La voiture autonome : le cheval de Troie du techno-libéralisme ? |
Premier volet d'une trilogie consacrée à l’orientation axiologique des sciences et techniques dans le cadre de la troisième révolution industrielle.
Je propose ici des éléments de
réflexion pour mieux comprendre les injonctions contradictoires qui traversent
de part en part l’époque actuelle. Il devient en effet urgent de redessiner les
contours d’un objectif commun permettant de vivre dignement la fin de notre civilisation thermo-industrielle et, peut-être, de la dépasser.
Pour commencer, j’étudierai un
cas concret et prosaïque, symptomatique des défis que pose la construction à
moyen terme de notre avenir collectif : la voiture autonome.
(Edit : je propose aussi, en annexe à cet article, une présentation simplifiée de la thématique. Cliquez ici)
(Edit : je propose aussi, en annexe à cet article, une présentation simplifiée de la thématique. Cliquez ici)
Introduction
Assumer la responsabilité d’une
position claire en faveur de la régulation économique et industrielle est une
démarche qui se place par-delà les catégories de « technophobie » ou « technophilie ».
C’est une entreprise nécessaire à la vie dans la cité. Nous sommes aujourd’hui
collectivement pris dans un système économique-technique autonome, avec lequel
il nous faut apprendre à composer au mieux. Les patrons des GAFAM et les
chantres du néo-libéralisme affirment que ses trajectoires sont inéluctables,
nécessaires. Or il n’en est rien. Comme l’expliquent abondamment Crozier et
Friedberg dans L’acteur et le système (Editions
du Seuil, 1977), l'accomplissement d'objectifs communs par des acteurs ayant
des orientations divergentes est un problème dont les solutions, socialement construites,
sont multiples. « En cette matière, il n'y a ni fatalité ni déterminisme.
Ces solutions ne sont ni les seules possibles ni même les meilleures
relativement à un "contexte" déterminé. Ce sont toujours des
solutions contingentes au sens
radical du terme, c'est-à-dire largement indéterminées
et donc arbitraires. Mais elles n'en
sont pas moins contraignantes » (Ibid.p.16). C'est dans cette optique que j'aborderai le cas des
voitures autonomes. Leur mise sur le marché imminente nous est imposée par
quelques patrons de la silicon valley
et engendre bon nombre de problèmes qui dépassent largement le cadre de la
simple mise en œuvre technique. Ces questionnements axiologiques sont
généralement éludés de manière consternante dans les bureaux d'étude.
Je parlerai ici majoritairement de
véhicules autonomes individuels (VAI). Les trains sans conducteur, par
exemple, circulent déjà depuis longtemps. Quant aux navettes et bus autonomes, ils
ne seront concernés que dans une moindre mesure dans cet article. Le cas des VAI
est en effet révélateur d'une certaine vision du monde et de la société, bâtie
sur la marchandisation des rapports sociaux. Elle est étroitement liée à la
nouvelle tendance injonctive des technologies numériques, qui prétend cibler et
commander les comportements humains à des fins de marketing.
C'est pourquoi les ingénieurs qui
prennent part à la conception et à la mise en œuvre de ces dispositifs font précisément
de la politique, bien qu'ils se présentent généralement comme neutres sous
couvert de l’objectivité méthodologique de l’activité scientifique. En raison
des rôles qu'ils sont amenés à jouer pour le compte d'intérêts privés, des
problèmes qu'ils traitent, des solutions qu'ils y apportent et enfin des
conséquences sociales de leurs travaux, les ingénieurs sont des pièces
maîtresses de l'échiquier politique, dont ils occupent peut-être malgré eux une
aile particulièrement idéologique et autoritaire. Lorsqu’ils le nient,
l’indifférence à l’impact des techniques qu’ils développent s’apparente à une démission
totale de leurs responsabilités.
Tant que sera ignoré le caractère
fondamentalement ambivalent des
conséquences du progrès technique, nous resterons, face à ces questions, en présence d'un vide
éthique qui pourra être comblé par n'importe quel discours techno-populiste. L’éthique n’est
en effet possible qu’à partir du moment où sont reconnues l’ambivalence et
l’indétermination de l’action humaine. Ces deux piliers impliquent
respectivement que les conséquences de nos actes peuvent être à la fois bonnes
et mauvaises et que politique et liberté sont consubstantielles.
