Les lignes qui vont suivre présentent un essai sur le thème de la technique et de ses implications sociales. Cette réflexion est inspirée par la lecture de trois penseurs issus de la tradition continentale : Hannah Arendt, Jacques Ellul et Jürgen Habermas.
A partir de certains de leurs arguments, je me suis attelé à construire un raisonnement permettant de poser la question de la technique en termes de liberté et d’aliénation, de pouvoir et de domination. Pour la plupart, ces idées sont désormais courantes et il est probable que l’état de mes connaissances m’ait amené, parfois, à « réinventer la poudre ». Aussi l’intérêt de ce texte réside-t-il essentiellement dans la mise en relation synthétique de thèses connexes, permettant la construction d’un premier répertoire d’arguments (qui ne sauraient épuiser mon opinion personnelle). J’espère ainsi tisser des liens, créer des ponts et ouvrir des portes, qui donneront au lecteur un point de vue partiel et partial sur ces questions contemporaines cruciales. On gardera donc à l’esprit que ces arguments portent à la fois les forces et les faiblesses de leurs auteurs respectifs. En les regroupant ici, je ne prétends me prémunir ni de leurs biais intrinsèques (qu’au reste je crois avoir identifié), ni d’une certaine complaisance dans un style d’écriture « post-apocalyptique » fréquemment rencontré dans ces écoles de pensée. Il est de ma responsabilité de rappeler que ce texte, qui se veut critique, est lui-même idéologiquement et méthodologiquement marqué par sa filiation intellectuelle. Quiconque voudrait s’en faire un viatique agirait en connaissance de cause. Symétriquement, j’inviterai tout lecteur croyant la suite invalidée d’avance par ces mises en garde préliminaires, à présenter ses contre-arguments et la bibliographie correspondante. Pour plus de clarté, j’indiquerai au fil des pages les ouvrages de référence des trois grandes figures de la philosophie de la technique dont il sera question. Cependant, j’aimerais aussi que ce texte me permette d’introduire un quatrième personnage : celui de Simone Weil. Avec un « W » et non un « V », Simone Weil fut une philosophe Française du XXème siècle, résistante et anarchiste au parcours extrêmement singulier, à l’image de la profondeur de sa pensée. Elle aborda notamment les questions de l’oppression sociale et de la technique à travers le prisme marxiste et mourut de la tuberculose, exilée dans l’anonymat d’un sanatorium anglais en 1943. Elle n’est donc pas à confondre avec son quasi-homonyme, qui connut la déportation puis les sphères du pouvoir et enfin la célébrité pour sa noble lutte contre la discrimination des femmes. Ainsi, le texte qui suit sera découpé en plusieurs morceaux. Des paragraphes en gros caractères présenteront la trame de l’argumentation et serviront de fil conducteur. Ils seront ponctués d’extraits en petits caractères de l’ouvrage de S. Weil intitulé Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (Folio essais, éditions Gallimard, 1955). J’ai en effet été frappé, à la lecture de ce petit livre écrit en 1934, par la vivacité, l’actualité et la puissance des idées qui s’y trouvent développées. Le tout dans un style simple et avec quelques décennies d’avance sur les trois illustres penseurs mentionnés précédemment. Ces citations en forme de commentaires sont destinées à entrer en résonnance avec le texte et enrichissent l’argumentation autant qu’ils l’alourdissent. Leur lecture n’est pas donc obligatoire. On pourra s’en dispenser et se contenter des passages en gros caractères sans rien perdre de la trame logique des idées développées et, si l’on veut, y revenir plus tard.
A partir de certains de leurs arguments, je me suis attelé à construire un raisonnement permettant de poser la question de la technique en termes de liberté et d’aliénation, de pouvoir et de domination. Pour la plupart, ces idées sont désormais courantes et il est probable que l’état de mes connaissances m’ait amené, parfois, à « réinventer la poudre ». Aussi l’intérêt de ce texte réside-t-il essentiellement dans la mise en relation synthétique de thèses connexes, permettant la construction d’un premier répertoire d’arguments (qui ne sauraient épuiser mon opinion personnelle). J’espère ainsi tisser des liens, créer des ponts et ouvrir des portes, qui donneront au lecteur un point de vue partiel et partial sur ces questions contemporaines cruciales. On gardera donc à l’esprit que ces arguments portent à la fois les forces et les faiblesses de leurs auteurs respectifs. En les regroupant ici, je ne prétends me prémunir ni de leurs biais intrinsèques (qu’au reste je crois avoir identifié), ni d’une certaine complaisance dans un style d’écriture « post-apocalyptique » fréquemment rencontré dans ces écoles de pensée. Il est de ma responsabilité de rappeler que ce texte, qui se veut critique, est lui-même idéologiquement et méthodologiquement marqué par sa filiation intellectuelle. Quiconque voudrait s’en faire un viatique agirait en connaissance de cause. Symétriquement, j’inviterai tout lecteur croyant la suite invalidée d’avance par ces mises en garde préliminaires, à présenter ses contre-arguments et la bibliographie correspondante. Pour plus de clarté, j’indiquerai au fil des pages les ouvrages de référence des trois grandes figures de la philosophie de la technique dont il sera question. Cependant, j’aimerais aussi que ce texte me permette d’introduire un quatrième personnage : celui de Simone Weil. Avec un « W » et non un « V », Simone Weil fut une philosophe Française du XXème siècle, résistante et anarchiste au parcours extrêmement singulier, à l’image de la profondeur de sa pensée. Elle aborda notamment les questions de l’oppression sociale et de la technique à travers le prisme marxiste et mourut de la tuberculose, exilée dans l’anonymat d’un sanatorium anglais en 1943. Elle n’est donc pas à confondre avec son quasi-homonyme, qui connut la déportation puis les sphères du pouvoir et enfin la célébrité pour sa noble lutte contre la discrimination des femmes. Ainsi, le texte qui suit sera découpé en plusieurs morceaux. Des paragraphes en gros caractères présenteront la trame de l’argumentation et serviront de fil conducteur. Ils seront ponctués d’extraits en petits caractères de l’ouvrage de S. Weil intitulé Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (Folio essais, éditions Gallimard, 1955). J’ai en effet été frappé, à la lecture de ce petit livre écrit en 1934, par la vivacité, l’actualité et la puissance des idées qui s’y trouvent développées. Le tout dans un style simple et avec quelques décennies d’avance sur les trois illustres penseurs mentionnés précédemment. Ces citations en forme de commentaires sont destinées à entrer en résonnance avec le texte et enrichissent l’argumentation autant qu’ils l’alourdissent. Leur lecture n’est pas donc obligatoire. On pourra s’en dispenser et se contenter des passages en gros caractères sans rien perdre de la trame logique des idées développées et, si l’on veut, y revenir plus tard.
Clément ARLOTTI, fin Août 2018.
