vendredi 1 mars 2019

Face à l’avenir III : Qu’une humanité soit !

Basquiat, Riding With Death, 1988
« On va quand même pas faire des enfants dans un monde pareil !? » Pour Hans Jonas, le droit que nous avons de faire exister des êtres semblables à nous sans leur demander leur avis repose sur l'obligation de leur accorder par avance un droit d'accusation rétroactif.

Troisième et dernier volet de la trilogie consacrée à l'éthique. Cliquez ici pour lire le I et ici pour le II.

A la menace avérée de notre propre disparition liée à un effondrement écologique global s’ajoute désormais l’angoisse de mettre des enfants au monde, de peur que leurs conditions de vie soient bien pires que celles que nous connaissons aujourd’hui. L’Homo Sapiens, mince fil tendu dans le chaos de la matière organique, n’est qu’une forme de vie animale parmi d’autres. Et comme le disait Nietzsche, la vie est elle-même une variété de la mort, une variété très rare. Ainsi, notre existence oscille entre deux sources également mystérieuses, l’une émettrice, créatrice –la natalité- et l’autre destructrice, dévorante –la mortalité. Se pourrait-il que la première soit bientôt tarie, entraînant la fin du cycle de perpétuation de notre espèce ? Les sciences et la technique moderne doivent-elles être invoquées pour résoudre ce problème ou nous faut-il revenir aux commandements religieux ? Dans tous les cas, un saut dans la métaphysique s’impose. A vos parachutes. 

Du « il y a » au « on doit », l’ancienne morale n’a plus cours.

Comme l’écrit Hans Jonas, « la technologie reçoit une signification éthique par la place centrale qu'elle occupe désormais dans la vie subjective des fins humaines » (Hans Jonas, Le principe responsabilité, p.36, Champs Flammarion, 1990).

Jacques Ellul, l'avait déjà mentionné : avec le système technicien, nous voilà pris dans une boucle sans fin qui nous oblige à mettre en œuvre toujours plus de dispositifs afin de pallier les effets imprévisibles induits par un environnement devenu lui-même artificiel. En réglant ainsi continuellement des problèmes qu'elle a elle-même contribué à créer, la technique moderne (qui est un couplage institutionnel entre les pratiques scientifiques et le mode de production capitaliste) se rend toujours plus indispensable dans la société et dans nos vies. La dimension technique de notre rapport au réel prend le pas sur toutes les autres et amène ainsi un rétrécissement du concept que l'Homme a de lui-même. Avec la transformation de la technè en la technique moderne, c'est l'homo faber qui s'impose « dans la constitution interne de l'homo sapiens, dont il était autrefois une partie servile » (Ibid., p.36). Ce changement anthropologique profond doit dès lors s'accompagner de valeurs morales nouvelles et d'une législation adaptée à la mesure des potentialités destructrices globalisées qu'il induit. 

Face au risque d'effondrement, il faut désormais des lois assurant rien de moins que l'existence d'un monde pour les générations futures.

Mais comment fonder l'obligation morale qu'un tel monde, approprié à l'habitation humaine, existe ? Même s'il se présente de prime abord comme un but souhaitable, cet axiome universel semble indémontrable sur la base de la morale traditionnelle. Pour l'éthique de la simultanéité d'autrefois, « la présence de l'homme dans le monde était une donnée première d'où toute idée de l'obligation dans le comportement humain prenait son départ. Désormais elle est devenue elle-même un objet d'obligation » (Ibid., p.38).

Il existe en effet dans l'histoire de la philosophie morale un commandement célèbre, l'impératif catégorique de Kant qui s'énonce de la façon suivante : « Agis de telle sorte que tu puisses également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle ». Il repose sur un critère logique : le « pouvoir vouloir » implique que l'action d'une communauté d’humains raisonnables ne comporte aucune auto-contradiction. Cependant, il n'y a aucune auto-contradiction à ce que l'humanité disparaisse ni même à ce que le bonheur de la génération présente implique l'inexistence des générations futures. « Logiquement le sacrifice de l'avenir au profit du présent n'est pas plus contestable que le sacrifice du présent en faveur de l'avenir » (Ibid., p.39). C'est pourquoi le fait que la vie humaine doive continuer et les générations se succéder ne peut se déduire de la cohérence de l'impératif moral Kantien. Pour cela, il est nécessaire d'avoir recours à un commandement venant de l'extérieur. Et celui-ci ne peut être fondé que métaphysiquement

Un nouvel impératif contre la disparition de l’humanité.