Les arguments
classiques facilement réfutés :
On trouve dans cet article de recherche les arguments typiques en faveur du développement des VAI. Depuis
le XXème siècle, la vie humaine est devenue profondément dépendante de l'usage
des véhicules motorisés. Mais cela ne va pas sans créer un certain nombre de
problèmes parmi lesquels on compte les embouteillages, la pollution de l'air et
les accidents de la route. Selon les auteurs, la cause commune et principale de
ces trois écueils viendrait de « la haute densité de véhicules et de gens
qui ne respectent pas les règles ». En considérant que la majorité des
accidents sont d’origine humaine, ils en arrivent à conclure que des « véhicules
plus intelligents » devraient permettre de réduire les accidents tout en
améliorant leur efficacité énergétique et, par là même, le taux de pollution de
l'air.
Ainsi, face au problème de la
sécurité routière, l’ingénieur moyen propose une solution qui détourne la
responsabilité des pouvoirs publics vers les machines et les dispositifs techniques.
Si les comportements humains sont à l'origine de nombreux accidents, peut-être
faudrait-il d'abord améliorer les actions de prévention et d'éducation aux
conséquences de la consommation d'alcool, de psychotropes et de tranquillisants.
Mais il est vrai que ces produits représentent un marché conséquent dont la
régulation est mal acceptée. De plus, déléguer les règles de conduite et les
principes de respect au volant à des robots, sous prétexte d’accroitre la
sécurité des usagers, est un véritable recul en termes d'apprentissage social de
la vie en communauté. Par ailleurs, j'ajouterai qu'actuellement
la perception de l'environnement urbain par les capteurs des VAI et le traitement subséquent des données en temps réel est un défi qui est loin d'être relevé. Les risques d’accidents s’en trouvent
donc pour l’instant augmentés. On peut alors douter de la pertinence de ce
premier argument fondé sur la sécurité et considérer qu’il relève plutôt de la
fuite en avant injustifiée.
Ensuite, la recherche d'une utilisation
optimale de carburant par les algorithmes embarqués aboutira à coup sûr à une
augmentation générale des distances parcourues. C’est le fameux effet rebond
qui, à rebours du but recherché, empêche toute diminution de la consommation. Tant
que notre modèle économique sera basé sur la croissance, aucune sobriété
énergétique ne sera possible. L'agriculture, l'industrie et les services
nécessitent, pour se développer,
l'extraction, la transformation et la consommation toujours plus importantes de
ressources et d'énergies fossiles. Le second argument lié à la prétendue baisse
de la pollution repose donc sur le mythe de la croissance verte perpétuelle dans un
monde fini, c'est-à-dire sur du vent.
Un faux besoin qui
rapporte gros …
Quelle est donc, alors, la raison
de la mise sur le marché des VAI ? L'empressement des grands groupes industriels
à vouloir les commercialiser contraste fortement avec l’absence d’un enjeu social
profond. Ils répondent en fait à un besoin économique privé : celui de
renouveler l’appareil de production. C’est en effet l’une des caractéristiques
du capitalisme. Pour rester compétitif face à la baisse tendancielle du taux de
profit, il faut remplacer l’appareil de production dans le but d’augmenter
continuellement la plus-value des marchandises. Ce qui peut se faire par la
destruction (via la guerre) ou en usant de prétextes plus fallacieux comme l’invocation
du progrès, de la disruption, de l’évolution technologique. Cette fuite en
avant injustifiée se voit parée des attributs positifs d’un mot employé pour
masquer la réalité : l’innovation. L'exemple de la compétition entre
capteurs thermiques et Lidars (déjà utilisés en matière de « sécurité civile » pour la surveillance généralisée)
pour équiper le système de guidage des
VAI est très significatif. Comme le savent les ingénieurs, la victoire de l'une ou l'autre de ces
technologies se fera sur la base du meilleur rapport fonctionnalités/prix, même
si la solution retenue n’est pas la meilleure techniquement parlant. Les limites
fixées pour le prix seront établies selon les résultats des études de marché
tandis que l’utilisateur et sa sécurité resteront fondamentalement absents de
l'équation. Pour l’instant, le Lidar est privilégié par les constructeurs,
malgré l’accident du 18 mars 2018 connu par la voiture Uber. De manière
générale, le moteur du progrès technique dans un régime d’économie capitaliste
est la maximisation du profit. Les conséquences sociales de l'innovation sont
donc entre les mains d’intérêts privés.
… mais qui pourrait simplement ne pas être soutenable.
