vendredi 4 janvier 2019

Face à l’avenir II : Quelle éthique pour l’effondrement ?


 
Rapport Meadows, effondrement, Turner.
Fig.1 : Tendance à l’effondrement prédite par les simulations du rapport Meadows (1972). Cliquer pour agrandir : à partir de 2030, la population mondiale commence à décliner suite à l'effondrement de la production industrielle, de la nourriture, des ressources et en raison de l'augmentation drastique du taux de pollution.
Deuxième volet de la trilogie. Je parlerai ici de l'éthique développée par Hans Jonas et de ses applications face au risque d'effondrement généralisé prédit par le rapport Meadows de 1972.

Introduction :

L’autorité scientifique est volontiers saluée par le grand public lorsqu’elle promet monts et merveilles : voitures autonomes, voyages dans l’espace pour les particuliers, forage d’astéroïdes … Mais que faisons-nous lorsque les ingénieurs se changent en oiseaux de mauvais augure et viennent gâcher la fête ? Le rapport Meadows (ici en .pdf), également appelé Rapport du Club de Rome, est sans doute l’un des documents scientifiques les plus intéressants du XXème siècle : il présente les résultats d’un modèle informatique destiné à simuler l’évolution du système Terre-Humanité dans sa globalité sur la période 1970-2100. Il fut publié en 1972 par une équipe du MIT après avoir été commandité par le Club de Rome, qui désirait qu’une étude soit réalisée afin de cerner les limites de la croissance économique. Plusieurs scenarii d’évolution y sont établis sur la base de paramètres cruciaux (PIB par habitant, taux de pollution, nourriture, population mondiale …) et les conclusions convergent : la croissance perpétuelle est un objectif intenable dans un monde dont les ressources sont épuisables. Ces simulations ont ensuite été confirmées empiriquement pour la période 1970-2000 par G. Turner (voir ici et ici).

Le bon accord entre les données expérimentales et les prédictions tendancielles du modèle est un indice fort en faveur d’un « effondrement global » probable avant 2100 (voir Fig.1). Bien qu’entachée de fortes incertitudes, l’étude est sérieuse. Le risque est immense. Pourtant, rien n’a vraiment changé depuis 1972. Comment agir face à une telle situation ? J’aborderai ici cette question par le versant de l’éthique.
 
(Pour une présentation rapide, claire et synthétique du Rapport Meadows, voir le site de J.-M. Jancovici. )

Le principe responsabilité

En tant que scientifiques, selon quelles valeurs devons-nous orienter nos actions afin de répondre au mieux aux conséquences irréversibles du progrès technique, dont l'ampleur est planétaire et les effets de très longue durée ? Le philosophe allemand Hans Jonas propose des éléments de réponse dans son ouvrage majeur, Le Principe Responsabilité (Champs Flammarion, trad. Jean Greisch)

La technique moderne, en tant qu'amplification de l'action humaine, s'est développée à un degré tel qu'elle a fondamentalement transformé l'essence de notre pouvoir d'agir. L'éthique étant intimement reliée à l'action, il nous faut donc adapter nos valeurs morales à ce nouveau contexte. Or, ce changement n'a toujours pas eu lieu et nous continuons d'agir dans le cadre d'un paradigme moral instauré depuis l'Antiquité et dont la pertinence est remise en cause par les défis contemporains. Ce paradigme est celui de « l'œuvre humaine de la cité ». À l'origine, l'espace établi par et pour la vie humaine dans la nature avait pour but d'enclore et non de s'étendre. C’était un équilibre à la mesure de l’homme, à l'intérieur de l'équilibre plus vaste du monde. L'enclave de la cité avait pour arrière-plan un ordre cosmique immuable et imperturbable. Notre citadelle artificielle était distincte du reste des choses et constituait le domaine complet et unique de la responsabilité humaine. La nature qui, quant à elle, semblait hostile et se gouvernait elle-même, n'était donc pas un objet de responsabilité. Elle n'était pas le lieu de l'éthique mais celui de l'intelligence et de la créativité qui, utilisées à bon escient, en faisaient un réservoir de ressources exploitables. « Mais dans la "cité", c'est-à-dire dans l’artefact social où les hommes commercent avec les hommes, l'intelligence doit se marier à la moralité, car celle-ci est l'âme de son existence. C'est bien ce cadre interhumain qu'habite toute éthique traditionnelle et elle est adaptée aux dimensions de l'agir humain déterminées de cette façon ». (Ibid., p.26). Désormais les choses ont changé et ce cadre n'est plus adapté.