Un nouvel impératif moral mieux adapté à la problématique actuelle de l'effondrement devrait, d'après Jonas, s'énoncer de la manière suivante : 

« Agis de façon que les effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement humaine sur Terre » (Ibid., p.40) ou encore « inclus dans ton choix actuel l'intégrité future de l'Homme comme objet secondaire de ton vouloir » (Ibid., p.40). 

Ainsi, ce nouvel impératif affirme que nous avons le droit de risquer notre propre vie mais pas celle de l'humanité entière. Là où le commandement Kantien permettait sans auto-contradiction de préférer « un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité » (Ibid., p.40), celui de Jonas refuse toute possibilité de risquer le non-être des générations futures à cause de l'être de la génération actuelle. 

Plus question désormais de désirer la disparition de l'humanité sous quelque prétexte que ce soit. 

Mais comment légitimer un tel principe sans avoir recours à la religion ? S'agit-il d'un simple axiome posé sans justification ? Quoi qu'il en soit, là où l'impératif Kantien s'adressait à la conduite privée de l'individu, celui de Jonas s'adapte parfaitement à la politique publique. Alors que le premier invoquait la cohérence de l'acte instantané en accord avec lui-même, le second invoque la cohérence des conséquences et des effets ultimes de l'agir humain en accord avec la survie future de l'espèce. Le nouvel impératif est donc profondément lié à l'efficacité de la technique moderne. Ce faisant, il tire sa légitimité du fait qu'il repose sur une composante anthropologique fondamentale : la part d’homo faber qui vit en nous. C’est un principe de modération dont la force régulatrice s’exerce de manière inversement proportionnelle à celle de notre action transformatrice sur l’environnement. Pour filer la métaphore mathématique, le coefficient de proportionnalité doit être choisi de manière à permettre la poussée en avant infinie de l’espèce humaine tout en empêchant son autodestruction. Enfin, il prend intimement en compte la pratique scientifique comme cas particulier de la connaissance prédictive puisqu'il « s'extrapole vers un avenir calculable qui forme la dimension inachevée de notre responsabilité » (Ibid., p.42)

Un droit rétroactif pour les générations futures.

Mais cela n'est pas suffisant. Dans certaines conditions, un pessimisme hypertrophié généralisé pourrait simplement déclarer irresponsables ceux qui décident, malgré tout, de procréer. S'abstenir d'avoir des enfants serait alors un moyen de décliner toute responsabilité envers l'avenir. 

En soutenant ainsi qu'il n'est pas indispensable que des hommes existent absolument, ce principe pessimiste fait dépendre « le caractère souhaitable ou obligatoire de l'humanité future des conditions prévisible de son existence » (Ibid., p.92). Or, Jonas affirme qu'il faut rigoureusement inverser les termes du problème. 

Ce sont les conditions  de vie qui doivent être dictées par le caractère inconditionnellement obligatoire de l'existence humaine.
 
Concrètement, cela signifie que nous n'avons pas à nous soucier du droit au bonheur des humains à venir. Quelle que soit l'importance fondamentale de ce droit, ce critère est inadapté en raison de la forte dépendance du concept de bonheur au contexte historique, social et culturel. En un mot, à des circonstances contingentes. Ce qui importe, martèle l'auteur, c'est qu'une humanité soit. Et c'est pourquoi nous ne devons, au présent, veiller qu'à cette obligation, qui est la condition d'une humanité véritable. Car en effet, la simple faculté de nous attribuer librement cette obligation doit être préservée et transmise. L'animal, en tant qu'être soumis au déterminisme de ses instincts de procréation, n'est pas libre. C'est donc sur cette attribution consentie d'une obligation d'être que nous devons veiller, afin de garantir l'avenir de l'humanité en tant qu’espèce.

Ainsi, le droit que nous avons de faire exister des êtres semblables à nous sans leur demander leur avis repose sur l'obligation de leur accorder par avance un droit d'accusation rétroactif.
 
Le respect anticipé de cette législation « devient alors notre responsabilité particulière du fait de la causalité parfaitement unilatérale de notre être-auteur » (Ibid., p.93). Quel est le sens de cette phrase ? 

L'obligation au temps t qu'une humanité future soit est donc bâtie en réponse à « l'existence » anticipée d'un droit au temps t+1. 

