mercredi 13 février 2019

Peut-on modéliser mathématiquement les systèmes sociaux ?


Au loin, un gros nuage de gaz lacrymogène lors l'acte IV des manifestations des gilets jaunes. La physique statistique en décrit le comportement à partir des molécules qui le composent, mais est-il possible de faire de même avec les individus et leur action collective ?
Voici une vaste question qui est au cœur de la relation entre pouvoir politique et technosciences. La cybernétique de Norbert Wiener a tenté d'y répondre dès les années 1940, mais avec quels résultats ?
Il n'est pas douteux que les mathématiques permettant d'élaborer de tels modèles soient d'une grande beauté formelle et recourent aux notions d'émergence, de chaos, de hasard et, bien-sûr, de non-linéarités. Par ailleurs, si l'on connaît désormais le rôle joué par l'utilisation du Big Data dans la campagne électorale de Barack Obama en 2008, il convient de remarquer qu’il ne s'agit pas à proprement parler de modélisation mais plutôt de traitement de données.

Alors, si cela était possible, comment pourrions-nous construire un modèle mathématique de l’organisation de la société ? J'aborde ici les grandes lignes de cette question à travers la lecture d'un ouvrage désormais classique : L'acteur et le système (Editions du Seuil, 1977), écrit par deux sociologues, M. Crozier et E. Friedberg

Introduction : 

Leurs travaux étudient les effets de rétroaction « contre-intuitifs » qui caractérisent l’action humaine, donc la politique. Dès les premières pages, on lit à propos de ces effets que « dans leur acception la plus générale, ceux-ci désignent les effets inattendus, non voulus et à la limite aberrants sur le plan collectif d'une multitude de choix individuels autonomes et, pourtant, chacun à son niveau et dans son cadre, parfaitement rationnels. Ils marquent le décalage, voire l'opposition souvent fatale entre les orientations et les intuitions des acteurs et l'effet d'ensemble de leurs comportements dans le temps, ce mécanisme fondamental qui fait qu'en voulant le bien nous réalisons le mal ». (Ibid. p.16-17)
On retrouve ici typiquement la problématique de l'ambivalence de la technique décrite par Jacques Ellul. L’effet contre-intuitif est au cœur de l’action humaine collective.
Je remarque cependant que le nom de Jacques Ellul n’est -à ma connaissance- pas cité une seule fois dans L'acteur et le système. Son œuvre, pour partie antérieure à la parution du livre de Crozier et Frieberg, fait pourtant abondamment référence aux notions de boucles de rétroactions et de système social autonome. Dès 1954, avec Le système technicien, Ellul identifie ce qui selon lui constitue le moteur présumé de cette autonomie : la dimension sacrée conférée à la technique. Mais revenons à L'acteur et le système. D’emblée, les auteurs sont formels : il serait vain de chercher des lois déterministes de l’histoire puisque « ni nos intentions, ni nos motivations, ni nos objectifs, ni nos relations transcendantales avec le sens de l'histoire ne sont une garantie ou une preuve de la réussite de nos entreprises. L'enfer, on le sait bien, est pavé de bonnes intentions. » (Ibid., p.17)

Ainsi, ce qui pourrait sembler être une contradiction logique est en fait un effet d'organisation : des résultats contre-intuitifs émergent de la structuration sociale de l'action collective, comme dans le cas de la situation perdant-perdant du dilemme du prisonnier.

Norbert Wiener (1894-1964), père fondateur de la cybernétique.

Il n’y a pas de lois déterministes de l’histoire.

