette différence tient en une caractéristique fondamentale. Avant l'électron, on considérait que tous les phénomènes électromagnétiques (ainsi que leurs conditions aux limites) pouvaient être entièrement obtenus et décrits par une approche macroscopique de type système dynamique. Celle-ci reposait sur l'application du principe de moindre action d’Hamilton et des équations de Lagrange à des champs contenant d’emblée les propriétés d’un milieu mécanique subtil : l’éther. Sa structure n’était pas spécifiée mais il était considéré comme continu et comme base primordiale de tous les autres phénomènes : charge, courant et polarisation matérielle étaient alors des états de l’éther. La matière, elle, était secondaire et se contentait d’en modifier les propriétés.
L’éther et la matière étaient donc traités comme un seul milieu continu dont les caractéristiques macroscopiques (perméabilité magnétique, conductivité, etc.) étaient vues comme des paramètres variables.
Celle-ci fut progressivement adaptée et réinterprétée par les savants continentaux à la suite de l’introduction de l’électron dans la physique au cours de la décennie 1890. Cette différence tient en une caractéristique fondamentale. Avant l'électron, on considérait que tous les phénomènes électromagnétiques (ainsi que leurs conditions aux limites) pouvaient être entièrement obtenus et décrits par une approche macroscopique de type système dynamique. Celle-ci reposait sur l'application du principe de moindre action d’Hamilton et des équations de Lagrange à des champs contenant d’emblée les propriétés d’un milieu mécanique subtil : l’éther. Sa structure n’était pas spécifiée mais il était considéré comme continu et comme base primordiale de tous les autres phénomènes : charge, courant et polarisation matérielle étaient alors des états de l’éther. La matière, elle, était secondaire et se contentait d’en modifier les propriétés.
L’éther et la matière étaient donc traités comme un seul milieu continu dont les caractéristiques macroscopiques (perméabilité magnétique, conductivité, etc.) étaient vues comme des paramètres variables.
Dans la théorie moderne, en
revanche, les champs macroscopiques sont obtenus en moyennant les
propriétés microscopiques du milieu matériel considéré comme
premier et constitué d'un ensemble de particules chargées
discrètes. Charge, courant et polarisation sont des accumulations
d’ions (ou d’électrons) qui se meuvent librement dans un éther
stationnaire dont ils sont découplés.
Mais la méthode britannique, qui
évitait le recours aux entités microscopiques, entrainait dans sa
structure une certaine tension théorique, liée à la recherche d’un
modèle mécanique dynamique et d’équations à variables
continues, qui finit par la rendre inadéquate. Sur le continent,
malgré une plus grande ouverture aux modèles microscopiques, la
méthode macroscopique fut d’abord largement employée, ce qui
engendra certaines difficultés à concilier les équations des
champs avec la présence d’entités matérielles élémentaires et
discontinues.
La manière dont cette unification fut finalement réalisée dans la dernière décennie du XIXème siècle est ici étudiée en détail.
La manière dont cette unification fut finalement réalisée dans la dernière décennie du XIXème siècle est ici étudiée en détail.
Résumé analytique
L'exposé
est divisé en 5 parties principales. Dans la première, Buchwald met
en lumière les fondements et la structure de la théorie
Maxwellienne originelle.
Il restitue avec précision la signification des termes renvoyant aux concepts fondamentaux mentionnés dans l’introduction. En particulier, les notions de charge et de courant font l'objet d'un examen minutieux, dans leur expression tant physique que mathématique. On considérait notamment la charge comme étant produite par le champ électrique. Elle n'en n'était donc pas la source, comme le veut l’interprétation moderne. En ce sens, le courant était quant à lui vu comme une conséquence indirecte du champ magnétique et l’électricité non pas comme un mécanisme fondamental mais comme un épiphénomène.
Il restitue avec précision la signification des termes renvoyant aux concepts fondamentaux mentionnés dans l’introduction. En particulier, les notions de charge et de courant font l'objet d'un examen minutieux, dans leur expression tant physique que mathématique. On considérait notamment la charge comme étant produite par le champ électrique. Elle n'en n'était donc pas la source, comme le veut l’interprétation moderne. En ce sens, le courant était quant à lui vu comme une conséquence indirecte du champ magnétique et l’électricité non pas comme un mécanisme fondamental mais comme un épiphénomène.
