Malgré son contenu scientifique limité,
le concours d’éloquence « Ma thèse en 180 secondes » (MT180) est très
instructif puisqu'il présente exactement ce qu'une thèse n'est pas.
La
recherche ne se fait pas en 180 secondes. La recherche ne se partage pas avec
deux images sur une diapositive Powerpoint. La recherche n'est pas faite que
par de jeunes gens à la voix sucrée, aussi divertissants qu'élégants. La
recherche n'a pas que des applications dédiées au bien commun et à
l'accroissement pur et simple d'une connaissance désintéressée. La recherche ne
concerne pas que des applications civiles pouvant être divulguées au public. Enfin,
la recherche n'est pas (qu')une récitation apprise par cœur et déclamée sur le
ton enjoué du bon élève satisfait de lui-même.
Que l’on me permette donc d’exprimer
ma perplexité.
Faire une thèse ce serait, en
première approximation, tenter de répondre à une question à laquelle personne
n'a encore répondu. Souvent, on démarre en croyant cette question déjà
circonscrite, on pense s'attaquer à un « problème bien posé », dont
les termes sont clairs et univoques. On pourra aussi envisager de proposer de
nouvelles réponses à des questions anciennes et connues. Mais à l'issue du doctorat,
on aura plus vraisemblablement posé davantage de questions qu'apporté de
réponses. On aura fait face à l'inconnu, non pas délibérément mais de manière
fortuite et, si j’ose dire, sournoise. Celui-ci nous aura pris par surprise en
nous amenant sur son propre terrain. Car enfin, et c'est peut-être le plus
intéressant, faire une thèse c'est surtout proposer de nouveaux problèmes qui,
jusqu'à maintenant, n'intéressaient personne puisqu'ils n'apparaissaient pas à
la conscience collective.
Faire de la recherche
scientifique c'est aussi lire dix publications pour pouvoir écrire un seul paragraphe
d'introduction dans un article de revue. C'est passer un après-midi complet à
chercher le câble adéquat dans les confins d'un laboratoire obscur et poussiéreux,
pour monter le début d’une pauv’ manip’. C'est passer la nuit à éditer une
figure, pour que les axes soient correctement gradués et légendés, selon le
format imposé par le journal auquel on souhaite soumettre ses travaux. Toute ressemblance avec mon expérience passée serait purement fortuite ...
Il faut garder à l’esprit que le
concours MT180 est une mise en scène de la pratique scientifique qui ne doit
pas être confondue avec la réalité. Les participants y déploient en masse un
récit enchanteur aux accents positivistes, qui justifie parfaitement les moyens
mis en œuvre par la recherche pour la croissance du capital et la
domination technocratique. La jeunesse au service de l’idéologie du
techno-libéralisme. Dans quelle mesure les candidats en sont-ils
conscients ?
Si l'on interrogeait à propos de
leur travail des étudiants en thèse pris au hasard, on en tirerait en moyenne
un discours rempli d'angoisses à propos d'expériences qui ne fonctionnent pas, de
simulations qui ne donnent rien, de financements bloqués, d'encadrants qui
n'encadrent pas, et de manuscrits qui ne s’écrivent pas. Le ton serait amer,
les remarques acerbes, les esprits désenchantés et les mâchoires luxées à force
de serrer les dents. Si d'aventure vous désiriez
ardemment compromettre le fragile équilibre psychique d’un thésard, rien de
plus simple. Procédez comme suit : attendez que la victime soit en milieu
de 2ème année et demandez-lui sur un ton faussement naïf :
« alors, la recherche, ca avance ? » puis laissez le poison
opérer. Observez attentivement la réaction, tout en ayant bien intégré le fait
que vous n’êtes, au fond, qu’une ordure.
Je plaisante bien sûr, mais j’invente
à peine. D’une part pour l’avoir personnellement vécu (même si j’ai eu la
chance d’être très bien encadré dans mon travail) mais surtout pour avoir
côtoyé de nombreux jeunes camarades dans cette situation. D’autre part, cet état
de choses, bien que rarement évoqué car tabou, est pourtant de notoriété
publique. Mais dans la société du spectacle, « le vrai est un moment du
faux » et les clowneries scéniques des candidats de MT180 ne trompent que
le public étranger au monde la recherche académique.
D’après une étude réalisée auprès d’environ 4000 étudiants en doctorat dans les universités
Belges, un tiers d’entre eux présenterait un risque de développer un trouble
psychiatrique (la dépression en particulier).
Malgré le
nombre encore relativement faible de participants à leur enquête, les auteurs
avancent le chiffre de 51% de thésards ayant récemment ressenti au moins deux
symptômes traduisant une santé mentale précaire.