Tout ceci n'est donc possible qu'à la condition sine qua non de l'existence de sujets de droit futur. Imposer à ceux qui viennent après nous le fardeau de l'existence présuppose donc que nous ayons confiance en leur capacité à le porter. En particulier si ce fardeau est lui-même frappé du sceau de l'obligation précédemment mentionnée. On l'aura compris, le premier impératif moral de Jonas se formule ainsi : Qu'une humanité soit. 

C'est pourquoi même si nous avions la possibilité de demander aux générations futures si elles désirent porter le fardeau de la vie, nous ne devrions pas leur poser cette question.

En réponse à cela, aucune condition de vie interdisant la mise en œuvre du premier impératif ne doit être tolérée. « La première règle est que n'est admissible aucun être-tel des descendants futurs de l'espèce humaine qui soit en contradiction avec la raison qui fait que l'existence d'une humanité comme telle soit exigée » (Ibid., p.94)

De cette manière, en affirmant que des hommes doivent être, on dit en même temps comment ils doivent être. Car en effet, cette idée ontologique de l'homme prend racine dans la métaphysique (en tant que doctrine de l'être) et transcende donc l'éthique (en tant que doctrine du faire). « Cela se heurte aux dogmes les plus endurcis de notre époque : qu'il n'y a pas de vérité métaphysique et qu'on ne saurait tirer un devoir de l'être » (Ibid., p.96)

Une décision morale qui dépasse la méthodologie scientifique.

L’apparente absence de fondement du devoir-être est une conséquence de notre conception scientifique de ce qu'est l'être. La séparation de l'être et du devoir présuppose déjà une métaphysique particulière, dont le seul avantage est celui de donner une définition Ockhamienne (la plus parcimonieuse, la plus simple) du concept d'être. Mais de la simplicité à la pauvreté conceptuelle, il n’y a qu’un pas. D’autant que la méthodologie scientifique, qui voudrait s’enraciner dans la puissance métaphysique d’un matérialisme assumé, peine généralement à tirer toutes les conséquences philosophiques de cette position pourtant féconde. Trop souvent elle gît, inerte, dans les marécages du naturalisme, où vécurent naguère les mythes, la magie et les Dieux. Lire Clément Rosset pour approfondir ce point.
Revenons à notre sujet. La définition même des sciences présuppose l'impossibilité d'acquérir un savoir relatif aux objets métaphysiques. La connaissance scientifique traite précisément des objets physiques (« qui sont matière ou produits de la matière » dira le matérialiste enthousiaste). 

Ainsi, « tant qu'il n'est pas décidé que ceci épuise le concept intégral du savoir, le dernier mot sur la possibilité de la métaphysique n'est donc pas encore prononcé » (Ibid., p.97). Et quand bien même ce dernier mot reviendrait à la méthodologie scientifique, le problème ne serait pas réglé pour autant. Comme nous venons de l’évoquer, toute forme de connaissance, même la plus pauvre du point de vue des phénomènes, contient tacitement une métaphysique. 

La particularité de l'éthique bâtie par Jonas est de reposer sur un principe métaphysique particulièrement explicite : l'obligation de justifier le devoir-être. 

En effet, la négation du devoir-être dispose de la supériorité que lui confère la supposition minimale du rasoir d'Ockham

L'affirmation, à l'inverse, doit traditionnellement prendre sur elle la charge de la preuve (ou du moins d'un argument ontologique raisonnable en faveur de son hypothèse). 

« Dans l'intérêt de notre premier principe - qui est censé nous dire pourquoi importent les hommes du futur, en montrant que « l'homme » importe- nous ne pouvons pas faire l'économie de l'excursion risquée dans l'ontologie, même si le sol que nous pouvons atteindre ne devait pas être plus sûr que n'importe quel autre sol auquel la théorie pure doit s'arrêter : il se peut qu'il soit toujours suspendu au-dessus d'un abîme de l'inconnaissable » (Ibid., p.98). 

C'est pourquoi la métaphysique est nécessaire d'après Jonas. Nous avons besoin d’étoffer l’image scientifique du monde, d’enrichir notre discours sur le réel quitte à tenter quelques suppositions plus audacieuses que la doxa enseignée dans les écoles d’ingénieurs. C’est le prix à payer pour justifier l’obligation de l’existence de l’Homme. En ce domaine, faut-il s'en remettre à la foi religieuse, qui déjà par le passé avait proposé des réponses que la philosophie ne pouvait fournir ? On pourrait par exemple penser que Dieu est à l'origine des lois de la physique et des hommes qui sont là pour les connaître. Notre existence au sein de l'ordre cosmique serait alors justifiée par la volonté divine. Mais la foi ne peut servir de fondement à l'éthique car elle n'est tout simplement pas disponible sur commande et on ne peut y faire appel lorsqu'elle est absente ou discréditée. La raison, en revanche, se laisse mobiliser quand il le faut. C'est pourquoi nous devons au minimum admettre la possibilité d'une métaphysique rationnelle qui ne soit pas le monopole de la science positive.

