vendredi 22 mars 2019

Un arbre qui tombe II (philosophie à coups de marteau avec Nietzsche et Clément Rosset)


Qu'y a-t-il de l'autre côté du miroir de nos représentations du monde ?
Deuxième partie de la réponse à la question : « un arbre qui tombe fait-il du bruit s'il n'y a personne pour l'entendre ?». Descente dans les profondeurs de l'objectivité.
(Pour lire la partie I, cliquer ici)

On entend souvent dire que l’Homme est le seul animal à pouvoir prendre conscience, longtemps à l’avance, de la possibilité de sa propre mort. Comment concilier la mort, la disparition physique d’autrui, avec la perpétuation de notre propre être ? L’inversion symétrique de cette question amène à admettre l’existence d’un monde indépendant de nous et de nos représentations mentales. Un monde comme altérité transcendante, propre à combler le gouffre béant du solipsisme (théorie d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même). Un monde, enfin, dans lequel un arbre qui tombe continue de faire du bruit même quand on ne l’observe pas. Peut-être trouvons-nous là le point de départ des notions de réalisme et d’objectivité. Proposons qu’avec la mort, soit posée l’une des origines de l’idée de transcendance. La séparation entre le monde et l’individu qui en découle porte en germe la dualité sujet/objet, donc le « mythe du point de vue de nulle part » selon l’expression de Thomas Nagel : la possibilité d’un discours omniscient et absolu portant sur l’univers conçu comme extériorité objectivée. Or, penser la réalité en soi (i.e. sans nous) est d’une certaine manière impossible. Depuis quel point de vue radicalement privilégié devrions-nous la considérer pour la saisir dans la totalité de son essence ? 
Le point de vue de nulle part serait la somme de tous les points de vue dans le temps et dans l’espace, l’intégration de tous les états passés, présents et futurs de l’univers. C’est une abstraction pure qui confine à l’absurde lorsqu’elle est mise en perspective avec l’existence humaine, qui s’enracine dans un « ici » et un « maintenant » inextensibles, un présent continuel et abrupt qui écrase radicalement tout relief spatio-temporel. La mémoire elle-même ne fonctionne qu’à partir de la généralisation de ces deux moments modèles du réel : l’ici et le maintenant, auxquels seuls il est possible de se référer pour fonder une théorie rendant compte du réel empirique. C’est en cela que, selon des termes Nietzschéens, le concept de transcendance constitue une négation de la vie humaine (Et oui, il y va fort :-) 


Un problème de mesure ?

On conçoit aisément l’existence d’un monde hors de nous et indépendamment de notre expérience sensible individuelle (ce que l’on infère, par exemple, via le choc de l’expérience de la mort. Est-ce un hasard si l’on retrouve aussi la mort au fondement du discours religieux, qui promeut généralement la transcendance de l’au-delà ?) Mais il est par définition impossible de décrire ce monde dans le détail de ses évènements puisqu’une telle description requiert une mesure, c’est-à-dire une incursion empirique dans la réalité. 

Sans la mesure, nous devons nous contenter d’ajouter à notre discours sur le monde des hypothèses de régularité et d’invariance admises a priori. Par exemple : la réalité physique se comporte toujours de la même manière, que nous l’observions ou non. 

En un mot, la mesure (i.e. l’observation) requiert notre présence dans ce monde extérieur, qui perd alors son caractère d’extériorité. De la même manière que l’ailleurs reste par définition inaccessible à l’ici, tout énoncé portant sur un évènement de ce monde indépendant de notre présence (c’est-à-dire d’une mesure) basculerait dans l’absurde sans la justification métaphysique du réalisme. 

Car parler dans leur détail des événements particuliers du monde transcendant, avant même de recourir à la notion de probabilité ou de régularité statistique, cela requiert d’abord une mesure aussi rudimentaire soit-elle, c'est-à-dire notre présence dans ce monde extérieur, qui perd alors son caractère d'extériorité. 

Poser la question - et à plus forte raison, y répondre – « que se passe-t-il lorsque  l'on ne mesure pas ? » est absurde car la question « qu'est-ce qui se passe ? » attend une mesure (une observation) pour réponse. Prétendre le contraire revient à supposer l’existence de réponses sans questions. Des réponses transcendantes. 

