Deuxième partie de la réponse à la question : « un arbre qui tombe fait-il du bruit s'il n'y a personne pour l'entendre ?». Descente dans les profondeurs de l'objectivité.
(Pour lire la partie I, cliquer ici)
On entend souvent dire que l’Homme est le seul animal à pouvoir prendre conscience, longtemps à l’avance, de la possibilité de sa propre mort. Comment concilier la mort, la disparition physique d’autrui, avec la perpétuation de notre propre être ? L’inversion symétrique de cette question amène à admettre l’existence d’un monde indépendant de nous et de nos représentations mentales. Un monde comme altérité transcendante, propre à combler le gouffre béant du solipsisme (théorie d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même). Un monde, enfin, dans lequel un arbre qui tombe continue de faire du bruit même quand on ne l’observe pas. Peut-être trouvons-nous là le point de départ des notions de réalisme et d’objectivité. Proposons qu’avec la mort, soit posée l’une des origines de l’idée de transcendance. La séparation entre le monde et l’individu qui en découle porte en germe la dualité sujet/objet, donc le « mythe du point de vue de nulle part » selon l’expression de Thomas Nagel : la possibilité d’un discours omniscient et absolu portant sur l’univers conçu comme extériorité objectivée. Or, penser la réalité en soi (i.e. sans nous) est d’une certaine manière impossible. Depuis quel point de vue radicalement privilégié devrions-nous la considérer pour la saisir dans la totalité de son essence ?
On entend souvent dire que l’Homme est le seul animal à pouvoir prendre conscience, longtemps à l’avance, de la possibilité de sa propre mort. Comment concilier la mort, la disparition physique d’autrui, avec la perpétuation de notre propre être ? L’inversion symétrique de cette question amène à admettre l’existence d’un monde indépendant de nous et de nos représentations mentales. Un monde comme altérité transcendante, propre à combler le gouffre béant du solipsisme (théorie d'après laquelle il n'y aurait pour le sujet pensant d'autre réalité que lui-même). Un monde, enfin, dans lequel un arbre qui tombe continue de faire du bruit même quand on ne l’observe pas. Peut-être trouvons-nous là le point de départ des notions de réalisme et d’objectivité. Proposons qu’avec la mort, soit posée l’une des origines de l’idée de transcendance. La séparation entre le monde et l’individu qui en découle porte en germe la dualité sujet/objet, donc le « mythe du point de vue de nulle part » selon l’expression de Thomas Nagel : la possibilité d’un discours omniscient et absolu portant sur l’univers conçu comme extériorité objectivée. Or, penser la réalité en soi (i.e. sans nous) est d’une certaine manière impossible. Depuis quel point de vue radicalement privilégié devrions-nous la considérer pour la saisir dans la totalité de son essence ?
Le point de
vue de nulle part serait la somme de tous les points de vue dans le temps et
dans l’espace, l’intégration de tous les états passés, présents et futurs de
l’univers. C’est une abstraction pure qui confine à l’absurde lorsqu’elle est
mise en perspective avec l’existence humaine, qui s’enracine dans un
« ici » et un « maintenant » inextensibles, un présent
continuel et abrupt qui écrase radicalement tout relief spatio-temporel. La
mémoire elle-même ne fonctionne qu’à partir de la généralisation de ces deux
moments modèles du réel : l’ici et le maintenant, auxquels seuls il est possible
de se référer pour fonder une théorie rendant compte du réel empirique. C’est en
cela que, selon des termes Nietzschéens, le concept de transcendance constitue
une négation de la vie humaine (Et oui, il y va fort :-)
Un problème de mesure ?
On conçoit aisément l’existence d’un
monde hors de nous et indépendamment de notre expérience sensible individuelle
(ce que l’on infère, par exemple, via le choc de l’expérience de la mort.
Est-ce un hasard si l’on retrouve aussi la mort au fondement du discours
religieux, qui promeut généralement la transcendance de l’au-delà ?) Mais
il est par définition impossible de décrire ce monde dans le détail de ses évènements puisqu’une telle description
requiert une mesure, c’est-à-dire une incursion
empirique dans la réalité.
Sans la mesure, nous devons nous contenter d’ajouter
à notre discours sur le monde des hypothèses de régularité et
d’invariance admises a priori. Par exemple : la
réalité physique se comporte toujours de la même manière, que nous l’observions
ou non.
En un mot, la mesure (i.e. l’observation) requiert notre présence dans ce monde extérieur, qui
perd alors son caractère d’extériorité. De la même manière que l’ailleurs reste
par définition inaccessible à l’ici, tout énoncé portant sur un évènement de ce monde indépendant de
notre présence (c’est-à-dire d’une mesure) basculerait dans l’absurde sans la
justification métaphysique du réalisme.