Introduction
Il est entendu que l’activité technique libère l’Homme d’une large part des contraintes naturelles qui s’imposent à lui du fait de sa condition d’être vivant fini et mortel. Un accroissement illimité de celle-ci serait par conséquent un devoir moral. Depuis l’époque moderne, cette affirmation s’étend au domaine de la science, jadis réservé à la contemplation patiente et à l’élaboration minutieuse d’un cosmos harmonieux (étymologiquement, le terme cosmos renvoie à la notion humaine d’ordre). Au reste, l'idée d'une technique comme science appliquée est pratiquement marginale dans l'histoire de l'Humanité. A peu de choses près, cela ne vaut que pour la physique depuis le dernier quart du XIXème siècle. Mais le couplage positiviste entre technique, science, et progrès social n’est évidemment pas dénué de fondement. La science, par son pouvoir de prédiction des phénomènes physiques et naturels, a permis de restreindre significativement l’emprise que les aléas de la matière inerte exerçaient à l’origine sur nos vies. L’état de dénuement dans lequel errait l’Humanité en des temps reculés, lorsque des nécessités extérieures incompréhensibles gouvernaient chacune de ses actions, n’est plus désormais qu’un lointain souvenir. Un songe étrange et vaguement angoissant, dans les brumes duquel s’égarent encore pourtant quelques peuplades bigarrées que d’aucuns qualifient volontiers de primitives, en référence à leur rapport au monde si différent du nôtre. Car en effet, le temps d’avance octroyé par la capacité à prévoir a largement affranchi l’Homme moderne des contraintes et des incertitudes que l’environnement faisait depuis toujours peser sur la fragilité de son existence. En usant ainsi de la raison pour négocier avec la nature, c’est une couche protectrice qui se construit, à distance de sécurité, entre l’action humaine et le monde extérieur, magique et capricieux. Dans cette zone rationnelle privilégiée, la liberté serait alors à même d’être pleinement éprouvée et l’Homme, une fois rendu « maître et possesseur de la nature » comme Descartes l’avait évoqué, disposerait enfin du pouvoir de contrôler sa destinée propre. Les objets, les concepts, les outils et les procédés issus des activités scientifiques et techniques constituent en effet le monde stable et ordonné dans lequel les Hommes, en interagissant désormais autant que possible avec leurs propres productions, peuvent prospérer par-delà le joug d’airain d’un milieu naturel hostile et déroutant. Comme le dit Simone Weil (op. cit. p.93) « tous les outils sont ainsi, d'une manière plus ou moins parfaite, comme des instruments à définir les hasards ». Enfin, ces contraintes naturelles dont nous parlons sont aussi simples et diverses que d’avoir à se déplacer, se nourrir, se vêtir, etc… C’est-à-dire de manière générale, assurer sa survie et satisfaire ses besoins biologiques fondamentaux, malgré l’imprévisibilité originelle de l’environnement. Ces activités élémentaires qui conditionnent l’Humanité peuvent être regroupées sous la définition du travail que propose Hannah Arendt : il s’agit de processus cycliques dont le produit est perpétuellement consommé (donc détruit) pour assurer la conservation de la vie. Ceux-ci doivent être constamment renouvelés afin de garantir l’existence matérielle de ce qu’Arendt appelle l’Animal Laborans : la part irréductible de nécessité biologique que les êtres Humains ont en commun avec les animaux. C’est donc du travail –ou d’une partie du travail- que la technique nous aurait libérés. Pourtant, on constate que dans les sociétés industrialisées, dont l’existence repose sur un très haut niveau de développement technique, la mise au travail coercitive des populations reste massive.
S.Weil, op.cit. p.77 :
« Il semble que l'Homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d'autant celui de l'oppression sociale. […] Si la collectivité humaine s'est dans une large mesure affranchie du poids dont les forces démesurées de la nature accablent la faible humanité, elle a en revanche pris en quelque sorte la succession de la nature au point d'écraser l'individu d'une manière analogue. [...] par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l'on descend à l'échelle de l'individu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le serre d'aussi près que la faim sert de près le chasseur primitif.»
« Il semble que l'Homme ne puisse parvenir à alléger le joug des nécessités naturelles sans alourdir d'autant celui de l'oppression sociale. […] Si la collectivité humaine s'est dans une large mesure affranchie du poids dont les forces démesurées de la nature accablent la faible humanité, elle a en revanche pris en quelque sorte la succession de la nature au point d'écraser l'individu d'une manière analogue. [...] par un renversement étrange, cette domination collective se transforme en asservissement dès que l'on descend à l'échelle de l'individu, et en un asservissement assez proche de celui que comporte la vie primitive. Les efforts du travailleur moderne lui sont imposés par une contrainte aussi brutale, aussi impitoyable et qui le serre d'aussi près que la faim sert de près le chasseur primitif.»
Quel est le mécanisme à l’origine de ce paradoxe ? On se souviendra tout d’abord, en relisant Jacques Ellul, que l’accroissement du progrès technique donne essentiellement lieu à des conséquences ambivalentes qui rendent inepte tout jugement moral en termes de bien et de mal à son propos. Comme le dit Ellul, il est aussi absurde de se déclarer pour ou contre la Technique que de se déclarer pour ou contre une avalanche. Une fois interconnectés dans des boucles de rétroactions caractéristiques de la notion de système dynamique, les effets du progrès technique finissent par échapper à notre contrôle et, du même coup, aux analyses formulées en termes de fins et de moyens. Sur la base de cette indétermination et de cette imprédictibilité, nous montrerons comment le système technicien actuel s’auto-accroît de manière autonome en produisant, dans un même mouvement, deux tendances contradictoires au contrôle et au chaos. Pour cela, il nous faudra rappeler brièvement ce qu’est la technique et en quoi celle-ci forme un système. Ensuite, les concepts de liberté et de souveraineté seront abordés de manière à clarifier la nature profondément politique de l’usage de la technique à l’époque moderne. On verra alors, à rebours de la conception stéréotypée des sciences et techniques neutres, qu’un long cheminement historique nous amène à rapprocher dialectiquement, à l’heure du capitalisme néolibéral, la question du progrès technique et celle de l’aliénation sociale.
Jacques Ellul : la Technique comme système
Dans la pensée d'Ellul, la définition de la Technique (avec une majuscule et au singulier) n’est pas épuisée par le seul usage des machines. Ce concept se construit à partir des relations qui existent entre ce qu’on appelle « les techniques ». Sa « mise en système » permet de saisir « un ensemble de phénomènes qui restent invisibles si l'on se situe au niveau de l'évidence perceptible des techniques » (Jacques Ellul, Le système technicien, p. 31, Calmann-Lévy, 1977). La Technique inclut donc, en plus du machinisme, d’une part les méthodes d'organisation rationnelle du travail comme le Taylorisme et d’autre part le contrôle politique administratif et bureaucratique, mais également une éthique et des valeurs morales nouvelles. Dans la suite, nous partirons donc du principe que «partout où il y a recherche et application de moyens nouveaux en fonction du critère d'efficacité, on peut dire qu'il y a technique» (ibid. p.34). Mais pourquoi regrouper un si vaste ensemble de domaines, a priori sans rapport les uns avec autres, sous l’appellation unique de Technique ? Pour le comprendre, il faut envisager le problème sous un angle systémique. Plusieurs spécificités essentielles en résultent.
Depuis la seconde moitié du XXème siècle, de nombreux penseurs en sciences sociales se sont attelés à caractériser la notion de système, que les développements de la cybernétique fraîchement formalisée par Wiener enrichissaient alors de dimensions nouvelles. Nous retiendrons ici la définition ramassée qu’en donne Ellul, en guise de préliminaires à son argumentation. «Un système, c'est un ensemble d'éléments en relation les uns avec les autres de telle façon que toute évolution de l'un provoque une évolution de l'ensemble, toute modification de l'ensemble se répercutant sur chaque élément» (ibid. p.88). Une fois posée, on comprend tout de suite que cette définition rend inopérante la dichotomie entre finalités morales et moyens techniques et, par suite, entre politique et sciences. Elle abolit donc d’emblée le mythe de la neutralité axiologique de ces dernières. Car encore une fois, le système techno-scientifique n’est pas un ensemble de champs disciplinaires aussi spécialisés qu’isolés mais, au contraire, un réseau d’inter-relations dynamiques constitué de boucles de rétroactions. Typiquement, le système technicien repose sur l’existence conjointe des sous-systèmes de production et de distribution d'énergie électrique, de transmission de l’information, d’éducation, de transports urbains, de défense militaire, etc. De cette manière, on voit bien que lorsqu’un dérèglement survient dans l’un des sous-systèmes, il se propage et bloque l’ensemble. Ces sous-systèmes peuvent s’organiser sans que soit établi par une quelconque élite de décideurs le moindre projet à long terme. Ce sont leurs exigences de croissance propres qui, en raison de leur couplage, s’imposent des contraintes mutuelles et aboutissent à une organisation progressive de l’ensemble. Ainsi, «les interrelations entre les parties ne sont pas du type de celles qui existent dans les pièces d'un moteur qui agissent bien les unes sur les autres et en fonction les unes des autres, mais qui répètent indéfiniment la même action : dans un système les facteurs agissant modifient les autres éléments et l'action n'est pas répétitive mais constamment innovatrice.» (ibid. p.88). Typiquement, l’observation du système et de ses effets ne peut être effectuée « en isolant les variables » car l’ensemble ne peut être modifié localement, toutes choses égales par ailleurs. Il faut donc le penser de manière dialectique, c’est-à-dire comme existant à travers les relations que ses sous-parties entretiennent entre elles et avec l’extérieur. Ellul ajoute qu’un système en sciences sociales est forcément ouvert. « Il ne peut jamais être considéré en soi à l'exclusion de toute autre relation » (Ibid. p.89).