Hannah Arendt, dans La crise de la culture ( « le concept d’Histoire ») écrit : « […] l’expérience étant "une question posée à la nature" (Galilée), les réponses de la science resteront toujours des répliques à des questions posées par les Hommes ; la confusion dans le problème de l’ "objectivité" était de supposer qu’il pouvait y avoir des réponses sans questions et des résultats indépendants d’un être qui questionne ». 

Arendt fait cette remarque alors qu’elle commente les bouleversements liés au développement de la mécanique quantique, qui donna aux problèmes de la mesure et de l’observation une importance nouvelle. Werner Heisenberg, l’un des pères de la révolution quantique écrivait en effet dans Physique et philosophie que nous n’observons pas la nature en soi, mais la nature exposée à notre méthode d’investigation. Les problèmes de la mesure et de l’objectivité ne sont pourtant pas réservés aux bizarreries contre-intuitives du monde quantique, bien au contraire. Très anciens et consubstantiels de la pratique scientifique, ils ont été remis sur le devant de la scène au début du XXème siècle par de brillants et clairvoyants physiciens. Le déploiement de la théorie atomique s’est en effet accompagné d’une accumulation d’anomalies empiriques et de contradictions épistémologiques qui, ne pouvant plus être ignorées, obligèrent à repenser les fondements de l’objectivité. Mais s’il est vrai qu’elle fut révélée par la physique, cette crise avait été pressentie par certains philosophes plusieurs décennies auparavant. C’est ce que nous allons voir maintenant, à grand renfort de citations de Nietzsche et de Clément Rosset.


Nietzsche et les axiomes de la rationalité

Nous n’avons accès au monde qu’à travers nos théories et la mesure qui en découle. Pour décrire cette extériorité dans le détail de ses évènements, il nous faut faire usage de principes indémontrables (les fameux axiomes de la rationalité, l’obvie de Quine). Le principe de non contradiction, le principe Ockhamien de parcimonie des hypothèses, l’existence de natures et de substances permanentes,  leur invariance et leur régularité, en sont de bons exemples. Pour Nietzsche, on ne fait naître la rationalité qu’au prix de fondations arbitraires et absurdes  mais indispensables pour la cohérence de notre édifice intellectuel collectif. Dans « Provenance du logique » (Le Gai Savoir, §111), il écrit :

« […] des quantités innombrables d’êtres qui raisonnaient autrement que nous ne raisonnons aujourd’hui ont péri […]. Celui qui par exemple ne savait pas trouver suffisamment souvent le « même », en ce qui concerne la nourriture ou en ce qui concerne les animaux hostiles, celui qui donc subsumait trop lentement, ou se montrait trop prudent dans la subsomption, avait une probabilité de survie plus faible que celui qui, dans tout ce qui était semblable, devinait immédiatement le même. Mais le penchant prédominant à traiter le semblable comme l’identique, penchant illogique –car il n’y a en soi rien d’identique-, a le premier créé tous les fondements de la logique. Il fallut de même, pour qu’apparaisse le concept de substance, qui est indispensable à la logique, bien qu’au sens le plus strict, rien de réel ne lui corresponde, que durant une longue période, on ne voie pas, on ne sente pas, ce qu’il y a de changeant dans les choses. […] Le cours des pensées et des conclusions logiques dans notre cerveau actuel correspond à un processus et à une lutte de pulsions qui en soi et à titre individuel sont toutes très illogiques et injustes. »

Pour Nietzsche, nos représentations du monde, véhiculées par le langage, sont trompeuses car elles reposent sur l’utilisation du concept, atome de la pensée abstraite. Deux expériences non identiques sont reliées entre elles en figeant arbitrairement certaines de leurs caractéristiques afin de forcer leur ressemblance et leur comparaison. C’est ainsi que naît le concept : en postulant l’égalité de ce qui n’est pas égal. Pour cela, il faut donc croire à la stabilité d’un monde découpé en substances persistantes.

Dans Humain, trop humain, §19 (« Le Nombre »), Nietzsche écrivait déjà que :