Car parler dans leur détail des
événements particuliers du monde transcendant, avant même de recourir à la
notion de probabilité ou de régularité statistique, cela requiert d’abord une
mesure aussi rudimentaire soit-elle, c'est-à-dire notre présence dans ce monde
extérieur, qui perd alors son caractère d'extériorité.
Poser la question - et à
plus forte raison, y répondre – « que se passe-t-il lorsque l'on ne mesure pas ? » est absurde car
la question « qu'est-ce qui se passe ? » attend une mesure (une
observation) pour réponse. Prétendre le contraire revient à supposer l’existence
de réponses sans questions. Des réponses transcendantes.
Hannah Arendt, dans La crise de la culture ( « le
concept d’Histoire ») écrit : « […] l’expérience étant "une
question posée à la nature" (Galilée), les réponses de la science
resteront toujours des répliques à des questions posées par les Hommes ;
la confusion dans le problème de l’ "objectivité" était de
supposer qu’il pouvait y avoir des réponses sans questions et des résultats
indépendants d’un être qui questionne ».
Arendt fait cette remarque alors
qu’elle commente les bouleversements liés au développement de la mécanique
quantique, qui donna aux problèmes de la mesure et de l’observation une
importance nouvelle. Werner Heisenberg, l’un des pères de la révolution
quantique écrivait en effet dans Physique
et philosophie que nous n’observons pas la nature en soi, mais la
nature exposée à notre méthode d’investigation. Les problèmes de la mesure et
de l’objectivité ne sont pourtant pas réservés aux bizarreries
contre-intuitives du monde quantique, bien au contraire. Très anciens et consubstantiels
de la pratique scientifique, ils ont été remis sur le devant de la scène au
début du XXème siècle par de brillants et clairvoyants physiciens. Le
déploiement de la théorie atomique s’est en effet accompagné d’une accumulation
d’anomalies empiriques et de contradictions épistémologiques qui, ne pouvant
plus être ignorées, obligèrent à repenser les fondements de l’objectivité. Mais
s’il est vrai qu’elle fut révélée par la physique, cette crise avait été pressentie
par certains philosophes plusieurs décennies auparavant. C’est ce que nous
allons voir maintenant, à grand renfort de citations de Nietzsche et de Clément
Rosset.
Nietzsche et les axiomes de la rationalité
Nous n’avons accès au monde qu’à
travers nos théories et la mesure qui en découle. Pour décrire cette
extériorité dans le détail de ses évènements, il nous faut faire usage de
principes indémontrables (les fameux axiomes de la rationalité, l’obvie de
Quine). Le principe de non contradiction, le principe Ockhamien de parcimonie
des hypothèses, l’existence de natures et de substances permanentes, leur invariance et leur régularité, en sont
de bons exemples. Pour Nietzsche, on ne fait naître la rationalité qu’au prix
de fondations arbitraires et absurdes mais indispensables pour la
cohérence de notre édifice intellectuel collectif. Dans « Provenance du
logique » (Le Gai Savoir, §111),
il écrit :
« […] des quantités
innombrables d’êtres qui raisonnaient autrement que nous ne raisonnons
aujourd’hui ont péri […]. Celui qui par exemple ne savait pas trouver
suffisamment souvent le « même », en ce qui concerne la nourriture ou
en ce qui concerne les animaux hostiles, celui qui donc subsumait trop
lentement, ou se montrait trop prudent dans la subsomption, avait une
probabilité de survie plus faible que celui qui, dans tout ce qui était
semblable, devinait immédiatement le même. Mais le penchant prédominant à
traiter le semblable comme l’identique, penchant illogique –car il n’y a en soi
rien d’identique-, a le premier créé tous les fondements de la logique. Il
fallut de même, pour qu’apparaisse le concept de substance, qui est
indispensable à la logique, bien qu’au sens le plus strict, rien de réel ne lui
corresponde, que durant une longue période, on ne voie pas, on ne sente pas, ce
qu’il y a de changeant dans les choses. […] Le cours des pensées et des
conclusions logiques dans notre cerveau actuel correspond à un processus et à une
lutte de pulsions qui en soi et à titre individuel sont toutes très illogiques
et injustes. »
Pour Nietzsche, nos
représentations du monde, véhiculées par le langage, sont trompeuses car elles
reposent sur l’utilisation du concept, atome de la pensée abstraite. Deux
expériences non identiques sont reliées entre elles en figeant arbitrairement certaines
de leurs caractéristiques afin de forcer leur ressemblance et leur comparaison.