Bien sûr, il se peut que les VAI
ne remplacent pas définitivement la voiture telle que nous la connaissons. Il
est même probable que, dans les premiers temps, seuls les plus riches puissent
les utiliser. Mais leur mise en œuvre pose sérieusement la question de la soutenabilité
environnementale. Pour le comprendre, il faut tout d'abord remarquer que les
VAI sont un maillon très sensible de la sécurité de l'infrastructure des
transports urbains. C'est pourquoi leur mise en œuvre appelle également toute
une galaxie d'objets connectés qui devront être synchronisés entre eux afin que
les VAI soient sans dangers pour les usagers. On comprend bien la manne
financière que représente cette perspective pour les patrons des GAFAM : c'est
un gigantesque parc de machines et de gadgets high-tech qui doit sortir de
terre, fait de smartphones, de tablettes, de vélos connectés, de lunettes et de
montres « intelligentes », tous équipés de capteurs infrarouges ou à
ultrasons, d'antennes, de radars et de lidars. Si j'utilise ici l'expression « sortir
de terre », c’est que cette débauche d’opto-électronique repose in fine sur l'utilisation de ressources
qui ne sont pas inépuisables. Loin de là.
D’après des études comme celles
de Philippe Bihouix ou José Halloy, on estime l’épuisement de la plupart des réserves
de minerai à l’origine des métaux stratégiques autour de 2050. Les terres rares
en particulier, qui servent à fabriquer les panneaux photovoltaïques, les
actionneurs électromécaniques, les LEDs, les aimants, seraient en pénurie d’ici
2100. Le monde numérique a-t-il réellement les moyens de le rester ? La croissance verte ne serait-elle qu’un argument marketing ?
Précisons que le terme d’épuisement n’implique pas forcément une pénurie des réserves de minerai dans la totalité de la croûte terrestre et des océans. Cela signifie a minimia que leur extraction deviendra de plus en plus coûteuse d’un point de vue économique et énergétique (le minerai disponible étant de moins en moins concentré et/ou de plus en plus profondément enfoui) ce qui la rendra de moins en moins soutenable au niveau environnemental. Ces processus utilisent en effet des machines consommant du pétrole qui, lui, ne cesse de se raréfier sur Terre : depuis le pic pétrolier mondial des années 2000, le retour sur investissement énergétique (ou taux de retour énergétique, TRE) de l’extraction d’un baril connait une baisse structurelle. La limite conceptuelle ultime sera atteinte lorsque le forage et l’exploitation d’un gisement utiliseront plus de pétrole qu’ils n’en produiront. Dans les années 1970 aux Etats-Unis, le TRE était d’environ 100 (100 barils récupéré pour 1 baril investi). En 2005 il était passé à 15 en raison de la diminution de la taille des gisements « à terre » ayant nécessité une migration vers des technologies en offshore profond. Il en est de même pour les voitures électriques : la production d’électricité utilise des machines qui, jusqu’à maintenant, dépendent toutes du pétrole. La tête énergétique du serpent vient donc mordre la queue des ressources pour former le problème circulaire et systémique de la transition écologique.
Précisons que le terme d’épuisement n’implique pas forcément une pénurie des réserves de minerai dans la totalité de la croûte terrestre et des océans. Cela signifie a minimia que leur extraction deviendra de plus en plus coûteuse d’un point de vue économique et énergétique (le minerai disponible étant de moins en moins concentré et/ou de plus en plus profondément enfoui) ce qui la rendra de moins en moins soutenable au niveau environnemental. Ces processus utilisent en effet des machines consommant du pétrole qui, lui, ne cesse de se raréfier sur Terre : depuis le pic pétrolier mondial des années 2000, le retour sur investissement énergétique (ou taux de retour énergétique, TRE) de l’extraction d’un baril connait une baisse structurelle. La limite conceptuelle ultime sera atteinte lorsque le forage et l’exploitation d’un gisement utiliseront plus de pétrole qu’ils n’en produiront. Dans les années 1970 aux Etats-Unis, le TRE était d’environ 100 (100 barils récupéré pour 1 baril investi). En 2005 il était passé à 15 en raison de la diminution de la taille des gisements « à terre » ayant nécessité une migration vers des technologies en offshore profond. Il en est de même pour les voitures électriques : la production d’électricité utilise des machines qui, jusqu’à maintenant, dépendent toutes du pétrole. La tête énergétique du serpent vient donc mordre la queue des ressources pour former le problème circulaire et systémique de la transition écologique.