Tout au long de leur développement et de leur raffinement, les objets techniques tendent à se rapprocher du mode d'existence des objets naturels. Ils créent un monde de médiations entre l'Homme et la Nature et remplacent l'ensemble de liens complexes et fragiles, mythiques, symboliques, qui avaient été patiemment tissés entre les deux parties. La Technique n'est plus seulement un ensemble de moyens, mais devient univers de moyens, Universum exclusif et totalisant qui forme désormais le nouveau « milieu naturel » de l’Homme. Cet environnement constitue un écran de relations univoques, superficielles, mais stables, qui implique des relations de médiation claires, ordonnées et efficaces. À l'inverse, les systèmes de médiation antérieurs peuvent rétrospectivement être qualifiés de « plurivoques, équivoques, instables dans les applications en même temps que profondément enracinés dans un inconscient riche et créateur ». (Ibid. p.47). Ainsi, puisque la Technique se présente comme un milieu environnant omniprésent, il ne reste à l'Homme aucun point de vue extérieur à partir duquel il pourrait porter un jugement à son propos. Nous ne sommes donc pas autonomes vis-à-vis de la Technique car nous ne pouvons que nous conformer à ce qui se présente comme un « déjà-là » naturalisé. « Le processus de croissance technicienne entraîne ou bien la destruction de l'univers étranger ou bien son assimilation. Le sacré, le religieux non technique est éliminé » (Ibid. p.354). On en vient alors au centre de l'argumentation d'Ellul : d'un point de vue anthropologique, il existe une tendance à sacraliser l'environnement. Au terme de la substitution de l'environnement naturel par l'environnement technique, c'est désormais ce dernier qui jouit d'un caractère sacré.
S. Weil Op. Cit. p.79 :
« Ainsi, en dépit du progrès, l'Homme n'est pas sorti de la condition servile dans laquelle il se trouvait quand il était livré faible et nu à toutes les forces aveugles qui composent l'univers ; simplement la puissance qui le maintient sur les genoux a été comme transférée de la matière inerte à la société qu'il forme lui-même avec ses semblables. Aussi est-ce cette société qui est imposée à son adoration à travers toutes les formes que prend tour à tour le sentiment religieux. [...] nous acceptons trop facilement le progrès matériel comme un don du ciel, comme une chose qui va de soi ; il faut regarder en face les conditions au prix desquelles il s'accomplit ».
« Ainsi, en dépit du progrès, l'Homme n'est pas sorti de la condition servile dans laquelle il se trouvait quand il était livré faible et nu à toutes les forces aveugles qui composent l'univers ; simplement la puissance qui le maintient sur les genoux a été comme transférée de la matière inerte à la société qu'il forme lui-même avec ses semblables. Aussi est-ce cette société qui est imposée à son adoration à travers toutes les formes que prend tour à tour le sentiment religieux. [...] nous acceptons trop facilement le progrès matériel comme un don du ciel, comme une chose qui va de soi ; il faut regarder en face les conditions au prix desquelles il s'accomplit ».
Et puisqu'une société a besoin de normes morales, celles-ci sont alors bâties en vue de la promotion des valeurs techniciennes : « précision, exactitude, sérieux, réalisme, et par-dessus tout la vertu du travail ! » (ibid. p.163). Cette nouvelle morale permet des jugements de valeur clairs et tranchés : on différenciera ce qui est sérieux de ce qui ne l'est pas, ce qui est efficace, ce qui est utile. On définit ainsi tout un ensemble de comportements exigés des individus pour que le système technicien fonctionne bien. Et l'immense pouvoir de cette morale réside dans les sanctions directes et inéluctables qui s’imposent de manière évidente dès lors qu’on la transgresse : le système technique fonctionne ou ne fonctionne pas. Par conséquent, la morale technicienne s'impose comme allant de soi.
Hannah Arendt : La liberté comme phénomène collectif et la souveraineté comme contrôle
Afin de tenir un discours sur l’aliénation, il nous faudrait savoir de quoi l’individu ou le groupe aliéné serait dépossédé. Dans cette optique, nous esquisserons maintenant une définition de la liberté. Ce faisant, nous dégagerons un certain nombre d’aspects qui permettront de l’appréhender, là encore, comme un effet collectif de système et non comme une propriété que pourrait posséder un individu isolé. Ainsi, nous relierons logiquement la question du progrès technique à celle de la politique et de l’action humaine.
Pour Hannah Arendt, la liberté est consubstantielle à la pluralité humaine, qui se trouve elle-même au fondement de l’action politique. La liberté est un principe politique (principe au sens de commencement) et réciproquement la politique se définit par la potentialité immanente d’un commencement. Dans La crise de la culture (Folio essais, Gallimard, 1972 pour la traduction Française), synthèse didactique de sa pensée, Arendt écrit p. 196 que « la liberté est le pouvoir d'appeler à l'existence quelque chose qui n'existait pas auparavant, qui n'était pas donné, pas même comme un objet de connaissance ou d'imagination, et qui donc, strictement parlant, ne pouvait être connu. L'action, pour être libre, doit être d'une part libre de motif et d'autre part de son but visé comme effet prévisible. » La liberté est donc caractérisée par une certaine forme d'indéterminisme, de contingence. Ce qui est presque un truisme : nul ne peut prétendre être libre si l’évolution de ses actions est entièrement connue et jouée d'avance. C’est pourquoi la pluralité est si importante en matière de liberté, comme nous le verrons par la suite. Politique et liberté s’interpénètrent et se complètent dans la possibilité de l’émergence spontanée d’un mouvement collectif, dans un espace publiquement organisé. Cet espace est en permanence la condition et la réalisation de l’action. Le mot politique doit ainsi être entendu au sens de la polis grecque, en tant qu'établissement et conservation d'un espace où la liberté comme virtuosité dans l'action peut apparaître (au sens de la virtù chez Machiavel). La liberté n’est donc pas le libre arbitre car elle n’est ni un choix dicté par la volonté, ni une décision produite par l’entendement individuel. La liberté est un mouvement collectif immanent qui ne peut être contrôlé. Elle s’oppose en cela à la souveraineté, c’est-à-dire au contrôle des décisions, car les Hommes n’ont par définition pas prise sur l’Histoire qu’ils font lorsqu’ils sont libres. Comme le veut l’adage, ce sont bien les Hommes qui font leur histoire mais ni consciemment ni volontairement. Il y a eu, dans l’histoire des concepts, une confusion entre liberté et libre arbitre et, par suite, une dissociation entre liberté et politique qui empêche de penser correctement cette catégorie. « À cause du déplacement philosophique de l'action à la volonté-pouvoir, de la liberté comme mode d'être manifeste dans l'action au liberum arbitrum, l'idéal de la liberté cessa d'être la virtuosité au sens que nous avons mentionné plus haut et devint la souveraineté, l'idéal d'un libre arbitre indépendant des autres et en fin de compte prévalant contre eux. » (Ibid. p.212). On définira donc ici la liberté au sens antique (qui en est aussi le sens fondamental) comme le devenir immanent du monde humain. Il s’agit d’un automouvement ayant son principe en lui-même et dont la réalisation concrète est fixée par des conditions matérielles objectives. En dernière analyse, ce sont donc la contingence et l’imprévisibilité des évènements qui gouvernent l’Histoire. Il