C’est ainsi que naît le concept : en postulant l’égalité de ce qui n’est
pas égal. Pour cela, il faut donc croire à la stabilité d’un monde découpé en
substances persistantes.
Dans Humain, trop humain, §19 (« Le Nombre »), Nietzsche
écrivait déjà que :
« L'invention des lois
numériques s'est faite à partir de l'erreur qui régna dès les origines, à
savoir qu'il existerait plusieurs choses identiques (mais en fait il n'y a rien
d'identique), que du moins il existerait des choses (mais il n'existe pas de
"chose"). Admettre une pluralité, c'est toujours postuler qu'il y a
quelque chose qui se présente plusieurs fois : mais c'est là justement que
l'erreur est déjà maîtresse, là que nous feignons déjà entités et unités qui
n'existent pas. - Nos perceptions de l'espace et du temps sont fausses parce
qu'elles conduisent par un examen conséquent à des contradictions logiques.
Toujours, dans toutes nos formules scientifiques, nous faisons inévitablement
entrer quelques grandeurs fausses en ligne de compte; mais ces grandeurs étant
du moins constantes, comme par exemple notre perception de l'espace et du
temps, les résultats de la science en reçoivent malgré tout une exactitude et
une certitude parfaites dans leur enchaînement entre eux; […] Lorsque Kant dit:
"L'entendement ne puise pas ses lois dans la nature, mais les prescrit à
celle-ci", c'est on ne peut plus vrai relativement au concept de nature
que nous sommes forcés de rattacher à celle-ci (nature = monde comme
représentation, c'est-à-dire comme erreur), mais qui ne représente que la
sommation d'une quantité d'erreurs de l'entendement. - A un monde qui n'est pas
notre représentation, les lois numériques sont tout à fait inapplicables :
elles n'ont cours que dans le monde de l'homme. »
A propos de la distinction
Kantienne entre phénomène et chose en soi, il ajoute dans Le livre du philosophe (LLDP) §101 :
« Nous ne pouvons rien dire
de la chose en soi parce que nous sommes privés à la base du point de vue du
connaissant, c’est-à-dire du mesurant. Une qualité existe pour nous, mesurée à
nous. Si nous retirons la mesure, qu’est donc encore la qualité ? Ce n’est
que par l’intermédiaire d’un sujet mesurant posé à côté d’elles qu’il faut
démontrer ce que sont les choses. Leur qualités en soi ne nous concernent pas,
mais leurs qualités pour autant qu’elles agissent sur nous ».
Ainsi, lorsqu’un arbre tombe dans une forêt et qu’il
n’y a personne pour l’entendre, produit-il des ondes de pression se propageant dans
l’air ?
L’investigation de la réalité sans observation empirique n’est par
définition pas physique. Elle est métaphysique.
La réponse à cette question est
donc : on ne peut pas savoir a moins
d’accepter d’utiliser des principes de parcimonie, d’invariance, etc … auquel cas seulement, la réponse sera
positive.
Et cette réponse vaut autant pour
un observateur humain que pour dispositif de mesure placé par un humain. Dans les
deux cas, il y a une question posée à la nature.
L’existence d’une réponse
constante, sans question préalable, est un pari métaphysique.
Les figures de Chladni dont parle Nietzsche (voir fin de l'article) sont-elles une représentation mathématique de ce qu'est le son ? Celui qui peut les voir peut-il aussi "les entendre" ? |
Clément Rosset et l’origine de la pensée transcendante.
Allons encore plus loin.
Pour commencer à penser, il faut
admettre l’idée, illogique selon Nietzsche, « qu’il existe des
choses ». Des choses comparables entre elles, qu’il est possible de
classer, de nommer, de relier ou au contraire de dissocier. Pour faire court,
il faut d’abord supposer qu’il existe une nature comme théâtre du déploiement
du monde et condition de l’intelligibilité de l’être.
