Fig. 1 : Un célèbre système de 20 équations différentielles à 20 inconnues, que tous les étudiants physiciens connaissent ... |
Demandez à un ingénieur ou à un physicien ce que représente l'aride et imposant système d'équations différentielles de la Fig.1. Question piège. Il s'agit pourtant de l'un des monuments de la physique moderne, que les étudiants de premier cycle universitaire connaissent bien, mais pas nécessairement sous cette forme ...
Avant de dévoiler l’identité de
cet odieux système, quelques remarques préliminaires s’imposent.
Le formalisme physico-mathématique
enseigné dans les études supérieures génère une indistinction historique préjudiciable
à la culture des étudiants. On trouve en effet dans les programmes
universitaires une forme d’unité simpliste de la physique, un « prêt-à-penser »
lisse et harmonieux qui occulte le caractère buissonnant du développement des
idées, en renvoyant à ses contemporains une image hégémonique et presque
idéologique de la pratique scientifique. Ainsi, des outils mathématiques et des
grands principes physiques développés sur plus de quatre siècles riches d’une
subtile et foisonnante évolution intellectuelle, se voient bien trop souvent
vidés de leur substance historique pour être agglomérés en un récit stéréotypé. Mais soyons pragmatiques : à quoi bon complexifier
la représentation de notre histoire commune, quand l’enseignement des sciences
est tout entier tourné vers l’industrie et que les datasheets remplacent les textes fondateurs dans les besaces
étudiantes ? La plupart des concepts épistémologiques sont enseignés
« hors-sol », hors de leur contexte, privés de leurs racines et de
leur sens philosophico-historique, afin d’être ingurgités sans difficultés par
les acteurs de l’innovation et de la croissance de demain. La question de la continuité du
« formalisme extrême et en lui-même vide de sens des symboles
mathématiques » (H. Arendt, La crise de la
culture, Folio Essais, Gallimard,
trad. Patrick Levy 1972, p. 355) demeure pourtant ouverte en épistémologie. Mais il semble que les besoins de cohérence et d’unité structurelle de la pratique
scientifique moderne nous obligent à clore prématurément ce débat, au profit
d’une plus grande efficacité dans la mise
en œuvre technique des savoirs.
Les équations de Hertz-Heaviside.
Prenons (au hasard ...) l’exemple des équations
de Maxwell, qui relient l’évolution des champs électromagnétiques aux causes leur
ayant donné naissance. Ces relations, indispensables dans le cursus d’un
ingénieur et fondatrices des télécommunications, sont généralement connues des
étudiants comme 4 équations vectorielles (sous forme différentielle ou
intégrale, selon le problème à considérer) couplées entre elles. Ce qui
pourrait laisser supposer qu’elles furent découvertes telles quelles, en ayant
eu l’analyse vectorielle comme substrat conceptuel originel. Mais l’histoire de
leur formalisation montre plusieurs mutations majeures dans leur écriture. Maxwell propose tout d'abord en 1865 (A dynamical theory of the electromagnetic field, voir la partie III, "General Equations of the
Electromagnetic Field") le laborieux système de 20 équations différentielles à 20
inconnues affiché au frontispice du présent article.
La correspondance entre les variables de 1865 (Fig.1) et d'aujourd'hui (voir Fig.2) explicitée dans cet article, est la suivante : E ↔ (P,Q,R); D ↔ (f,g,h); H ↔ (α,β,γ); B ↔ µ(α,β,γ); J ↔ (p,q,r); ρ ↔ e; Ψ le potentiel électrique; (F,G,H) le potentiel magnétique. On remarquera que le système d'équations originel inclut la loi d'Ohm, la force de Lorentz et l'équation de conservation de la charge. Pour plus de précisions, on pourra également consulter ce lien.
Huit ans plus tard, Maxwell procède à une reformulation non moins complexe en quaternions dans son ouvrage majeur (Treatise on Electricity and Magnetism, 1873). Finalement,
un formalisme inédit et plus pratique d’opérateurs vectoriels est introduit par
Oliver Heaviside en 1884. De plus, Heaviside se concentre uniquement sur l’expression
des champs électromagnétiques et laisse de côté, parmi les 20 équations
initiales, celles relatives au comportement des circuits électriques et des
conducteurs. Il aboutit ainsi aux 4 équations si élégantes que nous connaissons
aujourd’hui et qui utilisent le symbole « Nabla » pour calculer les opérateurs divergence
et rotationnel.