Jusqu'à présent, les signes distinctifs de l'éthique étaient les suivants. 

1) Toute interaction avec le monde extra-humain était considérée comme neutre et n'affectait que superficiellement l'ordre des choses : la nature "se gouvernait elle-même". La technè (l'art, au sens de production d’artifice) était considérée comme un tribut payé à la nécessité et non comme un objectif en soi ou comme l'horizon ultime de toute activité humaine. Le domaine de la technè était donc plus proche de ce qu'Hannah Arendt appelle le travail que de ce qu'elle définit comme l'œuvre (Voir cet article pour comprendre cette distinction). La répercussion de nos actions sur des objets non-humains ne formait pas un domaine de signification éthique. Mais l'essence de l'agir humain se transformait à mesure que l'animal laborans laissait la place à l'homo faber.

2) L'éthique traditionnelle est anthropocentrique. 

3) L'essence de la condition humaine était considérée comme constante, stable et ne pouvait être elle-même un objet de la technè transformatrice. 

4) L'éthique était locale, temporellement et spatialement. Elle était relative à l'ici et au maintenant étant donné la faible portée de l'action humaine. « Le long cours des conséquences était abandonné au hasard, au destin, ou à la providence ». (Ibid., p.28)

Nombre de commandements moraux traditionnels portent effectivement la marque de la localité des propositions précédentes : « aime ton prochain comme toi-même », « fais aux autres ce que tu souhaites qu'ils te fassent », « subordonne ton bien-être personnel au bien-être commun », etc. Dans ces maximes, les protagonistes partagent un présent commun et l'univers moral est peuplé de contemporains. L'horizon de l'éthique traditionnelle est défini par les vivants actuels, leur durée de vie et les lieux dans lesquels ils se rencontrent. « Le bras court du pouvoir humain n'exigeait pas le bras long du savoir prédictif ; la brièveté de l'un n'était pas plus coupable que la longueur de l'autre. Précisément parce que le bien humain, connu en son universalité, est le même pour tous les temps, sa réalisation ou sa transgression a lieu de tout temps et son lieu complet est toujours le présent ». (Ibid., p.30)

On l'aura compris, la technologie moderne donne une nouvelle dimension à la responsabilité humaine à l'égard de la nature puisqu'elle l'affecte désormais profondément et durablement. C'est pourquoi l'éthique doit changer de forme afin d'intégrer d'une part notre responsabilité envers les générations futures et d'autre part un objet d'un type entièrement nouveau : la biosphère entière de la planète. Dans ces circonstances, le savoir joue un rôle nouveau et central en morale. Il devient une obligation prioritaire et, dans l'idéal, devrait être du même ordre de grandeur que l'ampleur causale de nos actions. Or, tout savoir prévisionnel est entaché d'incertitude. L'équivalence entre prévision et praxis technique est donc impossible, la seconde étant nécessairement supérieure à la première en ce qui concerne la portée de ses conséquences. « Reconnaître l'ignorance devient ainsi l'autre versant de l'obligation de savoir et cette reconnaissance devient ainsi une partie de l'éthique qui doit enseigner le contrôle de soi toujours plus nécessaire de notre pouvoir excessif » (Ibid., p.33). 

Cette profonde asymétrie entre le savoir et le faire appelle un principe régulateur fort : l'heuristique de la peur.

