mardi 4 décembre 2018

Face à l’avenir I : analyse critique de la voiture autonome.

La voiture autonome : le cheval de Troie du techno-libéralisme ?

Premier volet d'une trilogie consacrée à l’orientation axiologique des sciences et techniques dans le cadre de la troisième révolution industrielle.
Je propose ici des éléments de réflexion pour mieux comprendre les injonctions contradictoires qui traversent de part en part l’époque actuelle. Il devient en effet urgent de redessiner les contours d’un objectif commun permettant de vivre dignement la fin de notre civilisation thermo-industrielle et, peut-être, de la dépasser.
Pour commencer, j’étudierai un cas concret et prosaïque, symptomatique des défis que pose la construction à moyen terme de notre avenir collectif : la voiture autonome. 

(Edit : je propose aussi, en annexe à cet article, une présentation simplifiée de la thématique. Cliquez ici)

Introduction

Assumer la responsabilité d’une position claire en faveur de la régulation économique et industrielle est une démarche qui se place par-delà les catégories de « technophobie » ou « technophilie ». C’est une entreprise nécessaire à la vie dans la cité. Nous sommes aujourd’hui collectivement pris dans un système économique-technique autonome, avec lequel il nous faut apprendre à composer au mieux. Les patrons des GAFAM et les chantres du néo-libéralisme affirment que ses trajectoires sont inéluctables, nécessaires. Or il n’en est rien. Comme l’expliquent abondamment Crozier et Friedberg dans L’acteur et le système (Editions du Seuil, 1977), l'accomplissement d'objectifs communs par des acteurs ayant des orientations divergentes est un problème dont les solutions, socialement construites, sont multiples. « En cette matière, il n'y a ni fatalité ni déterminisme. Ces solutions ne sont ni les seules possibles ni même les meilleures relativement à un "contexte" déterminé. Ce sont toujours des solutions contingentes au sens radical du terme, c'est-à-dire largement indéterminées et donc arbitraires. Mais elles n'en sont pas moins contraignantes » (Ibid.p.16). C'est dans cette optique que j'aborderai le cas des voitures autonomes. Leur mise sur le marché imminente nous est imposée par quelques patrons de la silicon valley et engendre bon nombre de problèmes qui dépassent largement le cadre de la simple mise en œuvre technique. Ces questionnements axiologiques sont généralement éludés de manière consternante dans les bureaux d'étude.

Je parlerai ici majoritairement de véhicules autonomes individuels (VAI). Les trains sans conducteur, par exemple, circulent déjà depuis longtemps. Quant aux navettes et bus autonomes, ils ne seront concernés que dans une moindre mesure dans cet article. Le cas des VAI est en effet révélateur d'une certaine vision du monde et de la société, bâtie sur la marchandisation des rapports sociaux. Elle est étroitement liée à la nouvelle tendance injonctive des technologies numériques, qui prétend cibler et commander les comportements humains à des fins de marketing.

C'est pourquoi les ingénieurs qui prennent part à la conception et à la mise en œuvre de ces dispositifs font précisément de la politique, bien qu'ils se présentent généralement comme neutres sous couvert de l’objectivité méthodologique de l’activité scientifique. En raison des rôles qu'ils sont amenés à jouer pour le compte d'intérêts privés, des problèmes qu'ils traitent, des solutions qu'ils y apportent et enfin des conséquences sociales de leurs travaux, les ingénieurs sont des pièces maîtresses de l'échiquier politique, dont ils occupent peut-être malgré eux une aile particulièrement idéologique et autoritaire. Lorsqu’ils le nient, l’indifférence à l’impact des techniques qu’ils développent s’apparente à une démission totale de leurs responsabilités. 

Tant que sera ignoré le caractère fondamentalement ambivalent des conséquences du progrès technique, nous resterons, face à ces questions, en présence d'un vide éthique qui pourra être comblé par n'importe quel discours techno-populiste. L’éthique n’est en effet possible qu’à partir du moment où sont reconnues l’ambivalence et l’indétermination de l’action humaine. Ces deux piliers impliquent respectivement que les conséquences de nos actes peuvent être à la fois bonnes et mauvaises et que politique et liberté sont consubstantielles.

