lundi 23 avril 2018

Notre responsabilité politique face à la question des technosciences.

CERN, LHC, détecteur Atlas
Une partie du détecteur ATLAS au CERN
Afin de comprendre l'un des aspects essentiels de notre responsabilité collective face au futur, il importe de questionner notre rapport à la science à travers les liens étroits qu’elle entretient avec le progrès technique.
Ces liens sont si étroits que l’on parle de nos jours à juste titre de technoscience afin de signifier qu’il n’y a pas de « science pure ». Celle-ci est toujours liée d’une manière ou d’une autre à des réalisations pratiques et techniques, impliquée dans une trame économique. De plus, les frontières entre ces divers domaines sont poreuses voire fictives, l’un influençant nécessairement l’autre. Nous voyons ici s’entre-ouvrir une première porte vers un univers d’arguments à même d’ébranler de fond en comble la croyance selon laquelle la technoscience serait un « outil » neutre et indépendant, permettant au sujet savant d’agir de manière autonome sur un monde d’objets. La réalité du quotidien de l’immense majorité des chercheurs au CNRS est explicite : accablés par la quête frénétique de financements, leurs axes de recherche sont largement déterminés par des considérations inhérentes aux besoins financiers de leurs collaborateurs industriels. C’est ici que s’envolent les idéaux d’indépendance, de neutralité et –déjà- d’impartialité de la technoscience moderne, fragiles oiseaux effrayés par les lois d’airain de l’économie de marché. L’exemple de la création et du développement du World Wide Web au CERN à la fin des années 1980 est particulièrement révélateur de cet état de chose : ce n’est certes pas uniquement pour la grande beauté formelle du modèle standard que les vingt-deux états membres de la convention financent assidument les gigantesques accélérateurs de particules qui peuplent le sous-sol suisse. Leur construction et leur entretien sont de véritables défis qui impliquent le développement constant de nouvelles technologies à retentissement mondial comme ce fut le cas pour le web, qui passa dans le domaine public dès 1993, mais aussi le développement des moyens d’exploitation de ces technologies, qui représentent autant d’occasions de profits pour les nombreux partenaires industriels du CERN. La recherche scientifique nécessite plus de moyens techniques que du papier, des crayons et du café pour se développer, doit-on vraiment s’en étonner ?

On comprend donc aisément qu’il serait de mauvais aloi de soutenir tout dualisme manichéen à propos de l’évolution des technosciences, tant les exemples contredisant une telle position abondent, ne serait-ce qu’au cours de l’histoire du XXème siècle. Autrement dit, en utilisant un vocabulaire moral, les technosciences ne sauraient-être intrinsèquement bonnes ou mauvaises. Mais revenons un instant sur leur prétendue neutralité, car cette question –et la réponse stéréotypée qui lui est généralement faite- fonde notre responsabilité collective envers le futur et envers notre environnement. Définir les sciences et techniques comme essentiellement neutres, c’est-à-dire comme un ensemble de purs moyens dont les conséquences, tantôt bonnes tantôt mauvaises, dépendraient uniquement des intentions de ceux qui les emploient, reviendrait à prétendre contrôler tous les effets du progrès technique. C’est le fameux exemple du fabricant de couteaux : refusant d’en faire commerce aux criminels, mais les cédant volontiers aux bons pères de famille pour couper le pain, ses lames n’en constituent pas moins une potentialité d’amplification de l’action Humaine. Pour respecter son critère de sécurité et son impératif moral, le coutelier doit tout d’abord être en mesure de s’assurer que ces deux catégories d’individus resteront distinctes et stables dans le temps. En outre, il doit donc pouvoir répondre à la question suivante : un bon père de famille peut-il, dans certaines circonstances, devenir un meurtrier précisément en raison de la possibilité qui lui est offerte de posséder un couteau ? Autrement dit, les actions Humaines et leurs conséquences dépendent-elles de l’environnement technique dans lequel elles s’inscrivent ?
Jacques Ellul, le système technicien.
Jacques Ellul (1912-1994) penseur du "système technicien"
D’après Jacques Ellul, l’imprévisibilité et la contingence sont des caractères indissociables de tout progrès technique. Selon son expression, le développement technique n’est ni bon, ni mauvais, ni neutre : il est ambivalent. Son action, faite d’un enchevêtrement complexe d’éléments positifs et négatifs qu’il est impossible de dissocier, engendre nécessairement, en plus des effets voulus, des conséquences « bonnes » et « mauvaises » sur lesquelles nous n’avons, en pratique, aucun contrôle. Ceci s’explique par le fait que l’usage et le développement d’objets techniques modifient en retour notre rapport au monde. Il y a donc des relations d’interdépendance collective fortes entre les actions des Hommes, conditionnées par un monde d’objets techniques qu’ils façonnent et qui les transforment en retour et non un arraisonnement unilatéral de l’Homme autonome sur un environnement dont il serait dissocié. Ces effets systémiques laissent place, d’après Ellul, à un univers ambigu dans lequel la complexité et l’ambivalence croissent continuellement et rendent inextricables les effets positifs et négatifs du progrès technique. Après l’exemple du CERN, utilisons un autre cas de figure historique pour illustrer cette situation. A partir de 1943, lors de la seconde guerre mondiale, certains des plus éminents physiciens et ingénieurs de l’époque (Einstein, Bohr, Feynmann, Oppenheimer …) sont réunis dans le plus grand secret par le gouvernement américain à Los Alamos, dans le désert du Nouveau Mexique. Leur but : concentrer leurs efforts afin d’accélérer la conception et le développement de la première bombe atomique et ainsi éviter qu’elle ne tombe entre les mains du régime nazi. Malgré de fortes réticences initiales, tous pensaient œuvrer pour la paix. Et, en un sens, ils avaient évidemment raison. Les réserves de certains d’entre eux à mettre une fois de plus la physique au service de l’armement avaient été balayées par l’urgence de contrer la menace que représentait le IIIème Reich. Ces progrès fulgurants dans la mise au point de l’arme nucléaire jouèrent un rôle décisif dans la victoire des forces alliées. Ils eurent cependant pour effets, d’une part, les évènements funestes que l’on sait, à Hiroshima et Nagasaki et, sur une échelle de temps à peine plus longue, contribuèrent à la terrifiante prolifération des ogives nucléaires lors de la guerre froide, qui connut une tension paroxystique avec la crise des missiles de Cuba en 1962, menant les deux blocs au bord de la guerre nucléaire. Des stratégies de défense furent alors mises en place, reposant elles-mêmes sur un niveau de développement technologique supérieur, et l’évolution rapide que connurent la conquête spatiale et les télécommunications à partir des années 1960 bénéficièrent largement de la volonté des grandes puissances de mettre en orbite des satellites militaires permettant de détecter le lancement de missiles intercontinentaux.
Cet épisode met parfaitement en évidence quatre des grandes thèses d’Ellul sur le progrès technique.

