Ilustration : John Berkey |
Si une
lointaine planète abritant une civilisation extraterrestre avancée était
découverte, ses habitants pratiqueraient-t-ils une science comparable à la
nôtre ?
On peut imaginer des
formes de vie intelligentes ayant atteint un niveau de connaissance supérieur,
basé sur une physique et des mathématiques très évoluées, encore inconnues de
l'espèce humaine. Dans un précédent article, je
proposais de revoir à la baisse la probabilité d'un tel scénario, en raison de
son caractère fortement anthropocentrique.
Souvenons-nous également du mot de Poincaré dans La
science et l’hypothèse : une géométrie (donc une mathématique)
perdure comme représentation scientifique du monde si elle est avantageuse pour
l'espèce. On peut penser qu'une « sélection naturelle » s'effectue
ainsi parmi les diverses formes possibles d’organisation de la connaissance, en
privilégiant celles qui permettent la perpétuation d'une forme de vie
intelligente dans son environnement, de quelque manière que ce soit. Ces
critères d'adaptation étant définis relativement aux particularités du déploiement
de la vie et de l’intelligence, on comprend que l'établissement d'une science
comporte en son origine un haut degré de contingence. Dans un monde causal
cependant, si le premier pas du développement scientifique semble libre et
soumis au hasard de l'organisation de la matière, il faut reconnaître que le
second, et tous ceux qui s'en suivent, ne le sont pas (en première approximation, j’élude ici la
question du chaos). Puisque l'édifice épistémologique doit avoir une
structure cohérente et efficace, un point de départ aléatoire ne pourra donner
naissance qu'à certains modes d'organisation du savoir bien déterminés et fixés,
en quelques sortes, par les conditions initiales. Leur nombre reste toutefois potentiellement infini. Et si une géométrie « ne
peut être plus vraie qu’une autre, mais seulement plus commode », alors
que deviennent la vérité, l’objectivité, l’universel ? Je conclurai dans
cette veine avec une sentence presque nietzschéenne : est vrai ce qui s'inscrit
en tant que condition de vie.
Aujourd'hui, cette question
servira de toile de fond et de prétexte pour présenter les enjeux de la
philosophie du langage, ainsi qu’un personnage dont les travaux furent parmi
les plus commentés du XXème siècle.
Willard Van Orman Quine (1908-
2000) était un philosophe et logicien américain dont l’œuvre a littéralement
transformé la tradition de pensée dont il est issu : la philosophie
analytique. Ses travaux ont porté sur la philosophie du langage, la philosophie
des mathématiques et l’épistémologie. On peut résumer en peu de mot les questions
centrales de sa réflexion : comment la science est-elle possible ?
Comment, sur la base de nos perceptions sensibles du réel empirique (qu’il
appelle nos « irritations de surface ») est-il possible d’élaborer un
système théorique aussi vaste, subtil et complexe que la science ?
Le modèle Vérificationniste.
Les conséquences de ce bouleversement.
Conclusion.
Willard Van Orman Quine (1908- 2000) |
Le modèle Vérificationniste.
Pour comprendre l’origine et le
sens de ces questionnements, replaçons-les dans leur contexte. Tout commence
avec Gottlob Frege (1848-1925). Précurseur du courant de la philosophie
analytique, il met en évidence l’importance qu’exerce le langage sur le développement
et la structure de notre pensée. Nous ne pensons en effet que dans les termes
que nous fournit le langage. Si nous croyons jouir d’une certaine liberté quant
à nos conceptions philosophiques à propos du réel, le langage à, dans de
nombreux cas, déjà tranché pour nous. Celui-ci est en effet structuré de
manière à renvoyer à un monde et à des objets existant indépendamment de nous.
Il s’agit là d’une position radicalement réaliste : le monde existe en
dehors de nous mais nous est accessible et peut être décrit par nos théories.
Le langage suppose en effet fondamentalement que les objets auxquels il fait
référence le précèdent et donc préexistent à la pensée. Ainsi, la
signification, la vérité et la justesse de la pensée reposeraient entièrement
sur la solidité du lien entre le langage et le monde.