en est ainsi en raison du nombre quasi-infini de combinaisons et d’enchainements possibles que génèrent les fluctuations chaotiques des trajectoires individuelles couplées entre elles. Les comportements des individus sont largement dictés par les effets collectifs de système. C’est la notion d’agent libre et rationnel, d’individu providentiel, propre au rêve libéral qui est ici balayée. Car enfin, être libre au sens d’Hannah Arendt, ce n’est pas décider. Ce n’est donc pas être souverain. Il s’agit bien plutôt d’être collectivement impliqué dans le mouvement d’émergence historique et dialectique du monde. Ce processus dépasse largement la notion d’individu et c’est lui qui, au gré de son évolution, sélectionne, fait et défait les leaders politiques, uniquement portés au jour par des conditions historiques contingentes. Arendt ajoute que « politiquement, cette identification de la liberté à la souveraineté est peut-être la conséquence la plus pernicieuse et la plus dangereuse de l'identification philosophique de la liberté et du libre arbitre. » (Ibid. p.213). Cette assimilation fallacieuse peut en effet conduire à nier la liberté humaine si l'on reconnait que les hommes ne sont jamais entièrement souverains à cause de l’imprévisibilité fondamentale du système social. Symétriquement, si l’on accepte l’indéterminisme politique en même temps que cette identification erronée, on en conclut que le contrôle, donc la souveraineté, ne sont réservés à un individu ou un groupe d'individus qu'au prix de la liberté de tous les autres. Arendt conclut son raisonnement en affirmant que la souveraineté des corps politiques est une illusion qui ne peut être maintenue que par la violence et par des moyens essentiellement non politiques, c'est-à-dire entravant la liberté. C'est donc la condition de pluralité humaine -des hommes, et non l'Homme, vivent sur la Terre- qui sépare la liberté de la souveraineté et rend impossible leur coexistence parfaite. « Là où des hommes veulent être souverains, en tant qu'individus ou que groupes organisés, ils doivent se plier à l'oppression de la volonté, que celle-ci soit la volonté individuelle par laquelle je me contrains moi-même, où la "volonté générale" d'un groupe organisé. Si les hommes veulent être libres, c'est précisément à la souveraineté qu'ils doivent renoncer. » (Ibid. p.214).
On différenciera donc liberté (principe d’action, d’émergence spontanée) et souveraineté (contrôle, pouvoir de disposer des choses).
Alors, sommes-nous libres au sens d’Arendt ? Oui, tant qu’existe un espace publiquement organisé, théâtre des antagonismes et des luttes. Lieu d'expression de la virtuosité développée pour parer les aléas que la fortune -bonne ou mauvaise- fait naître dans la pluralité (fortune au sens de fortuna chez Machiavel). Oui, tant qu’émergent des actions spontanées, au cours desquelles naissent et meurent les institutions politiques. Le système, par son action sur les individus (sur lesquels il repose en dernière analyse) est refaçonné par ces derniers dans l’émergence de nouvelles structures socio-économiques. C’est ainsi que se développent les institutions, qui exerceront leur influence sur chacun d’entre nous et sur lesquelles nous agirons en retour. L’évolution des conditions matérielles d’existence d’un espace politique publiquement organisé est à penser comme un processus dynamique, un ensemble de tensions permanentes qui ne se résolvent que dans leur propre transformation. Ces tensions s’expriment généralement à travers les antagonismes et les conflictualités qui résultent des rapports de propriété et de production. Aussi est-il inutile de chercher à théoriser les voies d’exécution des transformations politiques et sociales, car leur mise en œuvre pratique dépasse l’individu et leur action immanente se forge au feu de l’historicité pure.
S. Weil Op. Cit. p.106 :
« En réalité, dans toutes les sociétés oppressives, un homme quelconque, à quelque rang qu'il se trouve, dépend non seulement de ceux qui sont placés au-dessus ou au-dessous de lui, mais avant tout du jeu même de la vie collective, jeu aveugle qui détermine seul les hiérarchies sociales ; et peu importe à cet égard que la puissance laisse apparaître son origine essentiellement collective ou bien semble loger dans certains individus déterminés [...] Or s'il y a au monde quelque chose d'absolument abstrait, d'absolument mystérieux, d'inaccessible aux sens et à la pensée, c'est la collectivité ; l'individu qui en est membre ne peut, semble-t-il, l'atteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis d'elle de l'ordre de l'infiniment petit. »
« En réalité, dans toutes les sociétés oppressives, un homme quelconque, à quelque rang qu'il se trouve, dépend non seulement de ceux qui sont placés au-dessus ou au-dessous de lui, mais avant tout du jeu même de la vie collective, jeu aveugle qui détermine seul les hiérarchies sociales ; et peu importe à cet égard que la puissance laisse apparaître son origine essentiellement collective ou bien semble loger dans certains individus déterminés [...] Or s'il y a au monde quelque chose d'absolument abstrait, d'absolument mystérieux, d'inaccessible aux sens et à la pensée, c'est la collectivité ; l'individu qui en est membre ne peut, semble-t-il, l'atteindre ni la saisir par aucune ruse, peser sur elle par aucun levier ; il se sent vis-à-vis d'elle de l'ordre de l'infiniment petit. »
La technique comme organisation sociale
En occident, ces luttes prirent historiquement naissance avec le développement agraire qui engendra la possibilité d’accumulation de biens et marqua, au néolithique, le passage des communautés de chasseurs-cueilleurs à la prime jeunesse de la sédentarisation marchande. Cet épisode illustre comment un changement dans le système technique lié à l’agriculture transforma les communautés humaines en sociétés de plus en plus organisées. Ce qui montre une fois de plus que la technique n’est pas neutre et qu’elle façonne en retour les individus qui l’emploient. Car en effet, la nécessité de gérer les surplus de production agricole se caractérisa, au cours des siècles, par une division croissante des tâches et du travail. Le cosmos sacral, c’est à dire l’ordre et l’unité du monde indivisible dans lequel évoluait primitivement la communauté constituée autour de la famille consanguine appelée genos, dut être segmenté en domaines d’activités distincts et réglementés. Bien plus tard, dans la Grèce antique avec les réformes de Clisthène, ce fractionnement prit typiquement la forme d’une unité territoriale individuelle : le demos, (ou « dème ») qui devait nécessairement être régi par une polis, entérinant l’avènement de la législation démocratique et de la rationalisation des rapports sociaux par le découpage et le calcul isonomique.
L’être au monde des communautés primitives de chasseurs-cueilleurs n’était pas technique au sens où il n’était pas bâti sur la quête d’efficacité dans la production de biens mais plutôt sur la recherche de l’harmonie des relations dans le groupe, au sein d’un cosmos hiérarchisé, ordonné et indivisible. Ce fonctionnement s’enracinait dans les profondeurs de la famille, comme en atteste la racine gan du mot genos qui se retrouve dans les langues Indo-Européennes et signifie engendrer. « Gens et genos s'emploient spécialement pour le groupe qui se vante d'une descendance commune; d'où le latin gentilis, homme de la gens, et le français gentilhomme», ainsi que le rappelle Paul Lafargue dans Propriété, origines et évolution (chapitre 2 : « le communisme primitif », I. « Origine de la propriété individuelle »).