L’heuristique de la peur

Grâce à la puissance du système technicien, les utopies d'hier sont désormais à portée de main des grandes multinationales. Ce qui n'était autrefois que « jeux hypothétiques et peut-être éclairants de la raison spéculative, le pouvoir technologique les a transformés en des esquisses concurrentes de projets exécutables et, en faisant notre choix, nous devons choisir entre les extrêmes d'effets lointains et en grande partie inconnus » (Ibid., p.58). Or, l'autonomie du système technicien nous confronte aujourd'hui en permanence aux perspectives finales de ses utopies. Cette situation inédite dans l'histoire de l'humanité exige une éthique de la responsabilité dont la portée, la puissance et la profondeur soient commensurables à notre pouvoir de disposer techniquement des choses. Il s'agit donc de bâtir un nouveau type d'humilité, à la mesure de la grandeur de nos capacités techniques. Une humilité qui permette de rééquilibrer notre pouvoir de faire avec notre pouvoir de prévoir, d'évaluer et de juger. Hans Jonas résume : « la méconnaissance des effets ultimes devient elle-même la raison d'une retenue responsable » (Ibid., p.58)

La première tâche de l'éthique d'avenir consiste donc à se procurer une idée des effets lointains de nos actions en établissant des grilles de scénarii d'évolution possibles à l'aide d'une « futurologie comparative ». C’est précisément l’objectif du rapport Meadows. L'incertitude inhérente aux modèles de prédiction doit ensuite être intégrée à la théorie éthique sous la forme d'un nouveau principe, qui est aussi une prescription pratique. 

Lorsque des séries causales de très longue durée sont engagées, il est beaucoup plus simple, direct et rapide de savoir ce que nous ne voulons absolument pas (Summum Malum) que de savoir ce que nous voulons (Summum Bonum). Dans de tels cas, l'attitude la moins responsable consisterait à mettre toute sa confiance dans une chance infime qu’une solution donnée réussisse à déjouer les risques. Il faut donc, au contraire, donner la priorité aux pronostics les plus pessimistes. C’est ce que Jonas nomme l’heuristique de la peur.

Concrètement, cela signifie que doit être interdite toute technologie ou pratique comportant un risque — aussi minime soit-il — de détruire l'humanité, ses conditions de possibilité ou sa perpétuation dans la dignité. 

Notons qu’il s’agit bien là d’une heuristique, c’est-à-dire une règle pratique, rapide et intuitive qui n’est pas nécessairement optimale mais seulement suffisante pour atteindre un but donné : la conservation de la vie humaine dans la dignité. It’s a rule of thumb, diraient les anglophones, et non une méthode rigide et littérale. L'heuristique de la peur doit donc être intégrée dans un droit nouveau, relatif à l'environnement. Une législation à construire, qui considèrerait la nature comme un objet de responsabilité. Dans cette optique, il faudrait établir et utiliser des grilles de scenarii d’évolution probables et appliquer les risques correspondants dans les décisions politiques. Cette heuristique est valable dès lors qu’une dimension fondamentale de la vie humaine est en jeu. 

Est-ce le cas lorsque les promesses de société connectée et d'organisation algorithmique de nos vies menacent de sombrer vers les pires dérives autoritaires ? À l'horizon 2020, en Chine, la dimension profondément sociale et politique de l'humanité sera-t-elle définitivement anéantie ? Si ces questions méritent encore d'être débattues, une certitude demeure : les prédictions du rapport Meadows et leurs confirmations empiriques sont un signal d'alarme absolument incontournable. De par l'ampleur du risque qu'elle traduit, cette étude est l'archétype de la mise en œuvre pratique de la théorie de la responsabilité chez Hans Jonas. Si elle fut largement critiquée au moment de sa parution (ce qui est normal et sain dans le processus d'établissement des connaissances scientifiques), les preuves en faveur de la vraisemblance de ses conclusions n'ont pas cessé de s'accumuler. C'est pourquoi il est aujourd'hui insensé de ne pas la prendre en compte dans les décisions politiques.