Pour les philosophes du Cercle de
Vienne, qui influencèrent largement la philosophie analytique, la science
produit des énoncés de très portée très générale, qui ne rencontrent le monde
que dans des conditions bien particulières : celles de l’expérience. A
l’issue de ces occurrences d’une singularité radicale, on tire des comptes
rendus d’expériences appelés « énoncés protocolaires ». La
vérité d’une théorie scientifique émerge lorsque ces énoncés protocolaires,
ancrés dans la réalité sensible du monde, sont vérifiés en étant mis en
relation avec les énoncés théoriques généraux. C’est la théorie
vérficationniste de la signification, chère aux positivistes logiques, pour qui
la signification d’une phrase à portée générale n’est autre que celle des
énoncés protocolaires qu’elle engendre.
Ainsi, pour le cercle de Vienne, seule
une phrase peut être vérifiée. La philosophie analytique met en avant la phrase
comme unité de sens et non pas le terme.
Par exemple, « le verre est sur la table » peut être vérifié,
mais le mot « maison » seul ne peut être vérifié. Il n’y a alors plus que
deux sortes d’énoncés ayant du sens, le reste étant non-sens (et en particulier
la métaphysique, qui est invérifiable).
1) Les phrases dites
synthétiques, qui délivrent un contenu d’information sur le monde. Elles ont un
sens car elles sont vérifiables (et le sens c’est la vérification). Par
exemple, « Le verre est sur la table ».
2) Les phrases analytiques, qui
ne renvoient pas directement au monde mais à la façon dont le langage est lié
au monde. Ces phrases mettent à jour la structure du langage. Par exemple,
« aucun célibataire n’est marié ». Il n’y a aucun contenu de
signification à vérifier dans cette phrase, c’est une vérité logique. On ne
peut parler (et penser) qu’en présupposant de vérités de ce type.
Sa remise en question par Quine.
Ce modèle de la vérification, qui
entraine l’élimination de la métaphysique (réputée invérifiable), va pourtant
être transformé de fond en comble par Quine. Dans Le mot et la chose, publié en 1960, Quine va éprouver la fragilité
du lien entre le langage et le monde.
La théorie vérificationniste
fonctionne parfaitement pour les phrases simples et spontanément
vérifiables comme « ce lapin est blanc ». La forme d’un lapin et
la sensation de blanc sont ancrées dans notre expérience sensible du monde et
peuvent être empiriquement vérifiées.
Cette phrase est donc sensée, car vérifiable.
Mais prenons une phrase plus
complexe, comme « ce chien a la rage ». Celle-ci n’est pas
directement ancrée dans le monde car nous n’avons pas de sensation ou
« d’irritations de surface » renvoyant empiriquement aux termes «X a la rage ». Pour leur donner du sens,
il nous faudrait disposer d’informations théoriques permettant de déduire les
symptômes de la rage. Le contenu de signification de cette phrase résiderait
alors dans l’observation sensible des symptômes du chien en question. Or, tout
ceci présuppose la connaissance d’une théorie de la rage.
Quine utilise alors un
argument du philosophe Français Pierre Duhem (1861-1916) : lorsque théorie
et expérience sont confrontées et que cette dernière contredit la première,
l’expérience ne nous indique pas spécifiquement l’énoncé théorique qui ne
fonctionne pas. Nous savons seulement qu’il y a quelque chose qui ne va pas
dans la théorie. Il s’agit de l’hypothèse de Duhem-Quine, qui est au centre du
holisme épistémologique que nous allons maintenant décrire. Ainsi, une théorie
se vérifierait plutôt de façon globale et solidaire et non pas phrase par
phrase comme le pensaient les philosophes du cercle de Vienne. C’est une
conséquence qui contredit la notion d’expérience cruciale proposée par Popper,
car une hypothèse isolée n’est pas testable, ou alors seulement au prix d’un
choix arbitraire et non logique.