L'organisation et l'action collective sont donc les deux faces complémentaires d'une même pièce. L'organisation, en tant qu'elle redéfinit les problèmes en les structurant socialement, permet de surmonter ces impasses logiques primaires. En retour, elle produira de nouveaux effets contre-intuitifs (secondaires cette fois) issus de ses propres processus de contrôle et de régulation. Même si les acteurs agissent rationnellement, ils restent assujettis aux moyens qu'ils utilisent pour s'organiser et fixer leurs finalités. Ces moyens sont arbitraires, contingents, mais exercent toujours une contrainte sur le champ social qui n'est donc jamais neutre. L'accomplissement d'objectifs communs par des acteurs ayant des orientations divergentes est un problème dont les solutions, socialement construites, sont multiples. « En cette matière, il n'y a ni fatalité ni déterminisme. Ces solutions ne sont ni les seules possibles ni même les meilleures relativement à un "contexte" déterminé. Ce sont toujours des solutions contingentes au sens radical du terme, c'est-à-dire largement indéterminées et donc arbitraires. Mais elles n'en sont pas moins contraignantes » (Ibid., p.16)

La cybernétique, à la croisée des chemins. Source : Cybernetics : From past to future (D.A. Novikov, 2016, en ligne gratuitement ici)


Action et incertitude : vers une modélisation stochastique ?

Les auteurs ajoutent : « Aussi loin que l'on touche l'analyse "rationnelle" de sa structure logique ou "naturelle", tout problème matériel comporte toujours une part appréciable d'incertitude, c'est-à-dire d'indétermination, quant aux modalités concrètes de sa solution. Dans le cas contraire, il ne constitue plus un problème au sens vrai du terme, puisqu'il pourrait être résolu par une machine ou tout autre mécanisme automatique ».  (Ibid., p.23)
L'organisation et la redéfinition des problèmes ont alors pour but de créer des incertitudes artificielles mieux maîtrisées que les incertitudes « naturelles ». 

À propos de la résolution des problèmes par les machines : « la cybernétique rassure parce que, sous les dehors d'un langage ésotérique, elle permet encore une fois d'esquiver le vrai débat et d'éviter de tirer toutes les conséquences du caractère irréductiblement indéterminé, c'est-à-dire politique, des systèmes sociaux. Contre ces nouvelles illusions scientistes et/ou technocratiques, on ne répétera jamais assez cette constatation fondamentale : Il n'y a pas de système sociaux entièrement réglés ou contrôlés ». (Ibid., p.29). On retrouve ici typiquement l’intuition d’Hannah Arendt : politique et liberté sont intimement liées par la contingence. On entrevoit alors la possibilité d’algorithmes stochastiques. 
Bien sûr, les acteurs disposent toujours d'une marge de liberté à l'intérieur des contraintes que leur impose le système (c’est le principe de la loi de probabilité). Et leur stratégie d'interaction les uns avec les autres repose largement sur l'opportunisme, ce qui complique la mathématisation de leur comportement. Le mécanisme de régulation de l'ensemble, qui permet la médiation des stratégies divergentes, est ainsi toujours contingent. Il s'agit du pouvoir. 

Pouvoir, contrôle et émergence : vers des algorithmes non-linéaires ?

Le pouvoir politique n'est donc pas le simple produit d’une structure d'autorité mais un jeu de relations distribué sur l'ensemble des acteurs. Le pouvoir émerge de l'identification et du contrôle sans cesse renouvelés des sources d'incertitudes naturelles et artificielles les plus pertinentes pour chaque acteur individuel. C'est pourquoi les effets systémiques de l'action collective sont largement autonomes et non pas décidés par un ou quelques individus. C’est le principe de la non-linéarité.

Cette définition rejoint tout à fait la conception politique de la liberté développée par Hannah Arendt. Le pouvoir, en fin de compte, se trouve dans la possibilité qu'ont les acteurs de donner collectivement naissance à de l'inattendu. L'algorithme déterministe, on l'aura compris, tend quant à lui à supprimer cette autonomie. 

On lit en effet p.35 que « le changement n'est ni le déroulement majestueux de l'histoire dont il suffirait de connaître les lois ni la conception et la mise en œuvre d'un modèle plus "rationnel" d'organisation sociale. Il ne peut se comprendre que comme un processus de création collective à travers lequel les membres d'une collectivité donnée apprennent ensemble, c'est-à-dire inventent et fixent de nouvelles façons de jouer le jeu social de la coopération et du conflit, bref, une nouvelle praxis sociale, et acquièrent les capacités cognitives, relationnelles et organisationnelles correspondantes ».
Plus loin : « La transformation de nos modes d'action collective pour permettre plus d'initiative et plus d'autonomie des individus ne passe pas par moins d'organisation, mais par plus d'organisation, au sens de structuration consciente des champs d'action » (Ibid., p.35)

Modélisation Bottom-up plutôt que Top-down.