Fig.2 : Les équations dites de Maxwell sous leur forme contemporaine. Vous l'aurez compris, elles peuvent également être appelées équations de Hertz-Heaviside. |
Tout étudiant ayant déjà
résolu analytiquement un système de
deux équations différentielles du premier ordre couplées entre elles, peut
prendre la mesure de la très grande difficulté qu’implique un problème dix fois
plus important (comportant 20 équations). Si, à la faveur de son humaine
curiosité, le lecteur peu familier des mathématiques désirait goûter la
perversité ludique d’un tel exercice, on pourrait lui en faire entrevoir les
supplices en évoquant une grille contenant 20 phrases composées chacune d’un
nombre fixé de mots inconnus pouvant se répéter, qu’il faudrait déterminer et
arranger de sorte que l’ensemble produise une poésie lyrique en alexandrins,
qui soit aussi un palindrome. En bref, pour farfelue que soit cette analogie,
on comprend qu’il s’agit là d’une longue et très fastidieuse entreprise,
surtout quand on n’a pas d’ordinateur pour nous aider… C’est pourquoi les
équations de Maxwell et les idées géniales et unificatrices qui leurs sont
associées n’eurent, pendant des années, que peu d’impact sur la communauté
scientifique. La difficulté de leur traitement mathématique en réduisait la
portée tout en obscurcissant leur sens, ce qui permit en parallèle le
développement d'autres théories concurrentes pour expliquer les phénomènes électromagnétiques. Pendant ce temps, en 1879, le
jeune Heinrich Hertz commence à s’intéresser à la théorie de Maxwell. Peu à peu,
grâce à la clarté et à l’efficacité du formalisme mathématique introduit par
Heaviside en 1884, une compréhension plus profonde et une diffusion plus large
des idées de Maxwell devient progressivement possible à travers l’Europe. C’est
ainsi qu’en 1888, Hertz propose une validation expérimentale de la théorie en
créant un dispositif capable d’émettre et de recevoir des ondes
électromagnétiques autour de 50 MHz. Vingt-trois ans après la première
formulation des équations de Maxwell, il posait les bases du fonctionnement des
antennes radio que nous connaissons aujourd’hui. Cette capacité à produire un
système d’inscription suffisamment simple pour être compris mais assez raffiné
pour saisir la physique sous-jacente valut aux équations de Maxwell d’être
longtemps connues sous le nom d’équations de Hertz-Heaviside.
La science : une affaire de représentation ?
Selon le (controversé) sociologue
Bruno Latour (Dans Les vues de l’esprit),
l’importance des systèmes de notation est capitale. Les notations scientifiques
se distinguent par leur ingéniosité, en ce qu’elles permettent de réunir le
maximum d’informations avec le maximum de clarté, en dévoilant, lors de la
formulation d’un problème, des éléments essentiels qui n’étaient jusqu’alors
que difficilement perceptibles à l’œil du chercheur. Pour Latour, la pratique
scientifique est avant tout affaire de représentation : un problème bien
posé est bien représenté et fait apparaître naturellement sa solution. Trouver
la représentation la plus ingénieuse revient à trouver un système de notation
qui soit à la fois compris et utilisable par le plus grand nombre tout en
restant univoque lors de son utilisation et de sa transmission. Un système de
notation est efficace et permet de structurer la pensée d’un groupe s’il est
susceptible de convaincre le plus grand nombre de par sa simplicité et si son
sens ne se modifie pas lorsqu’il circule d’un chercheur à un autre, puis au
public. C’est pourquoi Latour parle de production de « mobiles
immuables » pour les désigner. La science, en tant que mouvement
d’organisation de la pensée et de capitalisation de données, puiserait donc une
partie de sa force et de son efficacité dans ses systèmes d’inscriptions
particuliers, comme les diagrammes, les listes ou les schémas. L’efficacité des
mathématiques dans les sciences peut alors s’expliquer par deux facteurs.
D’abord leur abstraction, donc leur mobilité : une notation abstraite dont
la signification ne dépend que peu de son contexte est très mobile. Ensuite,
leur univocité : les mathématiques utilisent un formalisme cohérent dans
lequel chaque notation, une fois les axiomes définis, a un sens précis et fixé.