Ainsi, le stress constant et la perte
de sommeil liés au travail rejoignent les difficultés à concilier vie familiale
et professionnelle sur la longue liste des effets néfastes d’une thèse. En
tout, le risque de contracter un trouble psychiatrique serait deux fois plus
élevé chez les thésards que chez les groupes de comparaison utilisés. En y
réfléchissant, il est peu surprenant que de telles complications psychiatriques
soient si fortement présentes dans le monde académique.
Devenir
maître de conférence ou chargé de recherche au CNRS est un véritable parcours du
combattant qui exige de la patience et beaucoup de sacrifices. Les concours d’entrée offrent infiniment peu de places, ce qui oblige les candidats à s’y
présenter plusieurs années de suite. Il faut de plus avoir beaucoup publié pour
y prétendre, or cet aspect dépend largement des moyens du laboratoire d’accueil.
Plusieurs post-docs sont exigés en amont, ce qui suppose une capacité financière
à se déplacer au moins dans toute la France et au mieux à l’étranger dans les
trois années qui suivent la thèse. Enfin, pour les moins chanceux de ces trentenaires
hautement éduqués, des demi-postes d’ATER payés au SMIC seront à
convoiter pendant de longs mois.
On voit ainsi
émerger la réalité des choses, déjà évoquée il y a un siècle ( !!! ) par Max
Weber dans Le savant et le politique
: les jeunes gens qui se destinent à une carrière universitaire mènent une existence
prolétaroïde instable et précaire, à mille lieues des situations confortables qu’offre le
secteur privé.
Ayant énuméré
ces différents aspects, je comprends mieux pourquoi les aspirants chercheurs du
monde académique figurent au rang des personnes les plus stressées et anxieuses
qu’il m’ait été donné de côtoyer. On l’aura compris cependant, je ne leur jette
pas la pierre.
Revenons donc aux candidats MT180.
Ce sont généralement des étudiants en deuxième ou troisième année de thèse, ce
qui correspond à la période la plus difficile à gérer sur le plan émotionnel.
C'est le moment où l'on commence à prendre conscience que l'on a pas encore
fourni assez de travail, qu'on est en retard sur les objectifs initialement
fixés et que les résultats sont insuffisants ou insatisfaisants. C'est donc
typiquement la période où le thésard à besoin de soutien moral. Pour cela,
inutile de compter sur le directeur ou l'encadrant. Dans la majorité des cas (mais
pas dans tous, j'en conviens) il s’agira d’un chargé de recherche CNRS
complètement débordé, d’un jeune maître de conférences carriériste, ambitieux
et autoritaire ou enfin d’un vieux professeur d'université affublé d’un collier
de barbe et d’un pull à jacquards sans manches, poursuivi dans tous ses
déplacement par une cour interlope d’intrigants et de cireurs de pompes qui,
tous, prétendront être ses étudiants (« Mais si, souvenez-vous, vous
supervisez ma thèse en histoire de la scolastique médiévale depuis sept ans
… »). Cet antique et vénérable monolithe du savoir universitaire n'accordera
évidemment le peu de temps dont il dispose qu'aux plus jolies des étudiantes en
jupettes gravitant dans son orbite. Plus sérieusement, quel meilleur moyen pour
combler l’abyssal besoin de soutien et de reconnaissance du thésard lambda que
d'aller se montrer en public, sous les projecteurs ? Je ne peux croire que ces
jeunes gens soient suffisamment convaincus de l'importance, de la pertinence et
de la qualité de leur travail de recherche pour l’estimer digne d’être ainsi
exhibé à la face du monde sans attendre en retour un minimum de compliments !
La cause est à chercher ailleurs : la thèse est trop souvent une errance,
longue et solitaire. Les traversées du désert n’y sont pas rares. La recherche,
c’est d’abord 90% d’échecs pour un seul résultat positif. Aussi, passé un
certain temps, toute perspective d’interaction humaine un tant soit peu
valorisante pour l’ego et le bien-être psychique se présente comme une oasis rafraîchissante
et ombragée que le voyageur avisé ne saurait négliger.
À titre personnel, je n'aime pas
du tout le ton stéréotypé qu'emploient presque tous les candidats, lorsqu'ils
s'adressent au public comme à des élèves de maternelle auxquels on expliquerait
la recette de la pâte à sel. À quel point faut-il être convaincu de la
supériorité intellectuelle de son propre discours pour s'exprimer de la sorte ?
Quelque part entre la naïveté de l'étudiant fraîchement diplômé et la bonne
volonté du scout, on verrait presque apparaître une pointe de condescendance
colonialiste. Des pasteurs de la vérité, venus prêcher la bonne (donc l’unique)
parole en territoire indigène. Oui, je suis sévère. Mais c’est effectivement le
cœur du problème récurrent que j’ai avec la vulgarisation scientifique : son ton. Tantôt
intello barbant, tantôt infantilisant et simpliste, on peine à trouver un juste
milieu et le résultat sonne souvent faux.