Pour Quine, une phrase ne peut
signifier de façon isolée, puisqu’elle ne peut être vérifiée de façon isolée.
Le seul contenu de signification possible est alors la théorie dans son
ensemble. Les phrases sont solidaires dans leur signification, de la même
manière que certaines réalisations architecturales tirent leur stabilité de
l’interaction combinée de chacune de leurs parties. « Dans une arche, un
bloc de faîte est supporté immédiatement par d’autres blocs de faîte, et
finalement par tous les blocs de base collectivement, mais par aucun
individuellement ; il en est de même des phrases, lorsqu’elles sont
reliées dans une théorie. Le contact de bloc à bloc est l’association de phrase
à phrase, et les blocs de base sont les phrases conditionnées […] par des
stimuli non verbaux […] on comprend alors que même un bloc de la base
pourra n’être soutenu, à certains moments, que par les autres blocs de base,
par l’intermédiaire de l’ache». (W.V.O. Quine, Le mot et la chose, p.38, champs-essais,
Flammarion, 1977 pour la traduction Française par J. Dopp et P. Gochet)
Mais revenons à notre exemple
précédent et regardons de plus près ce qui constitue la théorie de la rage.
Celle-ci ne se résume pas à une simple liste de symptômes. Comment ces énoncés
d’observation sont-ils rendus cohérents dans un système théorique ? Pour
Quine, c’est l’ensemble des descriptions des processus biologiques qui va
relier les énoncés théoriques et l’expérience sensible. Pour comprendre
entièrement les fondements de ce lien, il faudrait connaitre tous les livres
traitant de la rage, de la rage chez les chiens en particulier, de la biologie
en général … Cet ensemble de livres contiendrait de proche en proche la
totalité du langage. Il y aurait finalement non pas plusieurs théories séparées
et distinctes mais une seule théorie, le langage dans son ensemble ou l’univers
du discours, seul à même d’affronter collectivement et solidairement le
monde et d’y trouver sa signification. La cohérence de cet édifice langagier
étant maintenue par la formalisation logique, dont le principe est la
simplicité. « De façon manifeste, cette structure de phrases
interconnectées est un édifice unique incluant toutes les sciences, et même, en
fait, tout ce que nous ne disons jamais au sujet du monde. Car tout au moins,
les vérités logiques, et ceci vaut sans doute également pour la plupart des
vérités de sens commun, sont communes à toutes les matières et assurent ainsi
des connexions. » (Ibid., p.40)
La structure du langage (et par extension de toute théorie scientifique) est comparable à celle d'une arche. |
Il s’agit là d’un profond bouleversement.
Pour comprendre, par exemple, une phrase contenant le mot « ennemi »,
il faudrait alors comprendre toutes les phrases connectées à cette expression,
aux institutions et aux valeurs qui lui sont reliées : la morale, la
justice, etc ... De proche en proche on en arrive à devoir comprendre toute la
culture qui a donné naissance au concept d’ennemi et à la phrase qui la
contient. Comprendre exactement une phrase ayant une portée générale c’est
alors comprendre l’ensemble de l’univers culturel dont elle provient, à savoir
une quantité gigantesque de phrases interconnectées. Sans oublier les sous-entendus,
les suggestions etc …
Parler de photon, par exemple,
c’est présupposer la théorie physique qui donne un sens au mot
« photon ». Quine explique : «De pareilles phrases sont comparables à
des constructions à base de modillons fonctionnant comme des consoles ;
ancrées de leur côté le plus proche dans ce qu’elles disent des objets
familiers, elles supportent les objets inaccessibles à leur autre bout éloigné.