Dans la deuxième partie, sur la
base de la compréhension de ces aspects fondamentaux, Buchwald
permet au lecteur de saisir le cœur du travail de la communauté
maxwellienne dans les années 1880. Bien que foncièrement différente
de celle que nous connaissons aujourd'hui, il montre que leur théorie
n'en n'était pas moins cohérente et permettait alors d'expliquer de
nombreux phénomènes optiques et électromagnétiques.
Une question subsistait toutefois,
qui allait engendrer de nombreux problèmes : celle de la réflexion
sur une surface métallique magnétisée. La troisième partie de
l'ouvrage décrit l'abandon progressif de la théorie Maxwellienne à
la suite de l'impossibilité d'unifier l'électromagnétisme et les
phénomènes magnéto-optiques (en particulier les effets Hall et
Kerr), en dépit des tentatives de J.J. Thomson, Maxwellien convaincu
en 1893.
Dans ce cadre, le rôle prépondérant de Joseph Larmor est mis en exergue : il remarqua que les conditions aux limites alors utilisées pour résoudre ces problèmes, bien qu'empiriquement adéquates, n'étaient pas cohérentes avec la structure dynamique des champs. Il allait donc falloir distinguer les champs de leur milieu matériel et spécifier la structure microscopique de ce dernier afin d’expliquer les effets électromagnétiques à l’échelle macroscopique. C’est ce qu’entreprit Larmor en introduisant l’électron en 1894. Ce faisant, il posait les bases du dépassement des fondamentaux de la théorie Maxwellienne. Sous l'influence déterminante de Fitzgerald et Stoney, à la fin de l'année 1898, Larmor avait entièrement reconstruit l'électrodynamique sur la base de l'électron.
Il y incorporait toutefois encore certains éléments Maxwelliens et Hamiltoniens, mais tenait bien là un modèle microscopique qui allait fonder une nouvelle voie pour expliquer les phénomènes électromagnétiques. Dès lors, on cessa rapidement d'analyser les champs électromagnétiques comme un continuum matériel.
Dans ce cadre, le rôle prépondérant de Joseph Larmor est mis en exergue : il remarqua que les conditions aux limites alors utilisées pour résoudre ces problèmes, bien qu'empiriquement adéquates, n'étaient pas cohérentes avec la structure dynamique des champs. Il allait donc falloir distinguer les champs de leur milieu matériel et spécifier la structure microscopique de ce dernier afin d’expliquer les effets électromagnétiques à l’échelle macroscopique. C’est ce qu’entreprit Larmor en introduisant l’électron en 1894. Ce faisant, il posait les bases du dépassement des fondamentaux de la théorie Maxwellienne. Sous l'influence déterminante de Fitzgerald et Stoney, à la fin de l'année 1898, Larmor avait entièrement reconstruit l'électrodynamique sur la base de l'électron.
Il y incorporait toutefois encore certains éléments Maxwelliens et Hamiltoniens, mais tenait bien là un modèle microscopique qui allait fonder une nouvelle voie pour expliquer les phénomènes électromagnétiques. Dès lors, on cessa rapidement d'analyser les champs électromagnétiques comme un continuum matériel.
En France (Poincaré), aux Pays-Bas
(Lorentz) et en Allemagne (Helmholtz, Hertz, Drude) la démonstration
expérimentale de l'existence des ondes électriques par Hertz en
1888 avait concentré les intérêts sur la théorie de Maxwell. Mais
les particularités de sa terminologie ne furent pas entièrement
assimilées par ces physiciens, qui avaient pourtant appris
l’électromagnétique en se servant du Treatise on Electricity
and Magnetism.
La quatrième partie montre comment l'approche britannique fut réinterprétée par les savants continentaux pour qui l'électricité n'était pas un épiphénomène mais, depuis les années 1840, une entité sui generis. Dans ce contexte, les champs britanniques étaient appréhendés comme un cas limite de la théorie de la polarisation de l'éther et de la matière élaborée par Helmohtlz en 1870. Cette théorie non-Maxwellienne servit de porte d'entrée à la majorité des physiciens continentaux et exerça une influence déterminante sur leur approche. Son examen fait l'objet d'un chapitre dans lequel Buchwald montre que les visions de Maxwell et Helmholtz sont incommensurables car le passage de l'une à l'autre entraîne notamment un changement radical dans la définition de la charge électrique.