Les arguments classiques facilement réfutés : 

On trouve dans cet article de recherche les arguments typiques en faveur du développement des VAI. Depuis le XXème siècle, la vie humaine est devenue profondément dépendante de l'usage des véhicules motorisés. Mais cela ne va pas sans créer un certain nombre de problèmes parmi lesquels on compte les embouteillages, la pollution de l'air et les accidents de la route. Selon les auteurs, la cause commune et principale de ces trois écueils viendrait de « la haute densité de véhicules et de gens qui ne respectent pas les règles ». En considérant que la majorité des accidents sont d’origine humaine, ils en arrivent à conclure que des « véhicules plus intelligents » devraient permettre de réduire les accidents tout en améliorant leur efficacité énergétique et, par là même, le taux de pollution de l'air. 

Ainsi, face au problème de la sécurité routière, l’ingénieur moyen propose une solution qui détourne la responsabilité des pouvoirs publics vers les machines et les dispositifs techniques. Si les comportements humains sont à l'origine de nombreux accidents, peut-être faudrait-il d'abord améliorer les actions de prévention et d'éducation aux conséquences de la consommation d'alcool, de psychotropes et de tranquillisants. Mais il est vrai que ces produits représentent un marché conséquent dont la régulation est mal acceptée. De plus, déléguer les règles de conduite et les principes de respect au volant à des robots, sous prétexte d’accroitre la sécurité des usagers, est un véritable recul en termes d'apprentissage social de la vie en communauté. Par ailleurs, j'ajouterai qu'actuellement la perception de l'environnement urbain par les capteurs des VAI et le traitement subséquent des données en temps réel est un défi qui est loin d'être relevé. Les risques d’accidents s’en trouvent donc pour l’instant augmentés. On peut alors douter de la pertinence de ce premier argument fondé sur la sécurité et considérer qu’il relève plutôt de la fuite en avant injustifiée.

Ensuite, la recherche d'une utilisation optimale de carburant par les algorithmes embarqués aboutira à coup sûr à une augmentation générale des distances parcourues. C’est le fameux effet rebond qui, à rebours du but recherché, empêche toute diminution de la consommation. Tant que notre modèle économique sera basé sur la croissance, aucune sobriété énergétique ne sera possible. L'agriculture, l'industrie et les services nécessitent, pour se développer, l'extraction, la transformation et la consommation toujours plus importantes de ressources et d'énergies fossiles. Le second argument lié à la prétendue baisse de la pollution repose donc sur le mythe de la croissance verte perpétuelle dans un monde fini, c'est-à-dire sur du vent.

Un faux besoin qui rapporte gros …

Quelle est donc, alors, la raison de la mise sur le marché des VAI ? L'empressement des grands groupes industriels à vouloir les commercialiser contraste fortement avec l’absence d’un enjeu social profond. Ils répondent en fait à un besoin économique privé : celui de renouveler l’appareil de production. C’est en effet l’une des caractéristiques du capitalisme. Pour rester compétitif face à la baisse tendancielle du taux de profit, il faut remplacer l’appareil de production dans le but d’augmenter continuellement la plus-value des marchandises. Ce qui peut se faire par la destruction (via la guerre) ou en usant de prétextes plus fallacieux comme l’invocation du progrès, de la disruption, de l’évolution technologique. Cette fuite en avant injustifiée se voit parée des attributs positifs d’un mot employé pour masquer la réalité : l’innovation. L'exemple de la compétition entre capteurs thermiques et Lidars (déjà utilisés en matière de « sécurité civile » pour la surveillance généralisée)  pour équiper le système de guidage des VAI est très significatif. Comme le savent les ingénieurs, la victoire de l'une ou l'autre de ces technologies se fera sur la base du meilleur rapport fonctionnalités/prix, même si la solution retenue n’est pas la meilleure techniquement parlant. Les limites fixées pour le prix seront établies selon les résultats des études de marché tandis que l’utilisateur et sa sécurité resteront fondamentalement absents de l'équation. Pour l’instant, le Lidar est privilégié par les constructeurs, malgré l’accident du 18 mars 2018 connu par la voiture Uber. De manière générale, le moteur du progrès technique dans un régime d’économie capitaliste est la maximisation du profit. Les conséquences sociales de l'innovation sont donc entre les mains d’intérêts privés.