L’explication devient alors curieusement réciproque ; les photons sont
posés pour aider à expliquer les phénomènes, et ce sont ces phénomènes, et la
théorie qui les concerne, qui expliquent ce que le physicien cherche à dire
dans ses phrases sur les photons . » (Ibid, p.44)
La signification totale et exacte
présuppose donc la compréhension de tout le langage et balaie l’élégante
simplicité et la solidité du modèle vérificationniste. La perception sensible
du réel empirique est en effet limitée à des choses immédiates. Or la connaissance,
en tant qu’ensemble d’interconnexions entre nos phrases, nos vérités et nos
croyances, se construit petit à petit, dans notre intériorité, avec pour seuls
points de calage un dialogue critique entre notre langage et la réalité
empirique du monde.
Dans Le mot et la chose, Quine développe des arguments en faveur d’une
sous-détermination irréductible entre la construction d’une culture et la
confrontation à la réalité du monde sur laquelle elle se fonde. Il faut ici
comprendre « sous-détermination » en un sens mathématique : un
système d’équations est dit « sous-déterminé » lorsqu’il présente
plus d’inconnues que d’équations. Dans ce cas, il admet une infinité de
solutions possibles. Il y a nécessairement
sous-détermination de tout contenu de signification, car celui-ci repose sur
l’appréhension du réel via des points de calage empiriques, sur la base
desquels plusieurs constructions théoriques différentes sont possibles. Nul ne
peut être certain que les phrases d’autrui soient le résultat des mêmes
associations et présupposés que les siens. Divers présupposés, croyances et
hypothèses sont compatibles avec la seule chose qui les cale et les
solidifie ensemble : la confrontation entre langage et réel empirique.
Rien ne garantit que la construction théorique qui nous permet de comprendre le
monde à notre manière soit déterminée de façon unique. Plusieurs théories (et
plusieurs cultures) sont donc compatibles avec la réalité sensible du monde.
Le langage (donc la
science) ne rencontre le monde que dans sa périphérie, dans les énoncés et
compte-rendus d’expériences. La majeure partie de ce qui le constitue est un
système de renvoi de phrase en phrase qui forme un ensemble globalement
cohérent. Mais rien ne garantit que cet ensemble d’interconnexions internes, ni
même que tout corpus théorique donné, soit déterminé de manière unique par la
réalité sensible du monde. Il n’y a donc pas de raisons de penser qu’il existe
une forme de pratique scientifique privilégiée qui aboutirait à « la vérité ».
1) Il existe plusieurs
corpus théoriques cohérents, basés sur des axiomes différents et générant des
énoncés protocolaires différents, mais pour autant tous compatibles avec la
réalité sensible du monde. C’est la thèse de la sous-détermination de la
théorie par l’expérience.
2) Les objets auxquels
nos énoncés font référence ne peuvent pas être déterminés de façon univoque sur
la seule base de notre perception empirique du réel et du comportement des
locuteurs de notre langage. C’est la thèse de l’inscrutabilité de la référence.
Gavagai ? |
Il serait trop long
d'expliciter par le menu les raisons profondément logiques qui amènent Quine à
tirer ces conclusions. À vrai dire, un tel programme m'amènerait probablement à
recopier ici l'intégralité du livre Le
mot et la chose, ce qui n'est pas l'objectif de cette rapide introduction.
On peut toutefois entrevoir l'origine des ramifications de l’argumentation de
l'auteur, en s'intéressant à l'expérience de pensée centrale qu'il propose sous
le nom de Gavagai. Il s'agit d'imaginer
un anthropologue découvrant un pays, une population et un environnement
radicalement inconnus. Extérieur à cette culture, il essaie d'apprendre la
langue locale dont il ignore tout et remarque vite la chose suivante.
L'expression Gavagai est approuvée
par les locuteurs dès qu'un lapin apparaît dans le champ visuel, tandis qu'elle
est désapprouvée dans les autres cas. Que peut-il en conclure sur la seule base
de cette observation ? Gavagai pourrait
bien-sûr être traduit par « lapin », mais pourrait tout aussi bien
correspondre à une partie de ce lapin, un segment temporel d'apparition du
lapin, une « phase » de lapin. On peut aussi imaginer que Gavagai signifie, « chut,
tais-toi » pour ne pas effrayer le lapin. Ou même « bonjour »,
« salutations », dans le cas d'une culture considérant les lapins
comme des interlocuteurs. Il y a donc, dans toute théorie et dans tout langage,
une inscrutabilité de la référence et une indétermination des contenus de
signification.