La méthodologie de Crozier et Friedberg prétend ainsi partir des comportements imprévisibles pour expliquer les contraintes systémiques et non l'inverse. Ils choisissent donc l’approche « bottom-up ». D'après eux, la conduite humaine ne saurait se conformer à un strict déterminisme et présenterait toujours une part d'imprévisibilité et de contingence. Il faut ici comprendre « contingent au sens radical du terme, c'est-à-dire à la fois dépendant d'un contexte, des opportunités et contraintes (matérielles et humaines) qu'il fournit, et indéterminé, donc libre » (Ibid., p.46). Selon les auteurs, ce schéma d'explication, qui postule des « acteurs atomiques » individuels et intègre l'émergence de rétroactions contraignantes qui circonscrivent les potentialités d’action, est le seul à même de rendre compte de la variété des phénomènes sociaux empiriquement observables. 

Si l'on devait construire un modèle selon ces directives, on prendrait donc soin d’étudier toutes les subtilités des méthodes d’« optimisation sous contrainte » ou de « minimisation de fonctionnelle ». Voici en effet ce qu’on lit à propos du raisonnement selon lequel l'homme chercherait systématiquement la meilleure solution aux problèmes qui se présente à lui : « ce raisonnement est beaucoup trop encombrant mais, en même temps, il est faux. L'être humain est incapable d'optimiser. Sa liberté et son information sont trop limitées pour qu'il y parvienne. Dans un contexte de rationalité limitée, il décide de façon séquentielle et choisit pour chaque problème qu'il a à résoudre la première solution qui correspond pour lui a un seuil minimal de satisfaction » (Ibid., p.54). C'est donc que l’humain agit de façon heuristique. Ce qui tendrait à donner encore davantage de poids à la possibilité concrète d’utiliser la méthode de décision éthique proposée par Hans Jonas.

En effet, les objectifs et les projets des acteurs individuels ou collectifs sont toujours multiples, plus ou moins ambigus, explicites ou contradictoires. C'est pourquoi la rationalité ne devrait pas être évaluée à l'aune d'objectifs clairement définis, mais plutôt par rapport à des opportunités et au comportement des autres acteurs. Ce modèle permet de caractériser des régularités de comportement observées empiriquement, qui ne prennent leur sens que par rapport à une stratégie holistique. Enfin, il est à noter qu'une telle stratégie n'implique pas forcément de volonté consciente de la part des acteurs, c’est pourquoi l’hypothèse du libre-arbitre n’est pas nécessaire ici.

Conclusion

Si l'on n'a pas répondu à notre question de départ, on peut toutefois comprendre qualitativement la dynamique des crises actuelles : les acteurs capitalistes prennent leurs décisions de manière non concertée mais selon les opportunités qu’offre le contexte, tout en ayant pour objectif général la maximisation du profit. Il en résulte un système techno-économique autonome, qui ne repose pas sur une stratégie globale établie à l'avance par un petit nombre d’individus, mais sur l'interaction évolutive entre les acteurs déterminants dans une situation donnée. Ce type d'interaction est caractérisé par des boucles de rétroactions qui, comme on le sait en bon physiciens, finissent par diverger si elles ne sont pas régulées. Pour finir, je pense que l'on sous-estime beaucoup les résultats et les formes que peut prendre l'auto-organisation des sociétés humaines. Il est vrai qu’il s’agit là d’un un concept abstrait et le remplacer par des explications mono-causales peut parfois devenir très tentant, en particulier lorsque l’analyse d’une situation politique échappe à tous les commentateurs ! Suivez mon regard …

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