Après plusieurs sollicitations de
mes lecteurs, je développe ici brièvement quelques notions abordées dans mon
précédent article.
Je souhaite en effet faire apparaître le plus clairement
possible l'extrême pauvreté intellectuelle, scientifique, morale et spirituelle
de la farce techno-libérale jouée par les tenants de la fuite en avant technologique. Cette plaisanterie
sinistre et irresponsable se voudrait projet de société, objectif commun, béquille
des pouvoirs publics et enfin horizon indépassable de l’espèce humaine. Les
voitures autonomes, les objets connectés, le transhumanisme et certains aspects
déformés de l'intelligence artificielle en sont les avatars.
- Mais, mec, c’est quoi le
techno-libéralisme ? T’arrêtes pas d’en parler mais tu dis pas ce que c’est.
Du coup on comprend rien.
C'est la tendance actuelle de
notre système économique à vanter démesurément et à tout propos les mérites des
nouvelles technologies pour se faire du blé sur notre dos, car nous sommes
fascinés comme des gosses par les robots, les objets qui bougent tout seuls et
par nous-même. D'où les voitures autonomes, les bidules connectés, le
transhumanisme, les selfies et le filtre chien de snapchat. Des peintures
rupestres au petit train électrique, c'est le mystère de la vie qui se joue là.
Les grandes entreprises se servent donc de la baguette magique numérique pour
augmenter, via la naïveté humaine, la plus-value de leurs services et de leurs
marchandises, que nous consommons religieusement et sans broncher, comme ce
nouvel iPhone qui coûte un SMIC (et ca passe OKLM). Mais c'est aussi un état
d'esprit plus insidieux : en acceptant la prolifération des capteurs dans les
objets du quotidien (le chausse-pied autonome, le slip connecté ...) nous
acceptons aussi l’intrusion du marketing dans nos vies et la marchandisation
des rapports sociaux qui s'ensuit. Chaque instant de notre existence aura
bientôt son annonce publicitaire ciblée grâce à l'analyse des données issues de
nos états physiologiques. Et puis on a tous vu ce reportage sur les conditions
de travail ignobles des employés d'Amazon, qui sont téléguidés par des
algorithmes toute la journée dans des entrepôts hyper-glauques. Vous voyez le
topo ? Dites-vous bien que ce n'est que le début du techno-libéralisme. Dans le précédent article j'expliquais en quoi il s'agissait d'une atteinte à certaines
dimensions humaines fondamentales.
- Et c’est quoi les GAFAMS ?
GAFAM est l'acronyme de Google,
Apple,
Facebook,
Amazon
et Microsoft
qui sont les cinq grandes firmes américaines (fondées entre le dernier quart du
XXe siècle et le début du XXIe siècle)
qui dominent le marché du numérique.
- Et euh, c’est quoi l’axiologie ?
J’ai
lu ce mot j’ai décroché direct !
C’est un mot compliqué et pompeux
qui désigne une branche de la philosophie ayant pour objet les valeurs morales.
- C’est quoi la Troisième
Révolution Industrielle ? Je croyais qu’il y en avait eu qu’une et qu’on
était passés à autre chose depuis …
L'expression « révolution
industrielle » désigne le processus historique qui, au XIX siècle,
transforma les sociétés occidentales agraires et artisanales en sociétés
commerciales et industrielles. Pour comprendre ce bouleversement, il est utile
de s'intéresser aux variations du PIB mondial.
Entre 1700 et 1820, la production
industrielle mondiale a mis 120 ans pour doubler. Arrive alors la première
révolution industrielle, apparue dès le milieu du XVIIIème siècle avec l’essor
de la thermodynamique, l’utilisation du charbon et l’invention des machines à
vapeur. Ces progrès techniques permirent l'émergence du transport ferroviaire
et maritime, de l'industrie du textile, de la finance et naturellement de la
métallurgie. Ceci a notamment eu pour effet de permettre un doublement de la
production industrielle mondiale en 50 ans entre 1820 et 1870.
Entre 1870 et 1910, on observe un
second doublement de la production mondiale : c'est la deuxième révolution
industrielle qui repose sur la maîtrise de l'électricité et sur l'utilisation
du pétrole liée aux progrès croissants dans le domaine de la chimie.
La fin du XXème siècle voit quant
à elle l'avènement de l'électronique, de l'informatique, des télécommunications
et d'Internet. Ces nouvelles technologies de l'information et de la
communication (NTIC) ont une fois de plus bouleversé l'économie et les rapports
sociaux. Leur conception et leur mise en œuvre par les ingénieurs sont au cœur
de la troisième révolution industrielle. Mais elles posent aussi la question de
leur impact énergétique et climatique dans un monde fini, dont les ressources (le
pétrole en particulier) sont épuisables. Outre les promesses d’Homme connecté du
capitalisme numérique, les conditions matérielles de la troisième révolution sont
celles d'un effondrement global probable de la civilisation thermo-industrielle
bâtie depuis 1850. Ses enjeux sont donc la transition vers un monde décarboné
et la prise de conscience massive que ces changements dans nos modes de vie
s'accompagneront de décroissance économique, c’est à dire d'une baisse
généralisée du pouvoir d'achat.