Tout indique que les contraintes
d’approvisionnement auront lieu sur des durées de l’ordre du siècle. Il semble
donc plus responsable de ralentir notre frénésie d’extraction afin de différer
les dates d’épuisement et d’utiliser à bon escient le temps qui nous est
imparti pour préparer une transition écologique, économique et technologique
viable à l’échelle de l’humanité. Il nous incombe désormais de repenser nos
modes de vie sous l’angle de la sobriété, ce qui n’est pas du tout la vision
proposée par les magnats de la voiture autonome. C'est pourquoi nous devons œuvrer
davantage du côté de la demande (i.e. les attentes des citoyens) que de celui de
l'offre (i.e. les utopies technologiques puériles de quelques milliardaires
mégalomanes). Il faut mettre dans les esprits que l'adaptation au changement
climatique n'ira pas sans décroissance économique. Il nous faut prendre
collectivement conscience que cette sobriété - voulue ou forcée - de nos modes
de vie s'accompagnera nécessairement d'une réduction globale de notre pouvoir
d'achat. D'une manière ou d'une autre, nous finirons par abandonner le niveau
de confort démentiel et la surconsommation que nous connaissons en Occident
depuis plusieurs décennies. Ce faisant, nous serons passés du High-tech à l'âge
des Low-techs cher à Philippe Bihouix.
Le cheval de Troie
du techno-libéralisme autoritaire.
Dans une société contrôlée par le
marketing, la moindre parcelle de temps libre doit être récupérée à des fins
commerciales en augmentant le « temps de cerveau disponible ». La
conduite d’un véhicule est l’une des dernières enclaves de résistance à l’invasion
des écrans dans nos vies. Alors si l’attention du conducteur ne peut pas être
détournée par de la publicité visuelle, c’est donc qu’il faut tout bonnement
éliminer cette attention, ce discernement et cette présence lucide au réel,
censés caractériser la conduite. Ensuite, les capteurs intégrés dans les VAI se
chargeront de collecter et d'interpréter en continu le moindre de nos
comportements afin de nous signaler en temps réel les offres commerciales les
mieux adaptées à notre état physiologique. Ce moment du libéralisme entend donc
combler le moindre interstice vacant entre les grandes compagnies et les
individus. Il s’agit d’une vision mécaniste du monde, dont l’objectif est d’organiser
notre quotidien de façon algorithmique en éliminant la contingence
caractéristique de la vie, de l’action et de l’histoire humaine. Pourtant, la contingence,
l’incertitude et la finitude sont au fondement de notre rapport au monde :
elles sont créatrices des arts, des sciences, de la spiritualité. Il nous les
faut impérativement conserver dans une juste mesure en tant que memento mori, au sens premier et antique
du terme : en tant que fonctions régulatrices de l’hubris liée au progrès technique. Sous prétexte de pallier la
vulnérabilité des corps et la faillibilité des esprits, on les remplacerait
purement et simplement par des machines décidant à notre place ?
Capitulation absurde, naïve et malsaine.
Comme l’indique explicitement le
nom de l’activité, conduire une voiture est un apprentissage de « règles
de conduite » qui participe à l'intériorisation des codes sociaux et du
sens du respect d’autrui. Il est donc inacceptable de déléguer à des machines ces
aspects fondamentaux de la vie en communauté. Sous prétexte
« d’optimisation », l’action humaine est ainsi amenée à être de plus
en plus encadrée par des algorithmes afin de maximiser les échanges marchands,
au détriment du lien organique que
tissent entre eux les individus lorsqu’ils exercent leur civilité. Hans Jonas rappelle
ainsi que « chaque fois que nous contournons de cette manière la voie
humaine du traitement des problèmes humains et que nous la remplaçons par le
court-circuit d'un mécanisme impersonnel, nous avons enlevé quelque chose à la
dignité de l'ipséité personnelle et nous avons fait un pas de plus sur le
chemin qui mène des sujets responsables à des systèmes de comportement
programmés ». (Le Principe Responsabilité,
Hans Jonas, Champs Flammarion, trad. Jean Greisch, p.56)
Enfin, les VAI posent évidemment
de manière pressante le fameux dilemme moral du tramway. Dans le cadre d'une
défaillance du système de freinage par exemple, sur quels critères les
algorithmes décideront-t-ils d'entreprendre une embardée qui coûterait la vie
d'un groupe de personnes A pour sauver celle d'un groupe de personnes B ? Les
autorités d’un pays comme la Chine, ayant instauré une échelle de valeur des
individus sur la base de crédits sociaux,
pourraient-elles décider d'éliminer, lorsque de telles occasions se présentent,
les citoyens les moins bien notés ? Hypothèse extrême, bien entendu. Mais la question ne mérite-t-elle pas d'être posée ?