Je ne connaissais pas MT180. Intrigué j'en ai visionné quelques unes. Aguassé j'ai arrêté là, le sentiment qu'on me prenait pour un enfant de 4 ans.
RépondreSupprimerMerci pour ce billet très intéressant. Je suis d'accord avec le point d'ensemble, mais si on s'arrête là, c'est effectivement déprimant ;) Essayons d'aller plus loin ?
RépondreSupprimer> La recherche n'a pas que des applications dédiées au bien commun et à l'accroissement pur et simple d'une connaissance désintéressée.
Je suis chercheur et personellement c'est exactement pour ça que j'ai signé. Si vous pouvez détailler ce que vous voyez derrière cette négation, ça m'intéresse.
> Si l'on interrogeait à propos de leur travail des étudiants en thèse pris au hasard, on en tirerait en moyenne un discours rempli d'angoisses à propos d'expériences qui ne fonctionnent pas...
Si l'on interrogeait à propos de leur travail des [travailleurs dans un domaine X] pris au hasard, on en tirerait en moyenne un discours mentionnant :
- Réponse A : à la fois les bons et les mauvais côtés ?
- Réponse B : essentiellement des mauvais côtés ?
- Réponse C : essentiellement des bons côtés ?
> Ainsi, le stress constant et la perte de sommeil liés au travail rejoignent les difficultés à concilier vie familiale et professionnelle sur la longue liste des effets néfastes d’une thèse.
Oui, ça ça corrèle très bien avec mon expérience.
Donc, si je résume le point de votre billet : MT180 n'est pas une bonne représentation de l'expérience de la thèse. OK... D'un autre côté, si on attend du spectacle qu'il offre une représentation fidèle de la réalité, on peut continuer à attendre longtemps ;)
Mais doit-on attendre du spectacle qu'il offre une représentation fidèle de la réalité ?
J'aimerais conclure sur un éloge de l'aveuglement. Comme pour bon nombre d'expériences qui ont le potentiel d'offrir à la fois beaucoup de frustration et de grandes gratifications, pour la thèse, il vaut mieux ne pas savoir à l'avance ce qui vous attend ! Apprendrait-on à skier une fois pleinement conscient des risques liés aux accidents de montage ? Se lancerait-on dans une relation amoureuse une fois conscient des traumatismes qu'elle peut engendrer ?
Un clin d'oeil aux joueurs de Dark Souls : si on lui expliquait à l'avance les nuits blanches et les kilolitres de frustration qui l'attendent, le joueur allumerait-il sa console ? Et ce même si on lui décrivait aussi les aspects positifs, le sentiment d'accomplissement après avoir surmonté les obstacles posés par le jeu ?
Le point commun à ces trois expériences, la condition sine qua non pour espérer atteindre leurs gratifications, c'est qu'il faut se lancer. Et pour ce faire, un spectacle où la séduction prime sur la vérité n'est-il pas justement plus approprié ?
Bonjour,
SupprimerMerci d'avoir lu ce texte et de l’avoir commenté. En ce qui concerne la critique morale des applications de la recherche, je fais référence à la notion d'ambivalence de la technique, que je présente (un peu longuement) ici :
https://critiquedesciences.blogspot.com/2018/08/quelle-est-cette-alienation-que-produit.html
Je suis actuellement en train d'écrire un autre article qui détaillera plus concrètement ce point, à l'aide de l'exemple des voitures autonomes. Je vous invite donc à visiter ce blog très prochainement.
Pour revenir à mon texte sur MT180, il comporte évidemment une pincée de mauvaise foi et d'exagérations, que j'utilise d'abord comme une catharsis personnelle mais aussi pour produire un contre-discours, à rebours des stéréotypes positivistes qui glorifient la science de manière inconditionnelle. Disons même que j'ai souhaité ici proposer un contre-spectacle, une sorte de musée des horreurs, qui s'opposerait à la mise en scène policée et très scolaire du concours MT180. Le but n'est pas de décourager les étudiants motivés par le doctorat mais plutôt de rappeler au lecteur que derrière ce spectacle où la séduction prime sur la vérité (comme vous l'avez fort justement dit), se cache le rouleau compresseur de l'idéologie techno-libérale : j’ai rarement vu en finale de MT180 un thésard présentant des travaux sur l’histoire de la commune de Paris, par exemple. De spectacle en contre-spectacle, on pourra peut-être faire avancer les choses !
Cela étant, je vous rejoins totalement quand vous dites qu'il vaut mieux ne pas savoir ce qui nous attend lorsque l'on s'engage dans une thèse. C'est ce qui fait la beauté de l'expérience.