Toutefois, lorsque les probabilités d’occurrence d’un événement sont faibles et que les risques associés ne sont pas « apocalyptiques », ce principe ne s’applique évidemment pas de la même manière. Une analogie peut être faite avec la réfutation Poppérienne, qui est également une heuristique permettant de guider la pensée mais qui demeure, en pratique, inapplicable de façon formelle et systématique, sous peine d'empêcher le développement des idées et de détruire la science telle que nous la connaissons. La formulation forte du principe de précaution que propose Jonas peut ainsi mener à une forme néfaste d'idéologie lorsqu'elle n'est pas correctement régulée et encadrée. Étant donnée l'ambivalence intrinsèque du progrès technique, Gérald Bronner tempère : « […] Jonas ne s’est sans doute pas rendu compte que l’imagination aura toujours assez de ressources pour concevoir et pour rendre plausibles les scénarios les plus pessimistes, et que les savants, confrontés à des problèmes d’une extrême complexité, devront toujours concéder, s’ils sont honnêtes, que le pire n’est jamais strictement impossible. »

Il faut cependant prendre garde de ne pas systématiquement considérer les questions éthiques comme la marque d'un conservatisme effarouché ou d'une technophobie inassumée. L'éthique et la philosophie doivent être les gardiennes d’un contre-pouvoir éclairé face aux utopies technologiques des patrons de la Silicon Valley. Comme l'explique ici Jelson Oliveira, qui parle d'heuristique de la crainte plutôt que de la peur, la crainte n'est ni l'apanage des lâches, ni une faiblesse paralysant l'action. D’après lui, « la crainte ne peut pas être confondue avec la peur parce qu’il ne s’agit pas d’un sentiment d’appréhension, mais d’un sentiment d’alerte et elle ne doit pas même être confondue avec […] une frayeur, c’est à dire, une peur désespérée (et même irrationnelle) devant ce qui peut se produire ». Si l'éthique consulte les inquiétudes plutôt que les désirs, c'est parce que nous pouvons très bien nous passer du Summun Bonum, mais nous ne pouvons pas vivre avec le Summum Malum

Lorsque la vie elle-même est menacée, la recherche du bien comme question centrale de l'éthique ne tient plus.

Agir face à des menaces globales mais incertaines

Face au risque d'effondrement, l’heuristique de la peur revient alors à donner plus de poids aux termes d’un pari épistémologique (les modèles incertains du rapport Meadows) qu’à ceux d’une réalité politico-pratique (le pouvoir d’achat).

Cette formule montre à quel point une politique de décroissance responsable peut être impopulaire et difficile à mettre en œuvre. Dans un monde régi par la croissance et la surconsommation, on comprend mieux l'engouement pour les promesses techno-populistes : la technique est fondamentalement bonne et pourra résoudre tous les problèmes qu'elle a engendrés, à condition qu’elle ne cesse de se déployer dans nos vies. Hans Jonas nous rappelle à la réalité : « Que par exemple des sources d'énergie totalement inédite soient découverte, ou des gisements entièrement nouveaux des sources déjà connues - que de façon générale il n'y ait pas de fin aux surprises agréables du progrès et que l'une ou l'autre de celles-ci nous sortira à temps de l'embarras : tout ce que nous avons vécu au cours du siècle passé ne permet nullement de l'exclure, mais y compter serait totalement irresponsable ». (Ibid., p. 235)