Ces deux théories, qui traitent pourtant des mêmes phénomènes, reposent donc sur des fondations différentes. Et si les équations qu'elles utilisent sont similaires, leur comparaison aboutit à de graves confusions ainsi qu'à la perte de leur sens physique. En particulier, l'auteur insiste sur les difficultés qu'éprouva Heinrich Hertz à saisir l'essence de la vision Maxwellienne de la charge en mettant en exergue, dans une longue citation (p.191) son aveu d'incertitude face à la compréhension de sa signification physique.
Ainsi, beaucoup d'efforts durent encore être déployés pour relier les équations des champs à des modèles microscopiques. Au début des années 1890, le travail unificateur de Lorentz sur la théorie des ions ne rencontra pas immédiatement la reconnaissance que les physiciens lui attribuent aujourd'hui. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que son programme de recherche fondé sur le calcul des champs à partir de la moyenne des états microscopiques de la matière fut véritablement compris et accepté dans toute son envergure. Le développement des fondements microphysiques de l'électromagnétisme aux Pays-Bas et en Allemagne à partir de 1893 avait alors davantage pour but d’expliquer des phénomènes optiques comme la dispersion que d'aboutir à une théorie unifiée des phénomènes électromagnétiques à partir de principes moléculaires.
La quatrième partie montre comment l'approche britannique fut réinterprétée par les savants continentaux pour qui l'électricité n'était pas un épiphénomène mais, depuis les années 1840, une entité sui generis. Dans ce contexte, les champs britanniques étaient appréhendés comme un cas limite de la théorie de la polarisation de l'éther et de la matière élaborée par Helmohtlz en 1870. Cette théorie non-Maxwellienne servit de porte d'entrée à la majorité des physiciens continentaux et exerça une influence déterminante sur leur approche. Son examen fait l'objet d'un chapitre dans lequel Buchwald montre que les visions de Maxwell et Helmholtz sont incommensurables car le passage de l'une à l'autre entraîne notamment un changement radical dans la définition de la charge électrique.
Ces deux théories, qui traitent pourtant des mêmes phénomènes, reposent donc sur des fondations différentes. Et si les équations qu'elles utilisent sont similaires, leur comparaison aboutit à de graves confusions ainsi qu'à la perte de leur sens physique. En particulier, l'auteur insiste sur les difficultés qu'éprouva Heinrich Hertz à saisir l'essence de la vision Maxwellienne de la charge en mettant en exergue, dans une longue citation (p.191) son aveu d'incertitude face à la compréhension de sa signification physique.
Ainsi, beaucoup d'efforts durent encore être déployés pour relier les équations des champs à des modèles microscopiques. Au début des années 1890, le travail unificateur de Lorentz sur la théorie des ions ne rencontra pas immédiatement la reconnaissance que les physiciens lui attribuent aujourd'hui. Ce n’est qu’une dizaine d’années plus tard que son programme de recherche fondé sur le calcul des champs à partir de la moyenne des états microscopiques de la matière fut véritablement compris et accepté dans toute son envergure. Le développement des fondements microphysiques de l'électromagnétisme aux Pays-Bas et en Allemagne à partir de 1893 avait alors davantage pour but d’expliquer des phénomènes optiques comme la dispersion que d'aboutir à une théorie unifiée des phénomènes électromagnétiques à partir de principes moléculaires.
La cinquième et dernière partie de
l'ouvrage traite de la façon dont les considérations microphysiques
trouvèrent finalement leur place au sein de l’électromagnétisme
en Allemagne et aux Pays-Bas entre 1884 et 1900. Pour cela, l'auteur
analyse l'influence qu’exerça le problème de la détermination de
l’amplitude et de la phase magnéto-optique d’une onde réfléchie
par une surface métallique, dans ses aspects tant théoriques
qu'expérimentaux. Les vifs débats engendrés par l’écart
entre les modèles et les mesures impliquèrent de nombreux
physiciens et amenèrent Drude à proposer, en 1894, une explication
à l'échelle moléculaire qui, bien qu'incomplète, permettait de
surmonter l'échec de la théorie macroscopique en analysant la
circulation de la charge électrique au niveau microphysique.