Mais au fond,
qu’est-ce qu’un dispositif ?
Dans un texte
très court et percutant, le philosophe italien Giorgio Agamben propose une
définition éclairante de ce qu'est un dispositif. « J'appelle dispositif
tout ce qui a, d'une manière ou d'une autre, la capacité de capturer,
d'orienter, de déterminer, d'intercepter, de modeler, de contrôler et d'assurer
les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres
vivants » (Qu’est-ce qu’un
dispositif ?, Giorgio Agamben, Rivages Poche, trad. Martin Rueff, p.31).
Cette définition abstraite concerne autant les prisons, les écoles, les usines,
que les mesures juridiques, le stylo, la philosophie, l'agriculture, la
cigarette, la navigation, les ordinateurs, le téléphone portable « et
pourquoi pas le langage lui-même, peut-être le plus ancien dispositif dans
lequel, plusieurs milliers d'années déjà, un primate probablement, incapable de
se rendre compte des conséquences qui l'attendaient, eut l'inconscience de se
faire prendre » (Ibid., p.31). Pour
clarifier son propos, Agamben opère tout d'abord une dichotomie simple et
générale entre d'un côté les êtres vivants (ou les substances) et de l'autre
les dispositifs à l'intérieur desquels ces derniers sont saisis. Le résultat de
la relation, du « corps à corps » entre les vivants et les
dispositifs s'appelle le sujet. La « phase extrême du développement du
capitalisme dans laquelle nous vivons » se caractérise par une
prolifération sans précédent de dispositifs. À tel point qu'il n'y a désormais
plus aucun instant de notre vie qui ne soit contrôlé par un dispositif. Il faut
cependant garder à l'esprit que le processus d'hominisation « qui a rendu
humains les animaux que nous regroupons sous la catégorie d'Homo sapiens »
(Ibid. ,p.35) est étroitement lié au
développement et à l'utilisation des dispositifs. Cette scission entre l'animal
et l'humain sépare également « le vivant de lui-même et du rapport
immédiat qu'il entretien avec son milieu » (Ibid., p.36). Ainsi, « à travers les dispositifs, l'homme essaie
de faire tourner à vide les comportements animaux qui se sont séparés de
lui » (Ibid., p.37) et tente de
cristalliser le mystère de sa subjectivité en la projetant sur autant de
composantes qu'il y a de dispositifs à sa portée. Le processus de subjectivation
total recomposera en une seule entité morcelée l'utilisateur de téléphones
portables, le blogger, le militant politique, l'usager de transports en commun,
le programmeur d'algorithmes pour voitures autonomes. Ces différentes facettes
d'un même individu permettent d'évaluer
sa valeur sur la base de son rapport aux dispositifs. La subjectivité se trouve
ainsi au cœur d'un processus de dissémination « qui pousse à l'extrême la
dimension de mascarade qui n'a cessé d'accompagner toute identité
personnelle ». (Ibid., p.33)
On trouve au chapitre 28 de Tristes Tropiques (Plon, 1955) une
illustration intéressante de l'ambivalence du dispositif sous sa forme
canonique : celle de l'écriture. Claude Lévi-Strauss la qualifie de « mémoire
artificielle, dont le développement devrait s'accompagner d'une meilleure
conscience du passé, donc d'une plus grande capacité à organiser le présent et
l'avenir » (Ibid., p.353). Il pose
alors la question : peut-on distinguer
la civilisation de la barbarie grâce à l'écriture ? Les peuples qui en
maîtriseraient l'usage seraient capables « de cumuler les acquisitions
anciennes en progressant de plus en plus vite vers le but qu'ils se sont
assignés, tandis que les autres, impuissants à retenir le passé au-delà de
cette frange que la mémoire individuelle suffit à fixer, resteraient
prisonniers d'une histoire fluctuante à laquelle manqueraient toujours une
origine et la conscience durable du projet ». (Ibid., p.353) Mais l'auteur réfute aussitôt cette hypothèse en
faisant remarquer que les cinq millénaires qui séparent l'invention de
l'écriture de la naissance de la science moderne ont été davantage marqués, en
Occident, par des fluctuations des connaissances que par leur accumulation
linéaire. Ainsi, le mode et la qualité
de vie d'un citoyen grec ou romain ne sont guère différents de ceux d'un
bourgeois européen du XVIIIème siècle. Du reste, si l'écriture est une
condition nécessaire à l'émergence des pratiques scientifiques, elle n'est pourtant pas
suffisante pour expliquer leur apparition. Il existe en revanche un phénomène
qui a systématiquement accompagné son développement et qui est, parmi d'autres,
l'un des traits caractéristiques de la civilisation : « la formation des cités
et des empires, c'est-à-dire l'intégration dans un système politique d'un
nombre considérable d'individus et leur hiérarchisation en castes et en classes
» (Ibid., p.354). Ainsi, l'écriture,
cette mémoire artificielle productrice de si grandes satisfactions
intellectuelles et esthétiques favorise aussi largement l'exploitation des
hommes. Elle permet en effet l'organisation rationnelle du travail et les
conséquences néfastes qu'entraîne mécaniquement l'hypertrophie de ce principe.