Clément Rosset dans Logique du pire (PUF, 1971, p.81) écrit :
« En un sens plus profond, l’idée de Nature requiert l’idée d’une
intervention majeure, à un tout autre niveau : elle suppose qu’avant
l’Homme, avant qu’avec lui une pensée se constituât, il y avait un champ
d’existence déjà constitué, un être
muni de lois, d’ordre, d’enchainements, de nécessité (dont l’Homme ne pourra
s’aviser qu’après coup). Avant l’Homme, il y avait déjà un monde : fond
d’être, assise stable à partir de laquelle le phénomène humain prendra sa
signification et son relief. […] L’idée de nature est une idée préhistorique,
elle postule qu’avant l’histoire des Hommes, c’est-à-dire avant la pensée, il y
avait (et il subsiste toujours à titre partiel), de quoi penser à qui,
ultérieurement, serait amené à penser. Comme la constitution d’une pensée
signifie une capacité d’intervention dans la nature, la constitution de la
nature signifie que s’est manifestée une capacité d’intervention dans quelque
chose qui n’était pas nature mais chaos et hasard. »
Il ajoute plus loin (Ibid., p.81) que «loin de se référer au
hasard, elle (l’idée de nature) suppose un profond engagement théologique et téléologique,
d’ordre anthropocentrique, comme le sont tous les engagements
théologiques : elle suppose à l’origine de la nature une intervention
lointainement analogue à celle dont est capable la volonté […] »
Puis, il commente (Ibid., p.82) : « C’est l’idée de nature qui conduit à
l’idée de Dieu, et non l’inverse, parce qu’elle contient le thème originel d’où
dérivent toutes les religions : la reconnaissance d’une intervention
étrangère à l’Homme, d’un pouvoir efficace auquel l’Homme ne prend nulle part.
En prétendant remplacer les superstitions religieuses par un culte de la
nature, les libres penseurs du XVIIIème siècle ne faisaient que revenir aux
sources vives de la religion et de la superstition […]».
Alors, que reste-t-il de la science ?
Nietzsche rend malgré tout
hommage à notre capacité à déployer une pensée abstraite logique à propos du
chaos foisonnant du monde, sur la base de quelques piliers métaphysiques
arbitraires. Dans Le livre du philosophe (Aubier-Flammarion, 1965, III, p.125), il
écrit :
« Il faut ici admirer
l’Homme pour ce qu’il est un puissant génie de l’architecture qui réussit à
ériger, sur des fondements mouvants et en quelque sorte sur l’eau courante, un
dôme conceptuel infiniment compliqué : -en vérité pour trouver un point
d’appui sur de tels fondements, il faut que ce soit une construction comme
faite de fils d’araignée, assez fine pour être transportée avec le flot, assez
solide pour ne pas être dispersée au souffle du moindre vent ».
Il faut certes rendre hommage à
la pensée humaine mais « non pour
son instinct de vérité, ni pour la pure connaissance des choses. Si quelqu’un
cache une chose derrière un buisson, la recherche à cet endroit précis et la
trouve, il n’y a guère à louer dans cette recherche et cette découverte :
il en va de même pourtant de la recherche et de la découverte de la "vérité"
dans l’enceinte de la raison. Quand je donne la définition du mammifère et que
je déclare, après avoir examiné un chameau, "voici un mammifère", une
vérité a certes été mise au jour mais elle est néanmoins de valeur limitée, je
veux dire qu’elle est entièrement anthropomorphique et qu’elle ne contient pas
un seul point qui soit "vrai en soi", réel et valable
universellement, abstraction faite de l’Homme. Celui qui cherche de telles
vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde en les Hommes, il
aspire à une compréhension du monde en tant que chose humaine et obtient, dans
le meilleur des cas, le sentiment d’une assimilation. Semblable à l’astrologue
qui observait les étoiles au service des Hommes et en connexité avec leur bonheur
et leur malheur, un tel chercheur considère le monde entier comme lié aux
Hommes, comme l’écho infiniment brisé d’un son originel, celui de l’Homme,
comme la copie multipliée d’une image originelle, celle de l’Homme. » (Ibid.,
p.125)
Un doute plane sur le langage même.
D'autres exemples de figures de Chladni. Parce que c'est beau. |
Nietzsche va même jusqu’à faire
preuve desuspicion envers le lien réaliste qui existe entre le
langage et le monde. En cela, il devance de près d’un siècle les travaux
ultérieurs de la philosophie post-analytique américaine (Quine, Rorty …). Il
écrit :
« Et en outre, qu’en est-il
de ces conventions du langage ? Sont-elles peut-être des témoignages de la
connaissance, du sens de la vérité ? Les désignations et les choses
coïncident-elles ? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les
réalités ? […] S’il ne veut pas se contenter de la vérité dans la forme de
la tautologie, c’est-à-dire se contenter de cosses vides, il échangera
éternellement des illusions pour des vérités. Qu’est-ce qu’un mot ? La
représentation sonore d’une excitation nerveuse dans les phonèmes. Mais
conclure d’une excitation nerveuse à une cause extérieure à nous, c’est déjà le
résultat d’une application fausse et injustifiée du principe de raison. Comment
aurions-nous le droit, si la vérité avait été seule déterminante dans la genèse
du langage, et le point de vue de la certitude dans les désignations, comment aurions-nous
donc le droit de dire : la pierre est dure : comme si "dure"
nous était encore connu autrement et pas seulement comme une excitation toute
subjective. […] Quelles délimitations arbitraires ! Quelles préférences
partiales, tantôt de telle propriétés d’une chose, tantôt de telle autre.