… mais qui pourrait simplement ne pas être soutenable.

Bien sûr, il se peut que les VAI ne remplacent pas définitivement la voiture telle que nous la connaissons. Il est même probable que, dans les premiers temps, seuls les plus riches puissent les utiliser. Mais leur mise en œuvre pose sérieusement la question de la soutenabilité environnementale. Pour le comprendre, il faut tout d'abord remarquer que les VAI sont un maillon très sensible de la sécurité de l'infrastructure des transports urbains. C'est pourquoi leur mise en œuvre appelle également toute une galaxie d'objets connectés qui devront être synchronisés entre eux afin que les VAI soient sans dangers pour les usagers. On comprend bien la manne financière que représente cette perspective pour les patrons des GAFAM : c'est un gigantesque parc de machines et de gadgets high-tech qui doit sortir de terre, fait de smartphones, de tablettes, de vélos connectés, de lunettes et de montres « intelligentes », tous équipés de capteurs infrarouges ou à ultrasons, d'antennes, de radars et de lidars. Si j'utilise ici l'expression « sortir de terre », c’est que cette débauche d’opto-électronique repose in fine sur l'utilisation de ressources qui ne sont pas inépuisables. Loin de là.

D’après des études comme celles de Philippe Bihouix ou José Halloy, on estime l’épuisement de la plupart des réserves de minerai à l’origine des métaux stratégiques autour de 2050. Les terres rares en particulier, qui servent à fabriquer les panneaux photovoltaïques, les actionneurs électromécaniques, les LEDs, les aimants, seraient en pénurie d’ici 2100. Le monde numérique a-t-il réellement les moyens de le rester ? La croissance verte ne serait-elle qu’un argument marketing ?
Estimation de l'année du pic d'extraction de ressources stratégiques par la méthode de Hubbert. Colonne de gauche : réserves atteignables à coût constant. Colonne de droite : réserves totales croûte terrestre et océans (source : http://www.revuenouvelle.be/IMG/pdf/034-040_01_dossier_halloy-7p.pdf)
Précisons que le terme d’épuisement n’implique pas forcément une pénurie des réserves de minerai dans la totalité de la croûte terrestre et des océans. Cela signifie a minimia que leur extraction deviendra de plus en plus coûteuse d’un point de vue économique et énergétique (le minerai disponible étant de moins en moins concentré et/ou de plus en plus profondément enfoui) ce qui la rendra de moins en moins soutenable au niveau environnemental. Ces processus utilisent en effet des machines consommant du pétrole qui, lui, ne cesse de se raréfier sur Terre : depuis le pic pétrolier mondial des années 2000, le retour sur investissement énergétique (ou taux de retour énergétique, TRE) de l’extraction d’un baril connait une baisse structurelle. La limite conceptuelle ultime sera atteinte lorsque le forage et l’exploitation d’un gisement utiliseront plus de pétrole qu’ils n’en produiront. Dans les années 1970 aux Etats-Unis, le TRE était d’environ 100 (100 barils récupéré pour 1 baril investi). En 2005 il était passé à 15 en raison de la diminution de la taille des gisements « à terre » ayant nécessité une migration vers des technologies en offshore profond. Il en est de même pour les voitures électriques : la production d’électricité utilise des machines qui, jusqu’à maintenant, dépendent toutes du pétrole. La tête énergétique du serpent vient donc mordre la queue des ressources pour former le problème circulaire et systémique de la transition écologique.