Cet équilibre relationnel et écologique du groupe n’empêchait évidemment pas les différentes tribus d’être régulièrement en guerre les unes contre les autres. C’était d’ailleurs l’objectif de l’isonomie instaurée par Clisthène -l’égalité de tous devant la loi- que d’empêcher cet état de chose au moyen de prescriptions légales destinées à garantir la paix, notamment en empêchant les tyrans d’exploiter les rivalités claniques pour accéder au pouvoir. Ces lois étant élaborées en vue de la division du territoire dans le cadre d’un nouveau droit généralisé, elles relevaient du contrôle rationnel des relations sociales, donc de la technique. Car en effet, pour être appliquées correctement et permettre de régler les litiges qu’elles présupposent, les lois humaines nécessitent le recours constant à des normes et des références qui doivent être incontestables, c’est-à-dire reconnues et consultables par tous. Celles-ci sont établies et appliquées au moyen d’outils et d’instruments –développons notre exemple- relatifs à la géométrie, la géographie ou encore la logique. On définit alors frontières, propriétés et territoires. On parle en effet à juste titre de mesures tant dans le domaine politique que technique, mettant ainsi en exergue le couplage qui existe par construction entre ces différentes sphères.
En Europe, un exemple plus récent de ce type de communautés est rapporté dans La guerre des Gaules de Jules César en 53 avant J.-C. On y trouve la description de tribus germaniques qui, bien qu’étant dotées d’outils et maniant les armes, objets techniques par excellence permettant de faire respecter la loi ou de l’imposer, ne pratiquaient ni la division du travail ni celle des biens matériels. La notion de propriété individuelle que nous avons reçue en héritage des Grecs et des Romains leur était étrangère. Les mœurs de ces tribus ne manquèrent d’ailleurs pas d’étonner ces derniers, puisqu’à la différence de celles des Celtes, elles ne comportaient pas même de division de la vie entre sacré et profane. La conduite du culte et de la religion n’était en effet pas réservée à une caste restreinte de druides : chaque membre évoluait en permanence dans une totalité sacrale. D’autre part, il n’y avait pas de chefs mais des représentants qui assignaient tous les ans à la population les terres et les biens communs, à nouveau redistribués l’année suivante. Cette absence de propriété individuelle, qui entraînait l’inutilité d’une législation fondée sur la division et la mesure, permettait plusieurs choses. Tout d’abord, ces tribus de guerriers craignaient que l’habitude et la possession ne leur fasse perdre le goût du combat pour celui de l’agriculture et qu’un mode de vie trop confortable n’émousse leur sens militaire. Ensuite, Jules César remarque que ces mœurs permettaient de maintenir la cohésion du groupe en établissant un « parfait équilibre de biens entre les moins vigoureux et les plus forts ». On évitait ainsi les factions et les discordes au sein de la tribu.
Ceci illustre à nouveau le fait que la Technique au singulier n’est pas qu’un ensemble d’outils ou de machines : c’est un mode de rapport au réel et une forme d’organisation sociale. De plus, cet exemple montre qu’il est possible de faire usage de techniques au pluriel sans nécessairement recourir à un découpage rationnel du monde en vue de la recherche d’efficacité dans la production de biens. Les membres de ces tribus ne coordonnaient pas leurs travaux avec l’objectif d’accroître leur efficacité : ils adoptaient une répartition immanente et protéiforme des tâches afin d’entretenir l’harmonie collective.
Statue à la gloire du chef de guerre Chérsuque Herrmann (latinisé en Arminius), dans la Forêt de Teutberg en Allemagne. |
S.Weil, op.cit.p.81 :
« Dans l'organisation égalitaire des peuplades primitives, rien ne permet de résoudre aucun de ces problèmes, ni celui de la privation, ni celui du stimulant de l'effort, ni celui de la coordination des travaux ; en revanche l'oppression sociale fournit une solution immédiate en créant, pour dire la chose en gros, deux catégories d'hommes, ceux qui commandent et ceux qui obéissent. [...] une organisation oppressive est admirablement propre à faire galoper les hommes au-delà des limite de la force, les uns étant fouettés par l'ambition, les autres, selon la parole d'Homère, "sous la pression d'une dure nécessité". Les résultats sont souvent prodigieux lorsque la division des catégories sociales est assez profonde pour que ceux qui décident les travaux ne soient jamais exposés à en ressentir ou même à en connaître ni les peines épuisantes, ni les douleurs, ni les dangers, cependant que ceux qui exécutent et souffrent n'ont pas le choix, étant perpétuellement sous le coup d'une menace de mort plus ou moins déguisée. Cela n'est jamais plus vrai que lorsque l'homme arrive, comme c'est le cas pour nous, à une technique assez avancée pour avoir la maîtrise des forces de la nature ; car, pour qu'il puisse en être ainsi, la coopération doit s'accomplir à une échelle tellement vaste que les dirigeants se trouvent avoir en main une masse d'affaires qui dépasse formidablement leur capacité de contrôle. L'humanité se trouve de ce fait le jouet des forces de la nature, sous la nouvelle forme que leur a donné le progrès technique [...] quant aux tentatives pour conserver la technique en secouant l'oppression, elles suscitent aussitôt une telle paresse et un tel désordre que ceux qui s'y sont livrés se trouvent le plus souvent contraints de remettre presque aussitôt la tête sous le joug. [...] il semblerait que l'homme naisse esclave, et que la servitude soit sa condition propre. »
Jürgen Habermas : La technocratie et le travail comme une fin en soi dans l’idéologie capitaliste
Rationaliser c’est, quasi-étymologiquement, opérer par le calcul une division de ce qui est étendu et complexe en portions (en rations) restreintes et plus simples. C’est le principe de l’approche scientifique du réel, ce qui lui vaut d’être qualifiée de rationnelle. A l’issu de ce procédé, le problème se présente dans des proportions telles qu’il est plus aisé à résoudre. Les lois sont plus faciles à formuler et à appliquer, l’empire plus à même d’être gouverné.
Au terme du processus historique que nous venons d’esquisser à grands traits, on comprend alors l’évolution de la définition de la rationalisation vers celle qu’en a donné Max Weber, à l’aube du XXème siècle. D’après lui, la rationalisation caractérise la forme capitaliste de l'activité économique. Détaillons ce point. La rationalisation est une forme d’organisation –d’abord de la pensée et, par suite, du travail et de la société- fondée sur une éthique de l’efficacité. On comprend tout de suite le lien qui unit l’idéologie rationaliste à celle du système technicien. L’action rationnelle est effectuée en raison d’un principe d’optimisation, déterminé par rapport à un but. Ce principe, qui promeut la simplicité et la parcimonie, aura vraisemblablement une vertu économique. Dans le domaine de l’esprit par exemple, on emploiera des raisonnements qui ne multiplieront point les hypothèses ad hoc en excès. C’est typiquement le sens du fameux « rasoir d’Ockham » : si l’on veut procéder à l’explication rationnelle d’un phénomène donné, les hypothèses suffisantes les plus simples sont aussi les plus vraisemblables. On fait ainsi l’économie de justifications surabondantes qui multiplieraient les sources d’erreur. Dans le domaine des affaires humaines, l’individu souhaitant voir son commerce prospérer ou la production de marchandises s’accroître aura recours à un principe d’optimisation de même nature. Ceci se traduira d’abord par l’instauration d’un droit privé, ensemble de règles destinées à régir les échanges au moyen de techniques de langage et de calcul. La rationalisation est alors mise en œuvre par ceux qui, sur le marché, possèdent davantage que leur seule force de travail : une classe sociale relativement éduquée, qui pourra devenir propriétaire des moyens de production. Enfin cette rationalisation prend, à l’époque contemporaine, la forme d’une administration bureaucratique généralisée, permettant de régir l’action politique en centralisant les informations et les pouvoirs. On l’aura compris, toute activité devenue rationnelle est ainsi exécutée en vue d’une fin. Dans cette optique, elle fait apparaître une opposition entre utile et inutile et d’autre part devient assimilable à l’exercice d’un contrôle. Ceci implique vraisemblablement un rapport de domination, que ce soit sur la nature ou sur la société. Ainsi émerge à nouveau la question de l’aliénation sociale.