Pour cela, nous devons repenser
notre rapport au monde, à l'environnement, à l'Humain, à la vie, à nous-même et
reconsidérer nos valeurs : ce qui est précieux, ce qui est rare, ce qui est
risqué, ce qui est fragile, ce qui est désirable, ce qui nous importe
collectivement, qui nous émeut et nous anime. Il s'agit d'une question
profondément spirituelle.
- Alors, la contrainte, on la fait sur
l’offre ou sur la demande ?
Ayant en tête cet objectif, j'ai fait,
dans le dernier article, la proposition suivante.
« C'est pourquoi nous devons
œuvrer davantage du côté de la demande (i.e. les attentes des citoyens) que de
celui de l'offre (i.e. les utopies technologiques puériles de quelques
milliardaires mégalomanes) »
Comprenons-nous bien. Il semble
évidemment inacceptable de faire peser les contraintes de ces bouleversements
drastiques uniquement sur les individus et non sur les structures qui les
déterminent. Dans un premier temps pourtant, les entreprises ne changeront
leurs modes de production qu'à la condition d'en tirer un bénéfice. Que
celui-ci provienne d'une adaptation à la demande, de nouvelles législations ou
d'un changement des institutions, nous ne pouvons compter que sur nous-mêmes
pour initier progressivement une transformation que les physiciens qualifieraient
de quasi-statique. Comme l'ont montré Crozier et Friedberg, c'est sur la
liberté (i.e. l'imprévisibilité) des acteurs individuels que reposent en
dernière analyse les boucles de rétroaction qui façonnent l'action humaine. Face
à un système techno-économique autonome complètement dérégulé, il nous
appartient de prendre nos responsabilités et de nous organiser intellectuellement.
Nous pourrons ainsi faire le premier pas vers la reconstruction d’un être-au-monde
plus sain, à rebours des injonctions mortifères du marketing et de la
surconsommation.
Je pense qu'il se passe un phénomène intriguant en filigrane du "toujours plus technologique".
RépondreSupprimerUne notion de mouvement psychologique global, l'humain évoluant en société est baigné h.24 de stimuli provenant de son environnement. Les GAFAMs proposent des "solutions", des produits qui - pour certains (lire beaucoup) - ne répondent pas à un besoin de la société, mais jouent sur une réponse à la frustration existentielle, la dépression de l'avoir.
On modèle la pensée globale, cet esprit de foule pour que tout le monde petit à petit rejoigne le mouvement et devienne dépendant.
Je ne crois pas cependant que ce soit un effet volontaire et recherché. Je ne crois pas particulièrement aux théories du complot comme étant le plan machiavélique orchestré par un petit nombre d'hommes brillants, mais je crois en revanche que ce qu'on observe peut s'y apparenter. C'est à mon sens un effet kiss-cool du consumérisme de masse, mais tes analyses sont beaucoup plus fournies et documentées que ma pensée.
Bon article en tout cas, j'ai bookmarké ton site.
signé: Ben. Brt
SupprimerMerci d'avoir lu et commenté ! Moi non plus je ne crois pas à l'existence d'un "plan" orchestré par un petit nombre de patrons influents. Ce serait une manière trop improbable d'expliquer ce qui se passe en pratique. Tu parles "d'effet kiss-cool du consumérisme de masse" et je suis entièrement d'accord avec toi. Moi j'appelle ca un effet systémique : les patrons prennent leurs décisions de manière non concertée mais selon les opportunités du contexte actuel, tout en ayant pour objectif général la maximisation du profit. D'où l'existence d'un système techno-économique autonome, qui ne repose pas sur une stratégie globale établie à l'avance, mais sur l'interaction évolutive entre les acteurs déterminants. Ce type d'interaction est caractérisé par des boucles de rétroactions qui, comme on le sait en bon physiciens, finissent par diverger si elles ne sont pas régulées. J'avais abordé ce point dans cet article ( https://critiquedesciences.blogspot.com/2018/08/quelle-est-cette-alienation-que-produit.html ) et je vais à nouveau le détailler bientôt en m'appuyant sur l'analyse de Crozier et Friedberg (développée dans leur bouquin "l'acteur et le système"). Globalement je pense que l'on sous-estime beaucoup les résultats et les formes que peut prendre l'auto-organisation des sociétés humaines. C'est vrai que c'est un concept abstrait et le remplacer par des explications complotistes mono-causales est beaucoup plus tentant pour certains !
RépondreSupprimerBon résumé (même si je ne suis pas sûr qu'il soit compréhensible sans avoir lu la version longue d'abord...) Tu vas être contraint de lire Damasio, toi ! :-) Son dernier bouquin s'attaque précisément au techno-liberalisme qui est un peu la bataille de sa vie...
RépondreSupprimerMerci d'avoir lu ! On m'a offert deux livres de Damasio il y a 2 ans et j'ai toujours pas dépassé la page 10 J'accroche pas du tout avec le style. Du coup je ne connais toujours pas le plot twist de la horde du contrevent dont on m'a tant vanté les mérites ahah. Bon, sinon Damasio dit s'inspirer de Michel Foucault pour la théorie politique, du coup je lis du Foucault (dont le style est, selon moi, absolument merveilleux et virtuose).
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