« L'invention des lois numériques s'est faite à partir de l'erreur qui régna dès les origines, à savoir qu'il existerait plusieurs choses identiques (mais en fait il n'y a rien d'identique), que du moins il existerait des choses (mais il n'existe pas de "chose"). Admettre une pluralité, c'est toujours postuler qu'il y a quelque chose qui se présente plusieurs fois : mais c'est là justement que l'erreur est déjà maîtresse, là que nous feignons déjà entités et unités qui n'existent pas. - Nos perceptions de l'espace et du temps sont fausses parce qu'elles conduisent par un examen conséquent à des contradictions logiques. Toujours, dans toutes nos formules scientifiques, nous faisons inévitablement entrer quelques grandeurs fausses en ligne de compte; mais ces grandeurs étant du moins constantes, comme par exemple notre perception de l'espace et du temps, les résultats de la science en reçoivent malgré tout une exactitude et une certitude parfaites dans leur enchaînement entre eux; […] Lorsque Kant dit: "L'entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais les prescrit à celle-ci", c'est on ne peut plus vrai relativement au concept de nature que nous sommes forcés de rattacher à celle-ci (nature = monde comme représentation, c'est-à-dire comme erreur), mais qui ne représente que la sommation d'une quantité d'erreurs de l'entendement. - A un monde qui n'est pas notre représentation, les lois numériques sont tout à fait inapplicables : elles n'ont cours que dans le monde de l'homme. »

A propos de la distinction Kantienne entre phénomène et chose en soi, il ajoute dans Le livre du philosophe (LLDP) §101 : 

« Nous ne pouvons rien dire de la chose en soi parce que nous sommes privés à la base du point de vue du connaissant, c’est-à-dire du mesurant. Une qualité existe pour nous, mesurée à nous. Si nous retirons la mesure, qu’est donc encore la qualité ? Ce n’est que par l’intermédiaire d’un sujet mesurant posé à côté d’elles qu’il faut démontrer ce que sont les choses. Leur qualités en soi ne nous concernent pas, mais leurs qualités pour autant qu’elles agissent sur nous ».

Ainsi,  lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il n’y a personne pour l’entendre, produit-il des ondes de pression se propageant dans l’air ? 

L’investigation de la réalité sans observation empirique n’est par définition pas physique. Elle est métaphysique. 

La réponse à cette question est donc : on ne peut pas savoir a moins d’accepter d’utiliser des principes de parcimonie, d’invariance, etc … auquel cas seulement, la réponse sera positive.

Et cette réponse vaut autant pour un observateur humain que pour dispositif de mesure placé par un humain. Dans les deux cas, il y a une question posée à la nature. 

L’existence d’une réponse constante, sans question préalable, est un pari métaphysique.
Les figures de Chladni dont parle Nietzsche (voir fin de l'article) sont-elles une représentation mathématique de ce qu'est le son ? Celui qui peut les voir peut-il aussi "les entendre" ?

Clément Rosset et l’origine de la pensée transcendante.

Allons encore plus loin.

Pour commencer à penser, il faut admettre l’idée, illogique selon Nietzsche, « qu’il existe des choses ». Des choses comparables entre elles, qu’il est possible de classer, de nommer, de relier ou au contraire de dissocier. Pour faire court, il faut d’abord supposer qu’il existe une nature comme théâtre du déploiement du monde et condition de l’intelligibilité de l’être.

Clément Rosset dans Logique du pire (PUF, 1971, p.81) écrit : « En un sens plus profond, l’idée de Nature requiert l’idée d’une intervention majeure, à un tout autre niveau : elle suppose qu’avant l’Homme, avant qu’avec lui une pensée se constituât, il y avait un champ d’existence déjà constitué, un être muni de lois, d’ordre, d’enchainements, de nécessité (dont l’Homme ne pourra s’aviser qu’après coup). Avant l’Homme, il y avait déjà un monde : fond d’être, assise stable à partir de laquelle le phénomène humain prendra sa signification et son relief. […] L’idée de nature est une idée préhistorique, elle postule qu’avant l’histoire des Hommes, c’est-à-dire avant la pensée, il y avait (et il subsiste toujours à titre partiel), de quoi penser à qui, ultérieurement, serait amené à penser. Comme la constitution d’une pensée signifie une capacité d’intervention dans la nature, la constitution de la nature signifie que s’est manifestée une capacité d’intervention dans quelque chose qui n’était pas nature mais chaos et hasard. »

Il ajoute plus loin (Ibid., p.81) que «loin de se référer au hasard, elle (l’idée de nature) suppose un profond engagement théologique et téléologique, d’ordre anthropocentrique, comme le sont tous les engagements théologiques : elle suppose à l’origine de la nature une intervention lointainement analogue à celle dont est capable la volonté […] » 

Puis, il commente (Ibid., p.82)  : « C’est l’idée de nature qui conduit à l’idée de Dieu, et non l’inverse, parce qu’elle contient le thème originel d’où dérivent toutes les religions : la reconnaissance d’une intervention étrangère à l’Homme, d’un pouvoir efficace auquel l’Homme ne prend nulle part. En prétendant remplacer les superstitions religieuses par un culte de la nature, les libres penseurs du XVIIIème siècle ne faisaient que revenir aux sources vives de la religion et de la superstition […]». 