Dans le même temps, en Allemagne, des théories « proto-ioniques » (hybrides entre les échelle macro et micro) voyaient le jour et considéraient le mouvement des ions comme fondement des phénomènes (magnéto-)optiques. En 1897, la mesure faite par J.J. Thomson du rapport charge sur masse de l'électron apporta encore davantage de poids à la transition vers la théorie microscopique, qui n'était pas alors pleinement réalisée. Les difficultés qu'elle avait connues étaient essentiellement d'ordre ontologique : bien des physiciens éprouvaient encore quelque difficulté à considérer l'éther et la matière comme des entités différentes et distinctes.
Dans le même temps, en Allemagne, des théories « proto-ioniques » (hybrides entre les échelle macro et micro) voyaient le jour et considéraient le mouvement des ions comme fondement des phénomènes (magnéto-)optiques. En 1897, la mesure faite par J.J. Thomson du rapport charge sur masse de l'électron apporta encore davantage de poids à la transition vers la théorie microscopique, qui n'était pas alors pleinement réalisée. Les difficultés qu'elle avait connues étaient essentiellement d'ordre ontologique : bien des physiciens éprouvaient encore quelque difficulté à considérer l'éther et la matière comme des entités différentes et distinctes.
Dans le dernier chapitre, Buchwald
considère que c'est en 1900 que le déploiement des fondements
microphysiques de l'électromagnétisme atteint sa pleine envergure.
Cette année correspond en effet à la publication par Drude du Lehrbruch der Optik. Ouvrage clair et détaillé, dont la traduction en plusieurs langues prouve l'influence, contenant une théorie optique construite sur l'hypothèse d'ions possédant une charge e et une masse m. La réfraction y est présentée d'une manière qui semblera peut-être enfin familière au lecteur moderne : comme le résultat de la superposition d'un champ électrique source interférant avec le champ rayonné par les charges mises en mouvement dans le milieu matériel.
Cette année correspond en effet à la publication par Drude du Lehrbruch der Optik. Ouvrage clair et détaillé, dont la traduction en plusieurs langues prouve l'influence, contenant une théorie optique construite sur l'hypothèse d'ions possédant une charge e et une masse m. La réfraction y est présentée d'une manière qui semblera peut-être enfin familière au lecteur moderne : comme le résultat de la superposition d'un champ électrique source interférant avec le champ rayonné par les charges mises en mouvement dans le milieu matériel.
Discussion
Ce livre ardu est constitué de
vingt-neuf chapitres au cours desquels les équations abondent. Il
est également supplémenté de dix appendices mathématiques.
Cette difficulté, qui pourra rebuter le lecteur peu familier de la théorie physique, est également la condition qui permet de saisir, dans tout le détail de sa subtilité, la profondeur du changement théorique dont il traite. Il n'y a en effet pas d'autre possibilité, pour comprendre l'esprit et la cohérence de la théorie Maxwellienne, que de l'examiner dans ses propres termes mathématiques, physiques et philosophiques.
Le tour de force que réalise ce livre est donc de contourner l'immense difficulté que rencontrèrent les physiciens continentaux dans la décennie 1890 : n'ayant pas d'autre point de comparaison que la théorie de Maxwell elle-même, ils durent composer avec les problèmes d'interprétation qu'elle engendrait notamment dans la compréhension de la conduction électrique, et progressivement apprendre à considérer les champs et la matière comme deux objets d'investigation distincts. La question de l’incommensurabilité nous accompagne donc tout au long de ces pages puisque l'objectif (atteint) de cette monographie est de faire comprendre la théorie maxwellienne en examinant non pas uniquement le détail fastidieux d'un très grand nombre d'exemples et de cas particulier mais plutôt ce qui, dans sa structure, ne peut pas être saisi dans les termes de la théorie moderne.
C'est ainsi que Buchwald révèle, par-delà la ressemblance de leur formalisme mathématique, le profond contraste qui existe entre ces deux théories, que seul l'investigation historique minutieuse est à même de mettre au jour.