Dans La Technique Et La Science Comme Idéologie (Editions Gallimard (collection Tel), 1973 pour la traduction Française), Jürgen Habermas exprime parfaitement cela au moyen d’une phrase qui, malgré sa complexité, mérite d’être restituée dans son entièreté : «La rationalité de la domination se mesure au fait que se trouve maintenu un système qui peut se permettre de faire de l'augmentation des forces productives, couplée avec le progrès scientifique et technique, le fondement de sa légitimation, bien que par ailleurs l'état de développement où sont parvenues ces forces productives indique précisément aussi le potentiel à comparaison duquel les charges et les frustrations imposées aux individus apparaissent de plus en plus inutiles et irrationnelles. » (Ibid., p.6).
Autrement dit, il est logique que l’expansion du capitalisme donne toujours davantage de pouvoir au système technico-scientifique. Ce dernier, grâce à sa grande efficacité de production et à la capacité qu’il confère aux Hommes de disposer techniquement des choses, offre des contreparties permettant de rendre légitime les inégalités que produit le capitalisme. Ainsi, passé un certain seuil, à mesure que la société se rationalise, ce sont les frustrations et l’oppression humaines qui augmentent. Nous allons développer ce point dans la suite.
S.Weil, op.cit. p.80 :
« La vie primitive est quelque chose d'aisément compréhensible ; l'homme est piqué par la faim, ou tout au moins par la pensée elle-même lancinante qu'il sera bientôt saisi par la faim, et il part en quête de nourriture [...] quant à la manière de s'y prendre, elle lui est donnée tout d'abord par le pli, pris dès l'enfance, d'imiter les anciens, et aussi par les habitudes qu'il s'est lui-même données, au cours de multiples tâtonnements, en répétant les procédés qui ont réussi ; lorsqu'il est pris au dépourvu, il tâtonne encore, poussé qu'il est à agir par un aiguillon qui ne lui laisse point de répit. En tout cela, l'homme n'a qu'à céder à sa propre nature, et non à la vaincre. Au contraire, dès qu'on passe à un stade plus avancé de la civilisation, tout devient miraculeux. On voit alors les hommes mettre de côté des choses bonnes à consommer, désirables, et dont cependant ils se privent. On les voit abandonner dans une large mesure la recherche de la nourriture, de la chaleur et du reste, et consacrer le meilleur de leurs forces a des travaux en apparence stérile. À vrai dire ces travaux, pour la plupart, loin d'être stériles, sont infiniment plus productifs que les efforts de l'homme primitif, car ils ont pour effet un aménagement de la nature extérieure dans un sens favorable à la vie humaine ; mais cette efficacité est indirecte, et souvent séparée de l'effort par tant d'intermédiaires que l'esprit à peine à les parcourir ; elle est à longue échéance, souvent à si longue échéance que seules les générations futures en profiteront ; alors qu'au contraire la fatigue exténuante, les douleurs, les dangers liés à ces travaux se font immédiatement et perpétuellement ressentir. Or chacun sait bien par sa propre expérience combien il est rare que l'idée abstraite d'une utilité lointaine l'emporte sur les douleurs, les besoins, les désirs présents. Il faut pourtant qu'elle l'emporte dans l'existence sociale, sous peine de retour à la vie primitive.
Mais ce qui est plus miraculeux encore, c'est la coordination des travaux. Tout niveau un peu élevé de la production suppose une coopération plus ou moins étendue ; et la coopération se définit par le fait que les efforts de chacun n'ont de sens et d'efficacité que par leurs rapports et leur exacte correspondance avec les efforts de tous les autres, de manière que tous les efforts forment un seul travail collectif. Autrement dit, les mouvements de plusieurs hommes doivent se combiner à la manière dont se combinent les mouvements d'un seul homme. Mais comment cela se peut-il ? Une combinaison ne s'opère que si elle est pensée; or un rapport ne se forme jamais qu'à l'intérieur d'un esprit [...] Plusieurs esprits humains ne s'unissent point en un esprit collectif, et les termes d'âme collective, de pensée collective, si couramment employés de nos jours, sont tout à fait vides de sens. Dès lors, pour que les efforts de plusieurs se combinent, il faut qu'il soit tous dirigés par un seul et même esprit [...] »
Les institutions d’une société traditionnelle sont légitimées par une vision du monde centrale. Celle-ci peut être un mythe, une religion ou la recherche de l’harmonie au sein du groupe et du cosmos. D'un autre côté, les sociétés dites évoluées sont établies sur la base d'une technique développée et de la division du travail permettant un excédent de production. Ce surplus est à la fois la condition et le moteur de ces sociétés. Leur existence dépend alors des modalités de résolution d'un problème central : la répartition du travail et des richesses selon des critères permettant « un partage à la fois inégal et pourtant légitime ». (ibid., p.26). Pour justifier cela, il faut avoir recours à une idéologie très particulière. D’après Habermas, ce sont aujourd'hui la science et la technique qui assument cette fonction de légitimation. Etant donné que l'activité capitaliste globalisée consiste à assurer la stabilité et la croissance du système économique, « la politique prend un caractère négatif : elle oriente son action de façon à éliminer les dysfonctionnements, à éviter les risques susceptibles de mettre le système en danger, et non pas de façon à réaliser des finalités pratiques mais à trouver des solutions aux questions d'ordre technique » (ibid., p.40). La domination, qui tirait naguère sa légitimité de la possibilité d'une « vie bonne», se résume désormais à la programmation d'un système faisant l'objet d'un guidage. De ce fait, les problèmes pratiques relatifs au « bien commun » et à la pluralité sont évacués du débat politique. En effet, les solutions des problèmes techniques liés au guidage du système échappent par essence à la discussion publique, de la même manière que l’histoire et l’interprétation des sciences échappent aux non scientifiques qui n’en possèdent ni les codes ni le vocabulaire. On observe ainsi un basculement du sens de la politique : celle-ci perd progressivement son caractère de virtù et d'action collective pour être perçue comme un ensemble de tâches techniques. Dans cette situation, seuls les experts méritent d'être entendus et consultés lorsqu'il s'agit de prendre une décision. Dans le même mouvement, on aura alors davantage recours à une économie mathématisée, à l'usage de modèles abstraits, à la mise en œuvre d'une « ingénierie sociale ». On comprend alors que la science et la technique assument aussi le rôle d'une idéologie, destinée à rendre acceptable aux yeux des masses l’aliénation que fait peser sur elles le système capitaliste : leur propre éviction du domaine politique.
Depuis la fin du XIXème siècle, le couplage croissant entre science et technique est l’une des tendances caractérisant le capitalisme avancé. Celui-ci a certes toujours tiré parti de l'accroissement de la productivité dû à l'introduction de techniques nouvelles, mais jusqu’alors les innovations dépendaient de découvertes isolées marquées par un caractère de spontanéité « naturelle et subie ». A l’époque moderne, le développement technique et le progrès scientifique entretiennent une relation de rétroaction dynamique : sciences, techniques et mise en valeur industrielle sont désormais intégrées en un seul et même système de grande échelle. La croissance économique, variable la plus importante, repose alors essentiellement sur les sciences et les techniques, qui deviennent la force productive principale. « Il en résulte une perspective selon laquelle l'évolution du système social paraît être déterminée par la logique du progrès scientifique et technique. La dynamique immanente à ce progrès semble produire des contraintes objectives auxquelles doit se conformer une politique répondant à des besoins fonctionnels. Or, une fois que cette illusion s'est effectivement bien implantée, la propagande peut invoquer le rôle de la science et de la technique pour expliquer et légitimer les raisons pour lesquelles, dans les sociétés modernes, un processus de formation démocratique de la volonté politique concernant les questions de la pratique "doit" nécessairement perdre toute fonction et céder la place aux décisions de nature plébiscitaire concernant des alternatives mettant tel ou tel personnel administratif à la tête de l'État ». (Ibid., p.45). C'est la thèse de la technocratie : la politique est une affaire de techniciens et non un mouvement populaire. Les citoyens ordinaires ne peuvent prétendre accéder aux sphères décisionnaires puisqu’ils n’ont pas les connaissances techniques requises pour guider le système. À la lumière des paragraphes précédents, on aperçoit alors que ce guidage s’impose de lui-même, au sein d’un système de plus en plus autonome. Pour justifier ce fonctionnement, les sciences et techniques doivent présenter une image de neutralité axiologique. C’est la condition de toute idéologie dominante que de se faire passer pour transparente, neutre. Sous la domination technocratique, l’action politique fondamentalement indéterministe est reformulée en des termes qui traduisent le contrôle et ne peuvent rendre compte que de deux états : vrai ou faux, utile ou inutile, efficace ou inefficace. Ce vocabulaire ne permet pas d’exprimer le caractère dialectique de l’histoire et des actions humaines. Le débat démocratique, par principe infini, est ainsi clôturé de manière forcée sur la base d’un critère technique originellement étranger à la sphère politique : le système fonctionne ou ne fonctionne pas.