L'obvie.
Ayant dépassé la théorie vérificationniste,
Quine cherche alors à reconstruire un empirisme réaliste moins ambitieux mais
plus solide. Un concept vient ainsi remplacer le lien quasi-bijectif entre
théorie et expérience que proposait le positivisme logique : « l’obvie ».
Il s’agit des croyances fondamentales sur lesquelles repose l’ensemble de notre
système du savoir. Ce sont des énoncés tels que « le monde est peuplé
d’objets », « ces objets ont des propriétés », « une phrase
est soit vraie soit fausse » (tiers exclu).
Afin de déterminer l’origine de
l’obvie, Michel Olivier explique :
« Quine adopte ici ce que
l'on pourrait appeler une normativité naturaliste. Le tiers exclu n'est pas une
loi qui transcende la science et s'impose à la science en vertu d'un principe
rationnel ou transcendantal. Le seul fondement du tiers-exclu est son
efficacité dans l'ensemble de la science, positionné là où il est au cœur de
l'appareil du savoir au sein de notre schème conceptuel occidental et
scientifique. Sa valeur normative est immanente à la science et ne s'impose pas
en vertu d'une normativité qui serait externe à celle-ci. Comme tel, il est
donc possible de remettre en cause la logique. Il est possible qu'une meilleure
logique génère un jour une science plus efficace » (M. Olivier, Quine, p. 200, Les belles Lettres,
Figures du savoir, 2015)
Cependant, si la logique est
révisable en théorie, elle ne l'est pas en pratique, pour des raisons
quasi-anthropologiques.
« La logique classique est
ici sanctuarisée en vertu de son caractère obvie et de son omniprésence dans
toutes les branches de la science et des usages quotidiens du langage (cela
étant lié à ceci). Ce caractère obvie ne rend pas la logique certaine, mais
elle rend sa révision absolument vertigineuse pour la pensée : Le principe de
mutilation minimale s'appliquera toujours en sa faveur » (Ibid., p.206)
Toutes ces
« évidences » sont des croyances au fondement de notre système
du savoir et n’ont de vérité que dans la mesure où elles permettent d’engendrer
un système scientifique cohérent, en renvoyant au monde de manière efficace. Ce
sont des postulats, des principes, des axiomes possibles d’une certaine forme
de rationalité : la nôtre.
En effet, « nous pourrions
très bien vivre dans un monde où tout, par exemple, serait une notion "de
masse" : Comme nous disons il y a de
l'eau, nous dirions il y a du cheval
ou de la chaise, ce qui n'est pas le
cas chez nous. Nous vivons dans un monde d'objets, aux propriétés présupposées
suffisamment stables pour pouvoir prétendre en dire quelque chose. Il nous faut
ainsi accepter qu'il y ait un jeu (au sens de degré de liberté) entre les
données perceptibles et notre organisation conceptuelle du monde via la vie quotidienne et la science. Et
ce jeu est comblé par l'obvie, qui est en partage au sein d'une communauté
culturelle parce que celle-ci ces processus d'apprentissage du langage.