Cette difficulté, qui pourra rebuter le lecteur peu familier de la théorie physique, est également la condition qui permet de saisir, dans tout le détail de sa subtilité, la profondeur du changement théorique dont il traite. Il n'y a en effet pas d'autre possibilité, pour comprendre l'esprit et la cohérence de la théorie Maxwellienne, que de l'examiner dans ses propres termes mathématiques, physiques et philosophiques.
Le tour de force que réalise ce livre est donc de contourner l'immense difficulté que rencontrèrent les physiciens continentaux dans la décennie 1890 : n'ayant pas d'autre point de comparaison que la théorie de Maxwell elle-même, ils durent composer avec les problèmes d'interprétation qu'elle engendrait notamment dans la compréhension de la conduction électrique, et progressivement apprendre à considérer les champs et la matière comme deux objets d'investigation distincts. La question de l’incommensurabilité nous accompagne donc tout au long de ces pages puisque l'objectif (atteint) de cette monographie est de faire comprendre la théorie maxwellienne en examinant non pas uniquement le détail fastidieux d'un très grand nombre d'exemples et de cas particulier mais plutôt ce qui, dans sa structure, ne peut pas être saisi dans les termes de la théorie moderne.
C'est ainsi que Buchwald révèle, par-delà la ressemblance de leur formalisme mathématique, le profond contraste qui existe entre ces deux théories, que seul l'investigation historique minutieuse est à même de mettre au jour.
Mais
si la théorie du Maxwell historique est radicalement différente de
celle que nous utilisons et lui attribuons aujourd'hui, peut-on pour
autant parler d’incommensurabilité au sens de Kuhn ? La structure
de l'ouvrage de Buchwald laisse en effet apparaître une période de
science normale (partie I et II), plusieurs anomalies suivies de
tentatives de reformulation de la théorie (parties III et IV)
aboutissant à un changement de paradigme : le découplage du champ
électromagnétique de la matière et sa refondation sur des bases
microphysiques (partie V).
Evidemment, le schéma décrit par l'auteur n'est pas aussi linéaire que ce bref résumé le laisse entendre : comme nous l’avons vu, des interprétations contradictoires coexistent, des formulations hybrides et incomplètes sont utilisées, et l'unification structurelle de la nouvelle théorie n'advient pas d'un seul bloc mais au terme d'une lignée buissonnante de contributions et de tentatives effectuées par de multiples acteurs. Quoi qu’il en soit, Buchwald montre clairement l’impossibilité de traduire la terminologie Maxwellienne en termes modernes. Les conséquences absurdes qui en découleraient sont autant d’éléments en faveur de cette incommensurabilité, d’autant qu’elles concernent les concepts fondamentaux de la théorie. Comme le note O. Darrigol 3 :
Evidemment, le schéma décrit par l'auteur n'est pas aussi linéaire que ce bref résumé le laisse entendre : comme nous l’avons vu, des interprétations contradictoires coexistent, des formulations hybrides et incomplètes sont utilisées, et l'unification structurelle de la nouvelle théorie n'advient pas d'un seul bloc mais au terme d'une lignée buissonnante de contributions et de tentatives effectuées par de multiples acteurs. Quoi qu’il en soit, Buchwald montre clairement l’impossibilité de traduire la terminologie Maxwellienne en termes modernes. Les conséquences absurdes qui en découleraient sont autant d’éléments en faveur de cette incommensurabilité, d’autant qu’elles concernent les concepts fondamentaux de la théorie. Comme le note O. Darrigol 3 :
[…] Maxwell defined the electric
current as a transfer of polarization, and charge as a discontinuity
of polarization. Here polarization was a primitive concept: any
attempt to interpret it as a microscopic displacement of electric
charge led to absurdities.
L’acception
de des notions de charge et de conduction électriques chez Maxwell
était en effet incompatible avec le concept d’électron comme
particule chargée discrète, « support » du courant
électrique4 :
Here Maxwell's readers were often
misled by the metaphor of « displacement of electrIcity »,
which seems to indicate a shift of electric charge (as occurs in the
continental concept of polarization), whereas Maxwell only meant
something analogous to the shift of a neutral incompressible fluid.
Charge is not what is displaced, it is a spatial discontinuity in the
strain implied in the 'displacement.