Il est très difficile de décrire précisément les conséquences du changement climatique, de l’effondrement et de la transition énergétique qui s'annoncent. D'abord parce que l'ampleur des transformations à moyen terme dépendra des comportements que nous adopterons dans un futur proche. Ensuite parce que les modèles physique sont nécessairement entachés d'incertitude. De plus, comme l'explique ici Jean-Marc Jancovici, « le risque se situe toujours au croisement d'une perturbation et d'une capacité de résistance ». Or, on ne peut spéculer sur la capacité de résistance future. Étant donné que la vie se rapporte fondamentalement à la capacité d'adaptation, il est fort probable que l'homme puisse survivre dans un monde ayant subi un réchauffement global de 5 degrés Celsius (la population mondiale s'en trouverait, certes, drastiquement réduite). Cependant, miser sur cette assurance est, selon Jonas, tout aussi irresponsable que les promesses techno-populistes précédemment décrites. Il pose en effet explicitement la question : « À quoi l'homme doit-il s'habituer ? À quoi a-t-on le droit de le forcer ou de l'autoriser à s'habituer ? Par conséquent : quelles conditions de son adaptation a-t-on le droit de laisser naître ? » (Ibid., p.235). Ces questions, qui sont la responsabilité de l'homme d'État, supposent que celui-ci mette l'idée de l'humain au centre de ses préoccupations. Les ingénieurs qui siègent actuellement dans les  comités d'éthique des multinationales ont-ils reçu la formation anthropologique adéquate pour aborder ces questions ?

Bien que les risques subséquents soient immenses, il y a une incertitude irréductible à les quantifier. Il est en effet très difficile de prévoir la capacité de réponse des hommes à moyen terme, à cause des effets non-linéaires, chaotiques et en raison de la métastabilité générale du système Terre. Des transformations massives peuvent advenir de manière très lente ou au contraire quasi-instantanée. Comme le dit J.-M. Jancovici : « Lutter contre le changement climatique, c'est bander tous ses muscles pour atteindre un objectif que nous ne sommes pas capables de discerner avec précision, tout en ne sachant pas à quelle distance il se trouve ». Comment intégrer cette indétermination fondamentale dans une politique pratique et efficace de transition ? L'homme d'État doit-il tirer la sonnette d'alarme en « risquant » de se tromper et de voir ses mesures politiques réfutées par un avenir calme et sans dangers ? Ou doit-il au contraire prendre les précautions qu'impose la rationalité scientifique en considérant les incertitudes et les barres d'erreur, au risque de minimiser le danger et ainsi retarder l'action ?

Qu’est-ce qu’un pouvoir responsable ? (Expériences de pensée)

Hans Jonas affirme que nous sommes, dans une certaine mesure, responsables des générations futures. Il fonde sa théorie sur le modèle de la relation parent-enfant : le premier est responsable de la vulnérabilité du second, qu’il a mis au monde sans son consentement. « Le joueur qui au casino met en jeu sa fortune agit avec étourderie ; si ce n'est pas la sienne, mais celle d'un autre, il le fait de façon criminelle ; mais s'il est père de famille, alors son agir est irresponsable, même s'il s'agit incontestablement de son propre bien et indépendamment du fait qu'il perde ou qu'il gagne ». (Ibid., p. 183)

Il précise sa définition en prenant pour exemple le comportement d'un « conducteur casse-cou ». Un tel conducteur est étourdi par rapport à lui-même s'il est seul à bord de son véhicule (et, en première approximation seul sur la route). Mais dès lors que sa conduite met en danger des passagers, alors il est irresponsable. En les accueillant à bord il a assumé une responsabilité, dont la durée et les modalités sont celles du trajet (et celles-ci seulement). Dans des circonstances différentes, cette responsabilité n'aurait pas nécessairement lieu d'être. Mais dans le cas précis de ce trajet, un comportement irréfléchi devient, en raison des circonstances, une faute en soi même si aucun accident ne survient. Car en effet, pour Hans Jonas, la responsabilité est un rapport non réciproque, une relation asymétrique : « Le bien-être, l'intérêt, le sort d'autrui a été remis entre mes mains du fait des circonstances ou d'une convention, ce qui veut dire que mon contrôle sur cela inclut en même temps mon obligation pour cela ». (Ibid., p.184)

C'est pourquoi tout pouvoir n'observant pas d'obligation à l’égard de ceux sur qui il s’exerce doit être qualifié d'irresponsable. Il s'agit d'une rupture du rapport de confiance, qui est l'autre versant de la responsabilité. Dans ces conditions, il importe donc de délimiter clairement les domaines du pouvoir et de la compétence afin de préserver ce rapport de confiance. 