[...]Cela place donc tout système de signification et de savoir en situation de
nécessaire relativité à l'égard de cette culture. » (Ibid., p.23)
Mais si l’on renonce à la
certitude de la preuve en ce qui concerne l’obvie, on ne renonce pas à y
croire. Car balayer l’obvie c’est arrêter de penser. Notre système du savoir
reste soumis à l’expérience empirique, même si les vérités logiques qui le
fondent, prises isolément, ne sont pas nécessairement vérifiables. C’est
l’ensemble du système de la science, reposant sur ces vérités logiques, qui se
vérifie solidairement dans la cohérence de son rapport au réel, même s’il n’est
pas absolument rationnellement fondé. Ce système de savoir est à la base de
notre culture, et bien que tous les énoncés obvie ne soient pas
fondamentalement attestées par la réalité sensible du monde « nous ne
pouvons jamais faire mieux que de nous placer au point de vue d’une théorie ou
d’une autre, la meilleure que nous connaissons au moment considéré »[…]
« Le dernier arbitre est ce qu’on appelle la méthode scientifique, quelque
amorphe qu’elle soit ». (Quine, Le
mot et la chose, p.53)
Les arguments de Quine ne sont
donc nullement relativistes sur le plan cognitif : toutes les théories ne
se valent pas et il convient de prendre au sérieux le système du savoir rationnel
que nous avons bâti, « l’édifice branlant formé par la totalité de nos
quasi-théories, quel qu’il puisse être » (Ibid., p.56). Car au moyen de la totalité de notre doctrine
d’interprétation du monde, « nous pouvons juger de la vérité aussi
sérieusement et aussi absolument qu’il est possible ; bien entendu sous
réserve de corrections mais cela va sans dire » (Ibid., p.56)
Quine ébranle donc un univers
rigide et positiviste en justifiant que toute vérité n’a de sens que dans le
contexte historique et philosophique lui ayant donné naissance. Et l’extérieur
au langage –si tant est qu’il se puisse concevoir- est un ailleurs si intime
qu’il est raisonnablement douteux que la science puisse s’y développer.
La science peut alors être perçue
comme un effet collectif émergent, une
entreprise normative fondée sur la pluralité humaine : c’est la base de
l’objectivité scientifique. Cela rejoint le la notion de phénomène chez Kant :
est objectif ce qui est vrai « pour tous », c’est-à-dire ce qui peut
être collectivement normalisé et partagé par le langage. Avec Quine, on quitte
le paradigme de la vérité-correspondance pour ouvrir la porte à la vérité-cohérence.
Dans Les deux dogmes de l’empirisme (W.V.O.
Quine, From a logical point of view,
II, 6, p.44, 1953, Harvard University Press) il réalise une profession de foi
empiriste en déclarant que les théories ne sont que des fictions utiles, qui
permettent néanmoins de prévoir un grand nombre d'effets à partir d'un petit
nombre de prémisses. D'après lui, les objets physiques ne diffèrent des Dieux
homériques qu'en termes de degré, et sont épistémologiquement de même nature.
Il s'agit dans les deux cas de produits culturels, bien que « le mythe des
objets physiques » soit supérieur à celui d'Homer sur le plan de
l'efficacité de prédiction des phénomènes, en raison d'un meilleur rendement
cognitif dû à une structure plus simple et plus cohérente, que permet l'usage
des mathématiques. En cela, il rejoint le jugement de Poincaré rappelé au début
de cet article. On peut alors se demander si les mathématiques ne sont qu'une
création humaine, particulièrement bien adaptée au cerveau de notre espèce
intégrée dans son environnement. Que d'autres formes de mathématiques, permettant
la maîtrise du milieu naturel, soient possibles au sein l'humanité, cela ne
fait aucun doute. Mais il serait plus risqué d'affirmer, en supposant avoir
défini l'intelligence d'après nos critères, qu'une civilisation extraterrestre
avancée utilise aussi ce formalisme pour structurer sa science et sa connaissance
de l'univers. On peut alors raisonnablement penser qu’une espèce radicalement
différente de la nôtre aurait un rapport au réel et à la connaissance
radicalement différent. C’est là presque un truisme, que certains esprits
autocentrés semblent avoir oublié, et qu’il est bon de rappeler, avec tout le
poids des arguments de Quine et de ses commentateurs depuis les années 1950 …
Aussi convient-il de s’intéresser
aux termes que nous employons en tant que scientifiques, à leur généalogie,
sans les accepter comme vérités uniques et nécessairement péremptoires. On
aperçoit d’ici l’importance de la pensée de Quine pour les étudiants
scientifiques, en termes non seulement de tolérance mais aussi d’ouverture
intellectuelle.
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