Si
la question de l’incommensurabilité semble à première vue
recevoir une réponse claire, une interrogation demeure :
comment la bascule de l’élaboration et de l’acceptation d’une
théorie nouvelle s’opère-t-elle ici ? Dans le chapitre 7 de
La
structure des révolutions scientifiques,
Kuhn
fait remarquer que les réponses aux anomalies et les inventions
fondamentales permettant de dépasser les crises sont souvent le
fruit d'individus jeunes qui ne sont pas encore profondément soumis
aux règles traditionnelles de la science normale.
Ils sont donc « particulièrement susceptibles de remarquer
que ces règles ne définissent plus un jeu possible et de concevoir
un autre ensemble de règles aptes à les remplacer » 5.
Dans son épilogue,
Buchwald mentionne une hypothèse de travail intéressante à cet
égard : les Maxwelliens britanniques qui eurent le plus de facilité
à d'abandonner les principes de l'ancienne théorie entre 1895 et
1905 étaient des étudiants6.
Il cite l'exemple de J.G. Leatham (alors jeune étudiant de Larmor), qui s'accommoda rapidement des nouvelles idées tandis que Heaviside, maxwellien convaincu de longue date, manifesta davantage de rigidité et de perplexité face au concept d'électron et aux idées microphysiques. Cependant, un examen plus approfondi du mécanisme de changement de paradigme nécessiterait une étude détaillée des relations personnelles entre les scientifiques, de leur loyauté envers des « écoles de pensée » et de leurs affiliations institutionnelles. En un mot, l'introduction d'arguments externalistes et sociaux dans ce livre fortement centré sur une approche internaliste de l'évolution de la théorie électromagnétique.
Il cite l'exemple de J.G. Leatham (alors jeune étudiant de Larmor), qui s'accommoda rapidement des nouvelles idées tandis que Heaviside, maxwellien convaincu de longue date, manifesta davantage de rigidité et de perplexité face au concept d'électron et aux idées microphysiques. Cependant, un examen plus approfondi du mécanisme de changement de paradigme nécessiterait une étude détaillée des relations personnelles entre les scientifiques, de leur loyauté envers des « écoles de pensée » et de leurs affiliations institutionnelles. En un mot, l'introduction d'arguments externalistes et sociaux dans ce livre fortement centré sur une approche internaliste de l'évolution de la théorie électromagnétique.
Enfin, j'ai regretté que ce livre
passe sous silence l'un des moments fondamentaux de l'articulation
entre atomisme et électromagnétisme : l'étude du rayonnement du
corps noir. Entreprise par Kirchhoff dès 1860, celle-ci avait
notamment pour objectif d'expliquer la présence de raies sombres
dans le spectre du rayonnement solaire au moyen du formalisme
thermodynamique. Dans ce cadre, en 1896 puis en 1900, Wien et
Rayleigh expriment deux versions différentes de la densité
d'énergie du rayonnement d'une cavité isotherme. La thermodynamique
formait alors un cadre conceptuel suffisamment global pour effectuer
l'unification macroscopique des phénomènes thermiques et
électromagnétiques en se passant de l'hypothèse atomique encore
fortement contestée.
Mais ces deux modèles ne concordaient pas sur tout le spectre : celui de Wien ne s’accordait avec les mesures expérimentales que dans les hautes fréquences et celui de Rayleigh seulement aux basses fréquences. Afin de les relier en les interpolant, Planck introduit en 1900 l’idée de résonateurs microscopiques servant à répartir l’énergie totale sur un ensemble de micro-états discrétisés et dénombrables. L'aspect thermodynamique de l'introduction des quanta est donc l'une des portes d'entrée vers la microphysique et l’interaction entre rayonnement et matière. Mais Buchwald concentre presque exclusivement l'étude de cette transition conceptuelle sur les travaux de Drude et Lorentz, qui semblent se passer de la thermodynamique au profit d’une physique tournée toute entière vers le formalisme de l'électrodynamique. Par ailleurs, l'unification opérée par Maxwell de l'optique avec l'électrodynamique et l'électrostatique était d’abord, comme nous l'avons vu, d'ordre macroscopique.
Or, le travail de ce dernier en physique statistique ainsi que sa relation étroite aux concepts et outils statistiques Boltzmanniens ont probablement créé assez tôt des points de conflit entre sa théorie électromagnétique et le nombre croissant d'arguments en faveur d'une structure microscopique de la matière. Mais cette tension dialectique n’est que très peu abordée dans l’ouvrage.