L'auteur affirme que franchir cette étape suffit à justifier sa thèse, qui contient deux idées de base. Premièrement, il faut remonter jusqu'à l'ultime question métaphysique, qui n'admet plus de réponse, pour pouvoir tirer du sens de l'être comme tel, qui lui-même est dénué de tout fondement. Réfléchissez-y : qu’est-ce que l’être ? Peut-on le concevoir indépendamment de notre subjectivité ? Quelle est sa provenance causale ? Quel principe gouverne son développement ?

Deuxièmement, une éthique bâtie de la sorte ne peut plus se satisfaire de « l'anthropocentrisme brutal » (Ibid., p.99) caractéristiques de l'Occident de tradition Grecque-Juive-Chrétienne.

La question que pose Hans Jonas est : L'homme doit-il être ? Et celle-ci doit être résolue indépendamment de la religion car c'est la question métaphysique par excellence, celle de Leibniz : « pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Les réponses qui lui sont faites doivent renoncer à la notion de provenance causale et plutôt comprendre le problème au sens d'une norme justificatrice : « cela vaut-il la peine d'être ? » De cette manière, la question prend tout son sens et élimine l'idée d'un auteur ou d'un créateur, c'est-à-dire le recours à la foi. 

On doit donc se demander « pourquoi quelque chose doit être de préférence au rien, quelle que soit la cause qui fait qu'elle advient. La seule chose qui importe, c'est le sens de ce "doit"». (Ibid., p.104)

L'être possède une valeur en soi, infiniment supérieure au néant.

Supposons qu'il soit possible de définir une théorie de la valeur, permettant de savoir ce qu'est le bien, de le connaître. Si la valeur en tant que telle est possible, alors sa simple possibilité réclame déjà son existence. Et son existence une fois avérée réclame légitimement sa perpétuation. 

Pour Jonas, « la simple imputabilité de valeur à un étant, quelle qu'en soit la quantité actuelle, faible ou forte, a déjà tranché en faveur de la priorité de l'être sur le non-être » (Ibid., p.104). 

C'est pourquoi la reconnaissance de la valeur engendre l'obligation d'être, là où l'être auquel aucune valeur ne peut être imputée ne dépend effectivement que d'un choix libre. Quant au non-être, rien ne peut lui être imputé, ni valeur ni absence de valeur. Mais l'auteur va plus loin. Il affirme qu'une fois la théorie de la valeur posée, aucune prépondérance du « mal » sur le « bien », qu'elle soit passagère ou permanente, ne peut abolir la prééminence infinie du bien sur le mal. La faculté de valeur en tant que telle n'est soumise à aucune gradation. La simple possibilité de la valeur est donc elle-même une valeur, la valeur de toutes les valeurs. 

Dès lors que la distinction entre valeur et non-valeur est posée, cela suffit pour décider en faveur de l'être par rapport au néant. 

On a donc l'enchaînement logique suivant : si le concept de valeur peut-être garanti, alors doit exister ce qui offre la possibilité de la valeur. Or, seul l'être offre la possibilité de la valeur. C'est pourquoi il doit y avoir quelque chose plutôt que rien.
Pour résumer trivialement, l’être est tout simplement la condition minimale de possibilité d’imputer de la valeur. Donc il possède une valeur en soi : celle de permettre la valeur. C’est la valeur de toutes les valeurs.

La vie humaine possède une valeur en soi qu’il faut préserver

Pour résumer, il s'agit donc d'élucider le statut ontologique et épistémologique de la valeur. Ce faisant, il faudra également aborder la question de son objectivité. Car en effet, à ce point de notre argumentation, la tentation du néant demeure vivace : à quoi bon prolonger le drame pénible d’une existence perpétuellement soumise à la menace d’une mort lente et douloureuse ? « A ce niveau on peut toujours faire le compte des joies et des peines : le bilan que le pessimisme [...] tire de leur somme est connu et même s'il manque de preuve, les phénomènes subjectifs permettent difficilement de le réfuter » (Ibid., p.105). Même sans céder à la rigueur macabre d'un tel exercice, le nihiliste moyen pourrait objecter que le non-être est pour l'homme une délivrance face aux tourments qu'engendrent la tempête des désirs et les tiraillements de la volonté.