1) Tout progrès technique se paie, à un niveau global, d'un prix qui n'est pas nécessairement de même nature que l'acquisition faite. De cette manière, il demeure impossible, d'une part, de parler de progrès technique absolu, et d'autre part de quantifier exactement la valeur créée par rapport à celle détruite.

2) Le progrès technique soulève plus de problèmes qu'il n'en résout. La solution spécifique d'un problème technique donné engendre alors, dans un mouvement complexe de rétroactions, un ensemble de difficultés nouvelles, qui n'apparaissent à la conscience collective qu'après un certain délai, lorsqu'elles sont devenues irréversibles, inextricables et massives. Il en résulte d'une part que tout progrès technique crée des problèmes de plus en plus difficiles à résoudre par la technique et, d'autre part, que les réponses collective faites à ces problèmes de société courent le risque d'être perpétuellement inadaptées lorsqu'elles sont envisagées sur un mode fragmentaire, isolé, et non systémique.

3) Les effets néfastes de la technique sont inséparables des effets positifs. Comme nous l'avons évoqué précédemment, le progrès technoscientifique engendre une multitude d'effets ambivalents, c'est-à-dire que l'Homme ne peut prétendre faire un usage exclusivement bon ou mauvais d'un outil qu'il considérerait comme neutre. Cela est en partie dû au fait qu'à mesure que les techniques se développent et se ramifient, apparaissent des techniques secondaires conditionnées par l'existence des premières, et ainsi de suite.

4) Tout progrès technique comporte un certain nombre d'effets imprévisibles. Ellul distingue ainsi trois sortes d'effets : les effets voulus, les effets non recherchés mais prévisibles et les effets imprévisibles. La troisième catégorie, qui marque le caractère contingent, complexe et dynamique de l'action humaine collective conditionnée par la technique, se divise en deux sous-groupes. Tout d'abord les effets imprévisibles mais attendus, dont nous ne pouvons parler qu'en termes probabilistes et enfin les effets à la fois imprévisibles et inattendus, dont nous ne savons rien a priori.

De manière générale, à la lumière des quatre thèses que nous venons de résumer, Jacques Ellul pose comme un principe qu'à mesure que le progrès technique se développe, augmente la somme des effets imprévisibles.
Hannah Arendt, la condition de l'Homme moderne.
Hannah Arendt (1906-1975) avait largement anticipé la place nouvelle des technosciences dans la vie moderne
D’un point de vue philosophique, cette thèse se retrouve chez Hannah Arendt (La condition de l’homme moderne), pour qui l’Histoire des Hommes est essentiellement caractérisée par l’irréversibilité ainsi que par l’imprévisibilité. Cette double fragilité anthropologique de l’action  - par essence collective - permise et amplifiée par la technique, trouve un remède éminemment culturel : à l’irréversibilité s’oppose la capacité de pardonner et à l’imprévisibilité celle de promettre. Ces deux attitudes,  si importantes en période de crise écologique,  organisent politiquement la société via la transmission intergénérationnelle et s’enracinent profondément dans le partage d’une histoire et de valeurs communes. C’est pourquoi l’idéologie des technosciences neutres est si néfaste : en prétendant que les conséquences bonnes ou mauvaises des technosciences dépendent seulement de l’usage qu’en font les décideurs, elle déresponsabilise les scientifiques et les isole du même coup du processus d’arbitrage censé fonder la démocratie. En effet, les notions d’ambivalence et d’imprévisibilité systémique du progrès technique imposent d’emblée la responsabilité scientifique collective par rapport au futur, c’est-à-dire la nécessité absolue d’enseigner l’Histoire des sciences et l’épistémologie aux citoyens en général et aux apprentis scientifiques en particulier. La question des technosciences est donc d’ordre intimement politique.

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