Hans Jonas propose une autre analogie forte pour fonder ces catégories : celle du capitaine de navire. Celui-ci porte la responsabilité du bateau et des passagers. Mais supposons qu'il y ait aussi à bord un millionnaire, actionnaire principal de la compagnie maritime, qui pourrait selon son désir engager ou renvoyer le capitaine. Supposons de plus que ce riche homme d'affaire souhaite voir le navire battre un record de vitesse et donne l'ordre de pousser les moteurs à leur puissance maximale, sans tenir compte des risques subséquents. De manière générale, un tel personnage aurait un pouvoir plus grand que celui du capitaine. Mais pas dans cette situation. En tant qu'employé, le capitaine pourrait répondre à un rapport de subordination et son « irresponsabilité obséquieuse » serait alors  récompensée, tandis que sa « responsabilité désobéissante » serait punie. Dans le cadre du navire cependant, le rapport est inversé. C’est le capitaine qui est le supérieur en raison de son avis plus éclairé, de sa compétence plus grande et surtout parce que c'est lui, et non un autre, qui « tient la barre ». 

Mais une relation de responsabilité peut-elle exister dans une situation où l'asymétrie joue un rôle moins important ? C'est-à-dire entre des acteurs égaux et indépendants, entre pairs parfaits. Dans ce cas, on observe des rapports de responsabilité réciproques dont l'objet est la réussite de l'entreprise collective, comme par exemple lors de l'ascension d'une montagne. « Ici également le danger d'un manquement à la responsabilité est donc permanent - une forme "d'irresponsabilité" qui n'implique pas d'acte positif de dénégation comme celui du joueur, pas de comportement non éthique au sens habituel. Cette forme imperceptible, inattentive, non voulue [...] est d'autant plus dangereuse et ne se laisse pas identifier avec un acte déterminé (puisque elle consiste précisément dans un "laisser-faire" inactif) » (Ibid., p.186)

La ressemblance est frappante avec l’inaction de nos dirigeants face au risque d’effondrement.

Conclusion

Pour conclure, quelques précisions qui pourront être utile à la construction d’un droit nouveau et, peut-être, à l’écriture d’une constitution adéquate.

Il existe deux modes principaux de responsabilité. D'une part la responsabilité naturelle qui est celle du parent envers son enfant et qui ne dépend d'aucun consentement mutuel préalable. Elle est irrévocable, non résiliable et globale. D'autre part, la responsabilité instituée artificiellement par l'attribution et l'acceptation d'une charge, par un accord tacite ou en vertu de la compétence. Celle-ci et circonscrite par la tâche quant à son contenu et quant à sa durée. Dans les deux cas, le but ultime de la responsabilité, par-delà son objet direct, est « le maintien des rapports de confiance comme tels, sur lesquels repose la société et le vivre-ensemble des humains : et cela est un bien substantiel comportant sa propre force d'obligation » (Ibid., p.187). Dans le cadre d’un contrat social, l'existence de ce bien n'est jamais garantie et dépend intégralement de nous. Ceci implique une charge tout aussi inconditionnelle et irrévocable que celle de la responsabilité parentale naturelle, qui est, selon Hans Jonas, la forme canonique de la responsabilité.

Il y a enfin une troisième catégorie, caractéristique de la liberté humaine (au sens d'Hannah Arendt où politique et libertés sont consubstantiels) : la responsabilité librement choisie de l'homme politique. L'homme d'État authentique, selon Jonas, devra agir « au mieux des intérêts de ceux sur lesquels il exerce le pouvoir, pour lesquels donc il le détenait. Que le "sur" devienne un "pour" forme l'essence de la responsabilité ». (Ibid., p.189)

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