Alors, que reste-t-il de la science ?

Nietzsche rend malgré tout hommage à notre capacité à déployer une pensée abstraite logique à propos du chaos foisonnant du monde, sur la base de quelques piliers métaphysiques arbitraires.  Dans Le livre du philosophe (Aubier-Flammarion, 1965, III, p.125), il écrit : 

« Il faut ici admirer l’Homme pour ce qu’il est un puissant génie de l’architecture qui réussit à ériger, sur des fondements mouvants et en quelque sorte sur l’eau courante, un dôme conceptuel infiniment compliqué : -en vérité pour trouver un point d’appui sur de tels fondements, il faut que ce soit une construction comme faite de fils d’araignée, assez fine pour être transportée avec le flot, assez solide pour ne pas être dispersée au souffle du moindre vent ».

Il faut certes rendre hommage à la pensée humaine mais  « non pour son instinct de vérité, ni pour la pure connaissance des choses. Si quelqu’un cache une chose derrière un buisson, la recherche à cet endroit précis et la trouve, il n’y a guère à louer dans cette recherche et cette découverte : il en va de même pourtant de la recherche et de la découverte de la "vérité" dans l’enceinte de la raison. Quand je donne la définition du mammifère et que je déclare, après avoir examiné un chameau, "voici un mammifère", une vérité a certes été mise au jour mais elle est néanmoins de valeur limitée, je veux dire qu’elle est entièrement anthropomorphique et qu’elle ne contient pas un seul point qui soit "vrai en soi", réel et valable universellement, abstraction faite de l’Homme. Celui qui cherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les Hommes, il aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient, dans le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. Semblable à l’astrologue qui observait les étoiles au service des Hommes et en connexité avec leur bonheur et leur malheur, un tel chercheur considère le monde entier comme lié aux Hommes, comme l’écho infiniment brisé d’un son originel, celui de l’Homme, comme la copie multipliée d’une image originelle, celle de l’Homme. »  (Ibid., p.125)

Un doute plane sur le langage même.

D'autres exemples de figures de Chladni. Parce que c'est beau.
Nietzsche va même jusqu’à faire preuve desuspicion envers le lien réaliste qui existe entre le langage et le monde. En cela, il devance de près d’un siècle les travaux ultérieurs de la philosophie post-analytique américaine (Quine, Rorty …). Il écrit :

« Et en outre, qu’en est-il de ces conventions du langage ? Sont-elles peut-être des témoignages de la connaissance, du sens de la vérité ? Les désignations et les choses coïncident-elles ? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ? […] S’il ne veut pas se contenter de la vérité dans la forme de la tautologie, c’est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera éternellement des illusions pour des vérités. Qu’est-ce qu’un mot ? La représentation sonore d’une excitation nerveuse dans les phonèmes. Mais conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison. Comment aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse du langage, et le point de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous donc le droit de dire : la pierre est dure : comme si "dure" nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute subjective. […] Quelles délimitations arbitraires ! Quelles préférences partiales, tantôt de telle propriétés d’une chose, tantôt de telle autre. Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu'on ne parvient jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate: sans cela il n'y aurait pas de si nombreuses langues. La "chose en soi" (ce serait justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu'elle exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s'aide pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d'abord une excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L'image à nouveau transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut complet d'une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s'imaginer un homme qui soit totalement sourd et qui n'ait jamais eu une sensation sonore ni musicale : de même qu'il s'étonne des figures acoustiques de Chladni dans le sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là‑dessus qu'il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le "son", ainsi en est‑il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose des choses elles‑mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que figure de sable, l'X énigmatique de la chose en soi est prise une fois comme excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n'est en tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le matériel à l'intérieur duquel et avec lequel l'homme de la vérité, le savant, le philosophe, travaille et construit par la suite, s'il ne provient pas de Coucou‑les‑nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l'essence des choses. » (Ibid., p.120)

Plus loin, p.127, il enfonce magistralement et définitivement le clou. Il faut dire qu’il a l’habitude de philosopher à coups de marteau :