Il y a donc un sens moderne au mot travail, celui de Jürgen Habermas : c’est l'activité rationnelle par rapport à une fin. Mais il y a également un sens anthropologique profond, celui d’Hannah Arendt : l'activité cyclique dont le résultat, permettant de subvenir aux besoins naturels, est perpétuellement consommé (détruit) à l'issue de sa production. Chez Arendt, le travail est sans fin dans tous les sens du terme : il n’a pas de but stratégique ou instrumental et doit être continuellement renouvelé. Ce processus inhérent à la perpétuation de la condition humaine se distingue de l'Œuvre. Celle-ci laisse en effet des résultats durables qui viennent constituer un monde dans lequel les Hommes pourront interagir et exercer leur liberté politique. Dans la modernité capitaliste, c'est donc l'idée d'une fin en soi dans le travail qui est nouvelle.
Dans l'Antiquité et dans les sociétés traditionnelles, l'autorité et la domination se justifiaient parce qu'elles proposaient des réponses aux questions concernant les principaux problèmes relatifs à la vie en collectivité et à la destinée individuelle. Elles abordaient les thèmes de la justice, la liberté, la violence, le bonheur, la mort, l'amour, l'éthique. L'idéologie capitaliste, quant à elle, se justifie par le travail et pour le travail. La régulation du système devient une fin en soi. Prenons ici un instant pour nous remémorer la célèbre remarque d’Hannah Arendt au frontispice de La condition de l'homme moderne : une société de travailleurs « libérés » du travail est ce que l'on peut imaginer de pire. Et proposons, pour conclure, un raisonnement en trois temps. Le travail, en tant qu'activité rationnelle par rapport à une fin, se justifie d'autant mieux qu'il atteint son but. Or, le travail arrive d'autant mieux à ses fins qu'il est rationnellement organisé, scientifiquement planifié et exécuté. Par conséquent, plus les résultats du travail capitaliste sont à même d'être perçus concrètement grâce à cette efficacité accrue obtenue en le rationalisant, plus le travail est à même d'être comparé victorieusement aux modes de justification traditionnels du pouvoir, et donc de les faire disparaître. On voit alors que la rationalisation est un organe essentiel de justification de la domination capitaliste. Cette idéologie promeut l’asservissement par le travail en glorifiant l’innovation (vocable commun aux technosciences et au néo-libéralisme) comme l’horizon d’une société libre.
Résumé et Conclusion
Les technosciences seraient une libération car elles nous rendraient maîtres et possesseurs de la nature, comme Descartes l’avait souhaité. En suivant Hannah Arendt, on comprend qu'il ne s'agit pas là de liberté mais d’abord de changement dans notre manière de travailler et ensuite de souveraineté, c’est-à-dire du contrôle que nous exerçons sur notre environnement et sur la société. Arendt définit la mortalité humaine comme une ligne droite dans un monde où tout se meut de façon cyclique. Le travail de l'Animal laborans est cyclique et sans fin car son produit est perpétuellement consommé pour la survie de l'individu et de l'espèce, la reproduction de ses conditions matérielles d’existence étant constamment mise en péril par les aléas naturels. D’autre part, l'œuvre de l'Homo faber n'étant pas destinée à être détruite mais à constituer un monde dans lequel évoluer en tant que mortels, évoque un aménagement technique de cette ligne droite qui représente le caractère éphémère de la vie humaine. Par leur action sur la nature, la science et la technique changent notre manière de travailler mais n’abolissent pas pour autant le travail. Celui-ci est simplement rendu plus efficace, plus productif, ce qui nous amène par « effet rebond » à travailler encore davantage si ses modalités ne sont pas régulées. Or, c’est précisément le cas au sein du système capitaliste, dont la raison d’être n’est autre que l’accroissement de la production et de la consommation en vue de la maximisation des profits. Par conséquent, dans les sociétés modernes où le travail est érigé en valeur centrale, l’automatisation et la mécanisation des tâches posent le paradoxe de priver les travailleurs de la composante principale de leur vie sociale : peut-on qualifier cette situation d’aliénation ? Dans l'Antiquité grecque et romaine, la politique était au fondement de la société mais cet aspect a aujourd'hui disparu, si bien que la liberté au sens d'action politique est devenue pratiquement étrangère à l'espace public. De nos jours, on travaille pour se prétendre libre. L'action politique est pourtant l'une des conditions permettant de distinguer l'Homme de l'animal car ce dernier est essentiellement soumis au travail cyclique et déterministe, ancré dans ses instincts. En conséquence de quoi il n’est pas libre. L'homme est quant à lui collectivement libre dans l'action comme principe d'émergence politique. Cela signifie qu’il peut à tout moment transformer l’organisation de son rapport au monde. Il y a donc liberté lorsque la Technique permet la refonte des institutions. En effet, selon Arendt, la liberté est fondée sur l'absence de déterminisme et la contingence. Celles-ci peuvent être amplifiées dans des boucles de rétroaction dynamiques et, à la différence des animaux, les hommes peuvent alors modifier de façon immanente leurs institutions politiques et leur mode de relations sociales. A l’opposé, il y a aliénation si le système technicien empêche ces transformations en se réduisant à un guidage et un maintien statique du capitalisme. Néanmoins, la frontière est ténue : à l'instar de la ligne droite évoquée par Arendt, la Technique permet en premier lieu d’alléger la tyrannie des processus cycliques et déterministes auxquels l’Animal laborans doit avoir recours pour conjurer l’imprévisibilité de son environnement. En rendant le travail plus efficace, elle en diminue l'emprise sur la vie. Mais dès lors que cette efficacité accrue est utilisée, non pas pour permettre de s'adonner à d'autres activités conditionnant l'humanité (œuvre, action politique), mais pour produire davantage de marchandises en travaillant toujours plus, alors la Technique devient à son tour une aliénation. Ce cercle vicieux est permis et amplifié par le capitalisme qui, pour justifier sa domination, sacralise le système technicien comme condition de la souveraineté par le travail. Ce dernier change alors fondamentalement de signification : il devient une activité rationnelle en vue d’une fin. Il faut toutefois noter que toute action politique s’articulant autour de l’existence d’un espace publiquement organisé suppose une rationalisation préalable de la société au moyen de lois et d’institutions, dont le caractère est précisément technique. Là où il y a rationalisation, il y a contrôle. Là où il y a contrôle, il y a technique. Le miracle paradoxal de l’action politique, au sens antique que réhabilite Hannah Arendt, est de pouvoir échapper à ce contrôle en renversant les institutions sur lesquelles elle repose. La rationalisation, en tant qu'application des techniques de guidage du système capitaliste, semble donc aller à rebours de la conception politique de la liberté. En effet, d'une part en dépolitisant les masses, et d'autre part en segmentant et en normalisant les actions humaines, la rationalisation, qui autorise par endroits quelques îlots de souveraineté technocratique, s'oppose à un certain principe d'émergence dynamique et indéterministe consubstantiel à la liberté. En différenciant la liberté (principe d’action politique, d’émergence spontanée) de la souveraineté (contrôle, pouvoir de disposer des choses), on comprend alors que la Technique donne naissance à deux mouvements contradictoires. Puisqu’elle permet d’augmenter l’efficacité de la production et de maximiser les profits, la technique est un organe essentiel du guidage et du maintien du système capitaliste. Or, comme le montre Jacques Ellul, le progrès technique engendre obligatoirement des effets imprévisibles qui nécessitent, pour être corrigés et maîtrisés, un guidage et un contrôle encore plus étroit. Ceux-ci étant réalisés par des moyens techniques, ils donnent naissance à toujours plus d’effets imprévisibles. Cette lutte permanente pour le contrôle et le pouvoir sur l’environnement s’amplifie et engendre l’accroissement autonome d’un système de domination totalement dérégulé.