Le chercheur utilisant les mathématiques est alors à même de produire de
nombreux « mobiles immuables ». Pour Latour, la puissance des
raisonnements scientifiques est à chercher moins dans « les éclairs de
génie » que dans l’expertise acquise à travers les gestes et les
techniques de notations. Celles-ci, de toute évidence, évoluent en fonction des
époques, des cultures et des outils.
Notons enfin que l’on trouve également chez
Nietzsche l’évocation de cette condition de scientificité liée aux mobiles immuables,
dans Le livre du philosophe, III,1 (Flammarion
Paris, trad. Angèle Kremer-Marietti, p.125) :
« Il faut ici admirer
l’Homme pour ce qu’il est un puissant génie de l’architecture qui réussit à
ériger, sur des fondements mouvants et en quelque sorte sur l’eau courante, un
dôme conceptuel infiniment compliqué : en vérité pour trouver un point
d’appui sur de tels fondements, il faut que ce soit une construction comme
faite de fils d’araignée, assez fine pour être transportée avec le flot, assez
solide pour ne pas être dispersée au souffle du moindre vent ».
Pour terminer, je proposerai
pêle-mêle quelques extraits choisis du célèbre ouvrage d’Henri Poincaré, La science et l’hypothèse (Flammarion,
Paris, 1917, )
ayant trait à l’importance des systèmes de notations. On
comprend, entre autre, à la lecture de ces lignes, l’origine de la controverse
portant sur la paternité de la relativité restreinte.
p.67 :
« Une géométrie ne peut pas
être plus vraie qu’une autre ; elle peut seulement être plus commode. »
p.109 :
«On a dit souvent que si
l’expérience individuelle n’a pu créer la géométrie, il n’en est pas de même de
l’expérience ancestrale. Mais qu’entend-on par-là ? Veut-on dire que nous ne
pouvons démontrer expérimentalement le postulatum d’Euclide, mais que nos
ancêtres ont pu le faire ? Pas le moins du monde. On veut dire que par
sélection naturelle notre esprit s’est adapté aux conditions du monde
extérieur, qu’il a adopté la géométrie la plus avantageuse à l’espèce ; ou en
d’autres termes la plus commode. Cela est tout à fait conforme à nos
conclusions, la géométrie n’est pas vraie, elle est avantageuse. »
p.111 :
« Ce n’est pas tout :
1° Il n’y a pas d’espace absolu
et nous ne concevons que des mouvements relatifs ; cependant on énonce le plus
souvent les faits mécaniques comme s’il y avait un espace absolu auquel on
pourrait les rapporter.
2° Il n’y a pas de temps absolu ;
dire que deux durées sont égales, c’est une assertion qui n’a par elle-même
aucun sens et qui n’en peut acquérir un que par convention.
3° Non seulement nous n’avons pas
l’intuition directe de l’égalité de deux durées, mais nous n’avons même pas
celle de la simultanéité de deux événements qui se produisent sur des théâtres
différents ; c’est ce que j’ai expliqué dans un article intitulé la Mesure du
temps.
4° Enfin notre géométrie
euclidienne n’est elle-même qu’une sorte de convention de langage ; nous
pourrions énoncer les faits mécaniques en les rapportant à un espace non
euclidien qui serait un repère moins commode, mais tout aussi légitime que
notre espace ordinaire ; l’énoncé deviendrait ainsi beaucoup plus compliqué ;
mais il resterait possible.
Ainsi l’espace absolu, le temps
absolu, la géométrie même ne sont pas des conditions qui s’imposent à la
mécanique ; toutes ces choses ne préexistent pas plus à la mécanique que la
langue française ne préexiste logiquement aux vérités que l’on exprime en
français. On pourrait chercher à énoncer les lois fondamentales de la mécanique
dans un langage qui serait indépendant de toutes ces conventions ; on se
rendrait mieux compte ainsi sans doute de ce que ces lois sont en soi […]L’énoncé
de ces lois deviendrait bien entendu beaucoup plus compliqué, puisque toutes
ces conventions ont été précisément imaginées pour abréger et simplifier cet
énoncé. »
La citation de la page 67 me fait penser à celle de Georges Box sur le data mining "Tous les modèles sont faux, mais certains sont utiles."
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