Tout indique que les contraintes d’approvisionnement auront lieu sur des durées de l’ordre du siècle. Il semble donc plus responsable de ralentir notre frénésie d’extraction afin de différer les dates d’épuisement et d’utiliser à bon escient le temps qui nous est imparti pour préparer une transition écologique, économique et technologique viable à l’échelle de l’humanité. Il nous incombe désormais de repenser nos modes de vie sous l’angle de la sobriété, ce qui n’est pas du tout la vision proposée par les magnats de la voiture autonome. C'est pourquoi nous devons œuvrer davantage du côté de la demande (i.e. les attentes des citoyens) que de celui de l'offre (i.e. les utopies technologiques puériles de quelques milliardaires mégalomanes). Il faut mettre dans les esprits que l'adaptation au changement climatique n'ira pas sans décroissance économique. Il nous faut prendre collectivement conscience que cette sobriété - voulue ou forcée - de nos modes de vie s'accompagnera nécessairement d'une réduction globale de notre pouvoir d'achat. D'une manière ou d'une autre, nous finirons par abandonner le niveau de confort démentiel et la surconsommation que nous connaissons en Occident depuis plusieurs décennies. Ce faisant, nous serons passés du High-tech à l'âge des Low-techs cher à Philippe Bihouix.

Le cheval de Troie du techno-libéralisme autoritaire.

Dans une société contrôlée par le marketing, la moindre parcelle de temps libre doit être récupérée à des fins commerciales en augmentant le « temps de cerveau disponible ». La conduite d’un véhicule est l’une des dernières enclaves de résistance à l’invasion des écrans dans nos vies. Alors si l’attention du conducteur ne peut pas être détournée par de la publicité visuelle, c’est donc qu’il faut tout bonnement éliminer cette attention, ce discernement et cette présence lucide au réel, censés caractériser la conduite. Ensuite, les capteurs intégrés dans les VAI se chargeront de collecter et d'interpréter en continu le moindre de nos comportements afin de nous signaler en temps réel les offres commerciales les mieux adaptées à notre état physiologique. Ce moment du libéralisme entend donc combler le moindre interstice vacant entre les grandes compagnies et les individus. Il s’agit d’une vision mécaniste du monde, dont l’objectif est d’organiser notre quotidien de façon algorithmique en éliminant la contingence caractéristique de la vie, de l’action et de l’histoire humaine. Pourtant, la contingence, l’incertitude et la finitude sont au fondement de notre rapport au monde : elles sont créatrices des arts, des sciences, de la spiritualité. Il nous les faut impérativement conserver dans une juste mesure en tant que memento mori, au sens premier et antique du terme : en tant que fonctions régulatrices de l’hubris liée au progrès technique. Sous prétexte de pallier la vulnérabilité des corps et la faillibilité des esprits, on les remplacerait purement et simplement par des machines décidant à notre place ? Capitulation absurde, naïve et malsaine.

Comme l’indique explicitement le nom de l’activité, conduire une voiture est un apprentissage de « règles de conduite » qui participe à l'intériorisation des codes sociaux et du sens du respect d’autrui. Il est donc inacceptable de déléguer à des machines ces aspects fondamentaux de la vie en communauté. Sous prétexte « d’optimisation », l’action humaine est ainsi amenée à être de plus en plus encadrée par des algorithmes afin de maximiser les échanges marchands, au détriment du lien organique que tissent entre eux les individus lorsqu’ils exercent leur civilité. Hans Jonas rappelle ainsi que « chaque fois que nous contournons de cette manière la voie humaine du traitement des problèmes humains et que nous la remplaçons par le court-circuit d'un mécanisme impersonnel, nous avons enlevé quelque chose à la dignité de l'ipséité personnelle et nous avons fait un pas de plus sur le chemin qui mène des sujets responsables à des systèmes de comportement programmés ». (Le Principe Responsabilité, Hans Jonas, Champs Flammarion, trad. Jean Greisch, p.56)
Enfin, les VAI posent évidemment de manière pressante le fameux dilemme moral du tramway. Dans le cadre d'une défaillance du système de freinage par exemple, sur quels critères les algorithmes décideront-t-ils d'entreprendre une embardée qui coûterait la vie d'un groupe de personnes A pour sauver celle d'un groupe de personnes B ? Les autorités d’un pays comme la Chine, ayant instauré une échelle de valeur des individus sur la base de crédits sociaux, pourraient-elles décider d'éliminer, lorsque de telles occasions se présentent, les citoyens les moins bien notés ? Hypothèse extrême, bien entendu. Mais la question ne mérite-t-elle pas d'être posée ?