Mais ces deux modèles ne concordaient pas sur tout le spectre : celui de Wien ne s’accordait avec les mesures expérimentales que dans les hautes fréquences et celui de Rayleigh seulement aux basses fréquences. Afin de les relier en les interpolant, Planck introduit en 1900 l’idée de résonateurs microscopiques servant à répartir l’énergie totale sur un ensemble de micro-états discrétisés et dénombrables. L'aspect thermodynamique de l'introduction des quanta est donc l'une des portes d'entrée vers la microphysique et l’interaction entre rayonnement et matière. Mais Buchwald concentre presque exclusivement l'étude de cette transition conceptuelle sur les travaux de Drude et Lorentz, qui semblent se passer de la thermodynamique au profit d’une physique tournée toute entière vers le formalisme de l'électrodynamique. Par ailleurs, l'unification opérée par Maxwell de l'optique avec l'électrodynamique et l'électrostatique était d’abord, comme nous l'avons vu, d'ordre macroscopique.
Or, le travail de ce dernier en physique statistique ainsi que sa relation étroite aux concepts et outils statistiques Boltzmanniens ont probablement créé assez tôt des points de conflit entre sa théorie électromagnétique et le nombre croissant d'arguments en faveur d'une structure microscopique de la matière. Mais cette tension dialectique n’est que très peu abordée dans l’ouvrage.
Toutefois, en dépit des limitations
que son ontologie imposait à sa méthode, l'apport de Maxwell, qu'il
ne faut pas rétrospectivement minimiser, fut essentiel et immense.
Sa mathématisation des champs introduits par Faraday et Thomson
ouvrit la voie vers une nouvelle façon d'aborder la physique
théorique qui allait être largement développée au XXème siècle.
En particulier, l'utilisation du formalisme Lagrangien dans les
théories des champs contemporaines lui doit beaucoup, avec le succès
que l'on sait.
Bibliographie :
Buchwald,
J. Z. From Maxwell to Microphysics: Aspects of Electromagnetic
Theory in the Last Quarter of the Nineteenth Century. Chicago:
University of Chicago Press, 1985.
———.
« Matter, the small and Electrical Current : A History of
Electricity and magnetism from 1842 to 1895 ». Harvard
University, 1974.
———.
« The Abandonment of Maxwellian Electrodynamics: Joseph
Larmor’s Theory of the Electron ». Archives
Internationales d’Histoire des Sciences Oxford 31, no
106 (1981): 135-180.
———.
« The Abandonment of Maxwellian Electrodynamics: Joseph
Larmor’s Theory of the Electron (part II) ». Archives
Internationales d’Histoire des Sciences Oxford 31, no
107 (1981): 373-438.
———.
« The Hall Effect and Maxwellian Electrodynamics in the 1880’s.
Part I: The Discovery of a New Electric Field ». Centaurus
23, no 1 (1979): 51-99.
———.
« The Hall Effect and Maxwellian Electrodynamics in the 1880’s.
Part II: The Unification of Theory, 1881?1893 ». Centaurus
23, no 2 (1979): 118-162.
Darrigol,
Olivier. Electrodynamics from Ampère to Einstein. Oxford ;
New York: Oxford University Press, 2000.
Kuhn,
Thomas S. La structure des révolutions scientifiques.
Flammarion. Champs. Paris, 1983.
Notes
1
J.
Z. Buchwald, « Matter, the small and Electrical Current : A
History of Electricity and magnetism from 1842 to 1895 »
(Harvard University, 1974).
2
J.
Z. Buchwald, « The Hall Effect and Maxwellian Electrodynamics
in the 1880’s. Part I: The Discovery of a New Electric Field »,
Centaurus
23, no
1 (1979): 51-99 ;
J.
Z. Buchwald, « The Hall Effect and Maxwellian Electrodynamics
in the 1880’s. Part II: The Unification of Theory, 1881-1893 »,
Centaurus
23, no
2 (1979): 118-162 ;
J.
Z. Buchwald, « The Abandonment of Maxwellian Electrodynamics:
Joseph Larmor’s Theory of the Electron », Archives
Internationales d’Histoire des Sciences Oxford
31, no
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