Puisque la question est celle de l'éthique et du devoir, il faut donc élaborer une théorie objective des valeurs qui puisse permettre d'inférer une obligation de la conservation de l'être et une responsabilité à son égard. La question éthico-métaphysique qui nous occupait au départ s'est donc transformée en la question logique du statut des valeurs.

Pour Hans Jonas, il y a une valeur intrinsèque dans l’être donc dans le vivant et dans la nature. L’idée importante de son livre est qu’il existe des valeurs objectives dans la nature

En un mot : Le monde n'est pas axiologiquement neutre.
Une affirmation qui contredit profondément le dualisme matérialiste caractéristique d'une partie de la pratique scientifique moderne. La matière y est en effet considérée comme un donné brut, un «déjà-là» neutre. L'esprit humain, qui se distingue qualitativement de la physicalité générique des choses, est alors à même d'interpréter le monde afin d'y importer de la valeur.)

Selon un raisonnement presque spinoziste, ce qui est bon c’est ce vers quoi l’être tend en vue de la réalisation de ses fins. Est-ce à dire que les êtres vivants existent en vue d’une fin ? La réponse est oui, mais cette fin est totalement immanente : le fait est que tout être vivant perdure a minima afin de garantir son autoconservation. Selon une formule consacrée, la vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Ainsi, nous qualifions de bon ou de mauvais ce qui permet ou empêche la conservation de notre être. Pour Spinoza, la vertu n’est autre que l’action conforme aux lois de conservation de notre être propre. La maxime est désormais célèbre : « Nous ne désirons pas une chose parce que nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons ». Le désir est en quelque sorte « l’élan naturel » qui pousse un être à persévérer dans son effort d’existence en augmentant sa puissance d’agir. 

Les valeurs existent donc objectivement dans la nature, non pas en tant que propriétés appartenant aux choses, indépendamment de nous, mais en tant qu’interpénétration de notre être propre et des choses du monde (l’objectivité étant évidemment définie ici au sens kantien). Les affects qui en résultent engendrent le bon ou le mauvais, selon qu’ils amplifient ou atténuent le déploiement de notre pouvoir d’agir. Mais la technique moderne est elle-même un déploiement de notre pouvoir d’agir. On comprend donc le mouvement rétroactif qu’elle impulse, par lequel le bon se retourne contre lui-même et devient le mauvais pour l‘espèce humaine, s’il n’est pas régulé par un principe éthique de modération. En effet, comme l'avait remarqué Nietzsche, l'instinct d'autoconservation n'est pas nécessairement la pulsion fondamentale de la vie. Selon lui, un être vivant cherche par-dessus et avant tout à « libérer sa force ». La vie en elle-même est toute entière volonté de puissance, et l'autoconservation n'en est que le cas particulier le plus fréquent puisqu’il permet de la faire durer davantage. Mais la volonté de puissance, initialement invoquée pour remplacer la métaphysique déchue des suites de la « mort de Dieu », s’accommode parfaitement du matérialisme Nietzschéen. Dans cette optique, l'extinction de l'humanité, si elle advenait, ne ferait que répondre à la loi darwinienne de l'évolution. Or Jonas dépasse le matérialisme scientifique en affirmant la prééminence absolue de l’être sur le néant et l’individu, pour les raisons évoquées plus haut.

Cela signifie que d'un point de vue éthique, il ne doit y avoir aucune raison pour l'individu de décider à tout prix en faveur de « sa propre survie contre une mort possible ou certaine […]. Offrir sa propre vie pour en sauver d'autre [...] est une option en faveur de l'être et non en faveur du non être » (Ibid., p.101). 

Il s'agit là d'un exemple canonique de responsabilité librement consentie. Cette opposition dialectique entre volonté de puissance (individuelle) d'une part et responsabilité envers le futur (collectif) d'autre part forme une tension réflexive spécifique à l'humanité. Et cet automouvement possède une valeur en soi puisqu'il est bénéfique (quoique non nécessaire) à la permanence du monde et à son résultat symbiotique global.

C'est pourquoi les seuls êtres capables de faire preuve de responsabilité librement consentie, c'est-à-dire les hommes, doivent continuer d'exister.

L’enfant comme origine du concept de responsabilité.