Mais au fond, qu’est-ce qu’un dispositif ?

Dans un texte très court et percutant, le philosophe italien Giorgio Agamben propose une définition éclairante de ce qu'est un dispositif. « J'appelle dispositif tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer, d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants » (Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Giorgio Agamben, Rivages Poche, trad. Martin Rueff, p.31). Cette définition abstraite concerne autant les prisons, les écoles, les usines, que les mesures juridiques, le stylo, la philosophie, l'agriculture, la cigarette, la navigation, les ordinateurs, le téléphone portable « et pourquoi pas le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif dans lequel, plusieurs milliers d'années déjà, un primate probablement, incapable de se rendre compte des conséquences qui l'attendaient, eut l'inconscience de se faire prendre » (Ibid., p.31). Pour clarifier son propos, Agamben opère tout d'abord une dichotomie simple et générale entre d'un côté les êtres vivants (ou les substances) et de l'autre les dispositifs à l'intérieur desquels ces derniers sont saisis. Le résultat de la relation, du « corps à corps » entre les vivants et les dispositifs s'appelle le sujet. La « phase extrême du développement du capitalisme dans laquelle nous vivons » se caractérise par une prolifération sans précédent de dispositifs. À tel point qu'il n'y a désormais plus aucun instant de notre vie qui ne soit contrôlé par un dispositif. Il faut cependant garder à l'esprit que le processus d'hominisation « qui a rendu humains les animaux que nous regroupons sous la catégorie d'Homo sapiens » (Ibid. ,p.35) est étroitement lié au développement et à l'utilisation des dispositifs. Cette scission entre l'animal et l'humain sépare également « le vivant de lui-même et du rapport immédiat qu'il entretien avec son milieu » (Ibid., p.36). Ainsi, « à travers les dispositifs, l'homme essaie de faire tourner à vide les comportements animaux qui se sont séparés de lui » (Ibid., p.37) et tente de cristalliser le mystère de sa subjectivité en la projetant sur autant de composantes qu'il y a de dispositifs à sa portée. Le processus de subjectivation total recomposera en une seule entité morcelée l'utilisateur de téléphones portables, le blogger, le militant politique, l'usager de transports en commun, le programmeur d'algorithmes pour voitures autonomes. Ces différentes facettes d'un même  individu permettent d'évaluer sa valeur sur la base de son rapport aux dispositifs. La subjectivité se trouve ainsi au cœur d'un processus de dissémination « qui pousse à l'extrême la dimension de mascarade qui n'a cessé d'accompagner toute identité personnelle ». (Ibid., p.33)