S.Weil, op.cit. p.57 :
« [...] il y a, dans l'essence même de la puissance, une contradiction fondamentale, qui l'empêche de jamais exister à proprement parler ; ceux que l'on nomme les maîtres, sans cesse contraints de renforcer leur pouvoir sous peine de se le voir ravir, ne sont jamais qu'à la poursuite d'une domination essentiellement impossible à posséder, poursuite dont les supplices infernaux de la mythologie grecque offrent de belles images. [...] Ainsi tout pouvoir est instable. [...] Car du fait qu'il n'y a jamais pouvoir, mais seulement course au pouvoir et que cette course est sans terme, sans limite, sans mesure, il n'y a pas non plus de limites ni de mesure aux efforts qu'elle exige. [...] Ainsi, la course au pouvoir asservit tout le monde, les puissants comme les faibles. [...] Mais la recherche du pouvoir, du fait même qu'elle est essentiellement impuissante à se saisir de son objet, exclut toute considération de fin, et on arrive, par un renversement inévitable, à tenir lieu de toutes les fins. C'est ce renversement du rapport entre le moyen et la fin, c'est cette folie fondamentale qui rend compte de tout ce qu'il y a d'insensé et de sanglant tout au long de l'histoire. L'histoire humaine n'est que l'histoire de l'asservissement qui fait des hommes, aussi bien oppresseurs qu'opprimés, le simple jouet des instruments de domination qu'ils ont fabriqués eux-mêmes, et ravale ainsi l'humanité vivante à être la chose de choses inertes. »
Epilogue
L’Homme interagit désormais avec un nombre grandissant de ses propres productions, qui forment pour lui un univers d’objets techniques. Au fur et à mesure de sa croissance nécessaire, ce nouvel environnement impose les mêmes contraintes d’imprévisibilité, d’ambivalence, de hasards et de dangers que l’environnement naturel auquel il se substitue. Les chercheurs connaissent bien ce problème, qui leur apparaît naturellement sous la forme suivante : en laboratoire, la résolution d’un problème donné nécessite la mise en œuvre de techniques qui elles-mêmes engendrent des questionnements et des difficultés intrinsèques ne pouvant être résolus qu’en usant de nouveaux moyens techniques. D’où proviennent ces effets de perte de contrôle et de régression à l’infini ? Ils ont certainement une origine systémique : dès qu’un grand nombre de facteurs sont couplés entre eux, dès lors que de nombreuses causes s’entremêlent dans la formation d’un phénomène complexe, on voit apparaître de l’imprévisibilité, de l’irréversibilité, du chaos. L’Histoire du XXème siècle pourra peut-être aussi apporter un maigre argument de confirmation inductiviste : le progrès technique moderne a toujours fonctionné de la sorte en amplifiant ses effets imprévisibles. En plus de l’oppression sociale qu’il génère à travers l’idéologie capitaliste, le système technicien produit donc un certain nombre de contraintes « environnementales » ou systémiques : en voulant conjurer le sort du dénuement humain face à la nature, il reproduit les mêmes écueils en échappant à tout contrôle, alors même que son objectif premier était précisément la domestication et la normalisation de notre milieu de vie. L’environnement technique n’a fait que transposer le problème de l’imprévisibilité, à l’image de ces déchets industriels évacués hors de la vue du consommateur occidental, vers de lointains rivages dont les noms sont tabous. Pourtant, il est impossible de nier les gains obtenus en termes d’efficacité dans notre manière de travailler, le changement de nos modes de production et les améliorations de la qualité de vie qui en résultent sur bien des points. Mais tout se passe comme si des transformations localement positives se payaient d’une perte de contrôle globale. L’univers technicisé est devenu aussi incompréhensible à l’individu contemporain que ne l’étaient aux premiers groupes humains les caprices des éléments naturels. A l’ère du capitalisme mondialisé, les expertises sont partielles, segmentées, finies et fortement interdépendantes tout en étant incapables, par essence, de penser le système dans sa globalité. La condition même de leur efficacité (la rationalisation) porte en elle ses propres limites et devient la promesse assurée d’une inflation exponentielle de problèmes à résoudre. On passe ainsi d’une situation où l’Homme, affranchi des contraintes naturelles par la médiation d’objets techniques, se retrouve lui-même l’objet des médiations entre les éléments d’un univers technicisé qu’il ne maîtrise plus. Et cet univers lui redevient incompréhensible dans sa globalité. A l’heure de l’hyper-spécialisation des tâches, peut-on envisager des chercheurs au CNRS menant à bien le moindre projet sans l’aide de techniciens ? Pire, peut-on seulement envisager autre chose qu’un dialogue de sourd entre deux sections distinctes du CNRS ? Les termes du biochimiste ne sont pas ceux du physicien des matériaux et le vocabulaire des hyperfréquences n’a parfois même aucune résonance chez un adepte de la photonique. Quant aux théoriciens, leurs disciplines demeurent énigmatiques aux yeux de bien des expérimentateurs. L’échange scientifique ne se conçoit que de manière intra-communautaire. De même, existe-t-il encore un groupe d’ouvriers pouvant faire fonctionner seuls la chaine de production d’une usine sans faire appel à des informaticiens ou des logisticiens ? Lorsque leurs machines sont en panne, tous les programmeurs peuvent-ils se passer de la maintenance des électroniciens ? Le médecin étalonne-t-il lui-même ses instruments, pour leur accorder une si grande confiance ? Des bureaucrates zélés sont-ils en mesure de faire prospérer l’administration sans l’avis d’analystes se chargeant pour eux d’interpréter les données recueillies au moyen d’outils dont la conception et les biais ne sont connus que d’une poignée d’ingénieurs ? Tous exercent une activité partielle, dont la réussite résulte d’un couplage qui s’effectue à un niveau de généralité que la pensée ne peut plus embrasser : c’est la raison d’être du système technicien. La perpétuation de cet édifice complexe et vertigineux, dont l’architecture relève de plus en plus du mystère, est une périlleuse partie de Jenga dont dépend notre survie collective. Cette soumission de l’Humain devant ses propres dispositifs de contrôle, ses machines et ses institutions devenues labyrinthiques, met en lumière leur caractère autonome dans une société rationalisée à l’extrême.
Références Bibliographiques
Simone Weil, Réflexions sur les causes de la liberté et de l’oppression sociale (Folio essais, éditions Gallimard, 1955).
Jacques Ellul, Le système technicien, Calmann-Lévy, 1977.
Paul Lafargue, Propriété, origines et évolution, 1890.
Hannah Arendt, La crise de la culture (Folio essais, Gallimard, 1972 pour la traduction Française).
Hannah Arendt, Condition de l’Homme moderne (Calmann-Lévy, 1961).
Jules César, La Guerre Des Gaules.
Jürgen Habermas, La Technique Et La Science Comme Idéologie (Editions Gallimard (collection Tel), 1973 pour la traduction Française).
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