Face à l'incertitude des pronostics à long terme, l'éthique doit, par contraste, disposer d'un principe qui soit lui-même certain. Dans des situations ayant un potentiel apocalyptique, il faut accorder le plus de poids au pronostic le plus pessimiste, établi au moyen de nos meilleures théories scientifiques. Ainsi confrontée à la perspective de sa propre disparition, l'humanité doit développer une éthique de la conservation. Vraisemblablement, celle-ci insistera davantage sur le sens de la préservation et de modération plutôt que sur l'idée de croissance illimitée et de dépassement permanent. Il faut bien comprendre que ce programme déflationniste et la modestie de ses buts naissent de la menace concrète ayant fait récemment irruption dans l’histoire humaine mondiale.

Pour Hans Jonas, l'obligation qu'il y ait un avenir à l'humanité est un principe éthique en soi. Il s'agit d'un cas de responsabilité non réciproque car les générations futures, qui n'existent pas encore, n'ont aucune obligation envers nous. Cette situation est identique à celle de la responsabilité parentale spontanément exercée à l'égard des enfants. La sollicitude inconditionnelle à l'égard d'une progéniture non autonome est l'unique classe de comportement qui soit à la fois naturel et parfaitement désintéressé. Si l'idée de droit et d'obligation mutuelle procède du rapport entre adultes autonomes, la sphère de la responsabilité trouve son origine dans la relation du parent à l'enfant. « Sans ce fait et la relation sexuelle qui en est inséparable, ni la genèse d'une prévision regardant loin dans l'avenir, ni celle d'une assistance désintéressée entre êtres raisonnables, quelque sociaux qu'ils puissent être, ne pourrait être comprise. » (Ibid., p.88)

Il s'agit en effet de l'archétype de l'action responsable qui, comme l’être-tel de chaque chose, ne se déduit d'aucun principe puisque la sélection naturelle l'a puissamment implantée en nous. 

Ainsi, s'il y a obligation de procréer et de fonder une postérité, le corollaire est obligation d'assurer les conditions d'existence de cette postérité. 

Pourtant, face à l'impossibilité de bâtir un droit à naître pour ceux qui ne sont pas encore nés, Jonas affirme l'obligation de l'existence de générations ultérieures comme telles. Et pour cela, il faut d'abord assurer la permanence de l'instinct de procréation. Mais dans un futur assombri par trop de pronostics pessimistes, celui-ci peut-il se trouver menacé ? La perspective ascétique de décroissance économique liée à l'idée du principe responsabilité est-elle compatible avec le désir de perpétuer l’espèce ? Désormais, comment désirer ce nouveau monde, dont l’éros doit exclure la surconsommation ? 

Dans les conditions actuelles, qui serait assez fou pour mettre en œuvre une juridiction rétroactive ?  
Les générations futures, n'ayant pas demandé à venir au monde, tiendront à coup sûr leurs prédécesseurs pour responsables de la dégradation de leurs conditions d’existence.

Conclusion

Même si l'on pouvait établir un bilan comptable des joies et des peines dans l’ensemble de la vie humaine, le résultat ne pourrait en aucun cas invalider l'obligation d'existence de l'humanité. Précisément parce qu'on s'y livre, il est probable que ce bilan soit négatif. Du reste, comment décider si l'existence de Socrate ou d'une symphonie de Beethoven suffisent à contrebalancer le poids des atrocités commises dans l'histoire humaine ? Quoi qu'il en soit, le commandement ontologique de l'existence de l'homme remporte toujours la priorité par rapport à son non-être. « Précisément le maintien de cette possibilité en tant que responsabilité cosmique signifie l'obligation d'exister. Sous forme pointue, on peut dire : la possibilité qu'il y ait de la responsabilité, est la responsabilité qui a la priorité absolue » (Ibid., p.196). L'adjectif « cosmique » renvoie ici à la notion d'ordre que les hommes perçoivent dans les cycles de la nature. Cet ordre, peut être simple effet de la loi des grands nombres, fragile îlot déterministe perdu dans un océan de hasard, qui néanmoins permet la science comme avatar du déploiement de notre agir collectif. Songeons un instant à la manière dont la vie humaine s'insère, depuis l'apparition de l'homo sapiens, dans ces cycles naturels. Songeons enfin à la valeur métaphysique de cet enchaînement causal insondable qui, depuis la formation de la matière inerte dans l’univers, aboutit à l’existence d’être vivants doués de conscience réflexive, de volonté, et de responsabilité.

1 commentaire:

  1. Jérôme Bosch8 mars 2019 à 06:53

    La plus haute forme de responsabilité = responsabilité librement consentie ?

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