On trouve au chapitre 28 de Tristes Tropiques (Plon, 1955) une illustration intéressante de l'ambivalence du dispositif sous sa forme canonique : celle de l'écriture. Claude Lévi-Strauss la qualifie de « mémoire artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et l'avenir » (Ibid., p.353). Il pose alors  la question : peut-on distinguer la civilisation de la barbarie grâce à l'écriture ? Les peuples qui en maîtriseraient l'usage seraient capables « de cumuler les acquisitions anciennes en progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont assignés, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une origine et la conscience durable du projet ». (Ibid., p.353) Mais l'auteur réfute aussitôt cette hypothèse en faisant remarquer que les cinq millénaires qui séparent l'invention de l'écriture de la naissance de la science moderne ont été davantage marqués, en Occident, par des fluctuations des connaissances que par leur accumulation linéaire.  Ainsi, le mode et la qualité de vie d'un citoyen grec ou romain ne sont guère différents de ceux d'un bourgeois européen du XVIIIème siècle. Du reste, si l'écriture est une condition nécessaire à l'émergence des pratiques scientifiques, elle n'est pourtant pas suffisante pour expliquer leur apparition. Il existe en revanche un phénomène qui a systématiquement accompagné son développement et qui est, parmi d'autres, l'un des traits caractéristiques de la civilisation : « la formation des cités et des empires, c'est-à-dire l'intégration dans un système politique d'un nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes » (Ibid., p.354). Ainsi, l'écriture, cette mémoire artificielle productrice de si grandes satisfactions intellectuelles et esthétiques favorise aussi largement l'exploitation des hommes. Elle permet en effet l'organisation rationnelle du travail et les conséquences néfastes qu'entraîne mécaniquement l'hypertrophie de ce principe. Alors « il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite est de faciliter l'asservissement » (Ibid., p.354). Lévi-Strauss étoffe sa démonstration de l'ambivalence de la technique. Il prend l'exemple de la politique d'instruction obligatoire qui se développa en Europe au cours du XIXème siècle. Elle s'accompagna de l'extension du service militaire et de la prolétarisation, deux formes bien distinctes d'asservissement humain. Il faut en effet que tous les citoyens sachent lire afin que le pouvoir puisse proclamer que nul n'est censé ignorer la loi, renforçant ainsi son contrôle sur eux. Il évoque enfin (assez maladroitement, il est vrai) le bénéfice que représente une telle rationalisation généralisée pour la stabilité d’une communauté de nantis : face à la menace de réactions populaires spontanées, les données consignées sous forme écrite sont là pour rappeler à l’ordre, bien qu’elles garantissent aussi, en un sens, le contrat social. Il en est de même de la « société connectée », où la moindre de nos données physiologique se retrouve consignée dans un registre numérique. Un blocage routier ou une opération escargot sont-ils envisageables avec des véhicules imaginés, voulus et imposés sur le marché par un petit nombre de patrons de la Silicon Valley

Conclusion : 

Quelle stratégie devons-nous adopter face à l'invasion des algorithmes et des objets autonomes et connectés dans nos vies ? La réponse n'est pas simple mais elle doit s'orienter vers le retour à l'usage commun de ce qui a été séparé par le dispositif. Pour cela, Agamben propose d'avoir recours à la profanation, c'est-à-dire la restitution aux Hommes de ce qui leur avait été enlevé pour être placé dans le domaine quasi-religieux de la technique. En cela, il fait écho à la pensée de Jacques Ellul, qui affirmait que le danger ne pouvait venir de la technique en elle-même mais seulement du caractère sacré que nous lui conférons. Ceci étant dit, prenons ensemble un instant pour mettre en rapport la profanation, le rite et le sacré avec, par exemple, le comportement des consommateurs de produits Apple (entreprise qui prévoit d'ailleurs de commercialiser des VAI d'ici 2023). Bien.
En tant qu'il produit de la subjectivation et du sacré (c'est à dire de la séparation), le dispositif est donc particulièrement propice à produire des dérives autoritaires. Ainsi, on ne peut que regretter de voir les publicitaires et certains consommateurs appeler de leurs vœux l’avènement de l’« intelligence » artificielle, des objets connectés et des robots autonomes, en pensant que ceux-ci viendront recréer du lien social et de la démocratie. D'où la conclusion d'Agamben qui mentionne « l'étrange inquiétude du pouvoir au moment où il se trouve face au corps social le plus docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l'histoire de l'humanité » (Op. Cit., p.47). 
La véritable révolution viendra peut être d'un bouleversement du rapport que nous entretenons collectivement avec le progrès technique.

Références : 

L’acteur et le système, M.  Crozier, E. Friedberg, Editions du Seuil.

Le Principe Responsabilité, Hans Jonas, Champs Flammarion, trad. Jean Greisch.

Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Giorgio Agamben, Rivages Poche, trad. Martin Rueff.

Tristes Tropiques, Claude Lévi-Strauss, Plon, 1955.

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