« Tout homme à qui de telles considérations sont familières a certainement éprouvé une profonde méfiance à l'égard de tout idéalisme de ce genre chaque fois qu'il a eu l'occasion de se convaincre très clairement de l'éternelle conséquence, de l'omniprésence et de l'infaillibilité des lois de la nature ; il a tiré la conclusion : ici, que nous pénétrions, dans la hauteur du monde télescopique et dans la profondeur du monde microscopique, tout est si sûr, accompli, infini, conforme aux lois et sans lacune ; la science aura éternellement à creuser avec succès dans ce puits et tout ce que l'on trouvera concordera et rien ne se contredira. Combien peu cela ressemble à un produit de l'imagination : car si cela était, cela devrait laisser deviner quelque part l'apparence et l'irréalité. Contre quoi il faut dire : si nous avions, chacun pour soi, une sensation de nature différente, nous pourrions percevoir nous-mêmes tantôt comme oiseau, tantôt comme ver, tantôt comme plante, ou bien si l'un de nous voyait la même excitation comme rouge, l'autre comme bleu, si un troisième l'entendait même comme son, personne ne parlerait alors d'une telle légalité de la nature, mais la concevrait seulement comme une création hautement subjective. Ensuite : qu'est-ce pour nous, en général, qu'une loi naturelle ? Elle ne nous est pas connue en soi mais seulement dans ses effets, c'est-à-dire dans ses relations avec d'autres lois de la nature, qui ne nous sont connues à leur tour que comme des sommes de relations. Donc toutes ses relations ne font que renvoyer toujours de nouveau de l'un à l'autre et, en ce qui concerne leur essence, nous sont complètement incompréhensibles ; seul ce que nous apportons, le temps, l'espace, c'est-à-dire des relations de succession et de nombres, nous en est réellement connus. Mais tout ce qui est merveilleux et que nous regardons justement avec étonnement dans les lois de la nature, ce qui commande notre explication et pourrait nous conduire à la méfiance envers l'idéalisme, ne se trouve précisément que dans la seule rigueur mathématique, dans la seule inviolabilité des représentations de l'espace et du temps. 

Or nous produisons celles-ci en nous et hors de nous avec cette nécessité selon laquelle l'araignée tisse sa toile ; si nous sommes contraints d'en concevoir toutes les choses que sous ces formes-là, il ne faut alors plus s'étonner que nous ne saisissions précisément que ces formes-là : car elles doivent toutes porter en elle les lois du nombre et le nombre est précisément ce qu'il y a de plus étonnant dans les choses. 

Toute la légalité qui nous en impose dans le cours des astres et dans le processus chimique coïncide au fond avec ces propriétés que nous apportons nous-mêmes aux choses, si bien que, de ce fait, nous nous en imposons nous-mêmes. » (Ibid., p.127)

Conclusion :

Il pourrait sembler absurde de se demander si la loi de la gravitation continue de produire son effet sur les arbres que nous n’observons pas. On pourrait remonter encore plus loin la chaîne causale des évènements, descendre encore plus profondément dans les niveaux d’explication. Mais ainsi, nous ne ferions que tourner en rond et errer indéfiniment dans l’obvie de Quine. Nous reviendrions sans cesse aux présupposés et principes métaphysiques qui fondent la rationalité et que nous avons appris à considérer comme des piliers irrévocables de notre discours. Ne pas s’apercevoir de cela reviendrait à se prendre pour le centre du monde. Mais en un sens nous serions pardonnés : nombreux sont les philosophes à nous avoir prévenu qu’il n’y a, au fond, pas vraiment d’alternative. 

Ce que nous appelons « monde » est donc autant le résultat de nos représentations mentales que d’une nécessité extérieure. Cette remarque est un corollaire direct du fait que nous n'avons pas accès à la chose en soi mais seulement au phénomène. Croire à l’existence d’un monde en soi est donc un acte de foi, un pari métaphysique : celui du réalisme. Une fois les termes de ce pari acceptés, la science nous permet de décrire le monde extérieur via la formalisation de nos représentations. En cela, elle produit des connaissances objectives au sens Kantien, de sorte que le plus grand nombre puisse s'y référer. Ainsi, la science possède une très forte valeur normative. C'est pour cela qu'elle occasionne de la défiance mais c'est aussi ce qui fonde son efficacité. Elle rend le réel praticable car prédictible et permet aux Hommes d'en partager une expérience qui, d’empirique et subjective, devient conceptuelle et sociale.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Saisissez votre commentaire.