Alors « il faut admettre que la fonction primaire de la communication écrite
est de faciliter l'asservissement » (Ibid.,
p.354). Lévi-Strauss étoffe sa démonstration de l'ambivalence de la technique.
Il prend l'exemple de la politique d'instruction obligatoire qui se développa
en Europe au cours du XIXème siècle. Elle s'accompagna de l'extension du
service militaire et de la prolétarisation, deux formes bien distinctes
d'asservissement humain. Il faut en effet que tous les citoyens sachent lire
afin que le pouvoir puisse proclamer que nul n'est censé ignorer la loi,
renforçant ainsi son contrôle sur eux. Il évoque enfin (assez maladroitement,
il est vrai) le bénéfice que représente une telle rationalisation généralisée
pour la stabilité d’une communauté de nantis : face à la menace de réactions
populaires spontanées, les données consignées sous forme écrite sont là pour rappeler
à l’ordre, bien qu’elles garantissent aussi, en un sens, le contrat social. Il
en est de même de la « société connectée », où la moindre de nos données
physiologique se retrouve consignée dans un registre numérique. Un blocage routier ou une opération escargot sont-ils
envisageables avec des véhicules imaginés, voulus et imposés sur le marché par
un petit nombre de patrons de la Silicon
Valley ?
Conclusion :
Quelle
stratégie devons-nous adopter face à l'invasion des algorithmes et des objets
autonomes et connectés dans nos vies ? La réponse n'est pas simple mais elle
doit s'orienter vers le retour à l'usage commun de ce qui a été séparé par le
dispositif. Pour cela, Agamben propose d'avoir recours à la profanation,
c'est-à-dire la restitution aux Hommes de ce qui leur avait été enlevé pour
être placé dans le domaine quasi-religieux de la technique. En cela, il fait
écho à la pensée de Jacques Ellul, qui affirmait que le danger ne pouvait venir
de la technique en elle-même mais seulement du caractère sacré que nous lui
conférons. Ceci étant dit, prenons ensemble un instant pour mettre en rapport
la profanation, le rite et le sacré avec, par exemple, le comportement des
consommateurs de produits Apple (entreprise qui prévoit d'ailleurs de
commercialiser des VAI d'ici 2023). Bien.
En tant qu'il
produit de la subjectivation et du sacré (c'est à dire de la séparation), le
dispositif est donc particulièrement propice à produire des dérives autoritaires. Ainsi, on ne peut que regretter
de voir les publicitaires et certains consommateurs appeler de leurs vœux l’avènement
de l’« intelligence » artificielle, des objets connectés et des robots
autonomes, en pensant que ceux-ci viendront recréer du lien social et de la
démocratie. D'où la conclusion d'Agamben qui mentionne « l'étrange
inquiétude du pouvoir au moment où il se trouve face au corps social le plus
docile et le plus soumis qui soit jamais apparu dans l'histoire de
l'humanité » (Op. Cit., p.47).
La
véritable révolution viendra peut être d'un bouleversement du rapport que nous entretenons collectivement avec
le progrès technique.
Références :
L’acteur et le système, M.
Crozier, E. Friedberg, Editions du Seuil.
Le Principe Responsabilité, Hans Jonas, Champs Flammarion, trad.
Jean Greisch.
Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Giorgio Agamben, Rivages Poche, trad. Martin Rueff.
Tristes
Tropiques, Claude
Lévi-Strauss, Plon, 1955.
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