Comparées entre elles, les différentes langues montrent qu'on ne parvient
jamais par les mots à la vérité, ni à une expression adéquate: sans cela il n'y
aurait pas de si nombreuses langues. La "chose en soi" (ce serait
justement la pure vérité sans conséquences), même pour celui qui façonne la
langue, est complètement insaisissable et ne vaut pas les efforts qu'elle
exigerait. Il désigne seulement les relations des choses aux hommes et s'aide
pour leur expression des métaphores les plus hardies. Transposer d'abord une
excitation nerveuse en une image ! Première métaphore. L'image à nouveau
transformée en un son articulé ! Deuxième métaphore. Et chaque fois saut
complet d'une sphère dans une sphère tout autre et nouvelle. On peut s'imaginer
un homme qui soit totalement sourd et qui n'ait jamais eu une sensation sonore
ni musicale : de même qu'il s'étonne des figures acoustiques de Chladni dans le
sable, trouve leur cause dans le tremblement des cordes et jurera ensuite là‑dessus
qu'il doit maintenant savoir ce que les hommes appellent le "son",
ainsi en est‑il pour nous tous du langage. Nous croyons savoir quelque chose
des choses elles‑mêmes quand nous parlons d'arbres, de couleurs, de neige et de
fleurs et nous ne possédons cependant rien que des métaphores des choses, qui
ne correspondent pas du tout aux entités originelles. Comme le son en tant que
figure de sable, l'X énigmatique de la chose en soi est prise une fois comme
excitation nerveuse, ensuite comme image, enfin comme son articulé. Ce n'est en
tout cas pas logiquement que procède la naissance du langage et tout le
matériel à l'intérieur duquel et avec lequel l'homme de la vérité, le savant,
le philosophe, travaille et construit par la suite, s'il ne provient pas de
Coucou‑les‑nuages, ne provient pas non plus en tout cas de l'essence des
choses. » (Ibid., p.120)
Plus loin, p.127, il enfonce
magistralement et définitivement le clou. Il faut dire qu’il a l’habitude de
philosopher à coups de marteau :
« Tout homme à qui de telles
considérations sont familières a certainement éprouvé une profonde méfiance à
l'égard de tout idéalisme de ce genre chaque fois qu'il a eu l'occasion de se
convaincre très clairement de l'éternelle conséquence, de l'omniprésence et de
l'infaillibilité des lois de la nature ; il a tiré la conclusion : ici, que
nous pénétrions, dans la hauteur du monde télescopique et dans la profondeur du
monde microscopique, tout est si sûr, accompli, infini, conforme aux lois et
sans lacune ; la science aura éternellement à creuser avec succès dans ce puits
et tout ce que l'on trouvera concordera et rien ne se contredira. Combien peu
cela ressemble à un produit de l'imagination : car si cela était, cela devrait
laisser deviner quelque part l'apparence et l'irréalité. Contre quoi il faut
dire : si nous avions, chacun pour soi, une sensation de nature différente, nous
pourrions percevoir nous-mêmes tantôt comme oiseau, tantôt comme ver, tantôt
comme plante, ou bien si l'un de nous voyait la même excitation comme rouge,
l'autre comme bleu, si un troisième l'entendait même comme son, personne ne
parlerait alors d'une telle légalité de la nature, mais la concevrait seulement
comme une création hautement subjective. Ensuite : qu'est-ce pour nous, en
général, qu'une loi naturelle ? Elle ne nous est pas connue en soi mais
seulement dans ses effets, c'est-à-dire dans ses relations avec d'autres lois
de la nature, qui ne nous sont connues à leur tour que comme des sommes de
relations. Donc toutes ses relations ne font que renvoyer toujours de nouveau
de l'un à l'autre et, en ce qui concerne leur essence, nous sont complètement
incompréhensibles ; seul ce que nous apportons, le temps, l'espace,
c'est-à-dire des relations de succession et de nombres, nous en est réellement
connus. Mais tout ce qui est merveilleux et que nous regardons justement avec
étonnement dans les lois de la nature, ce qui commande notre explication et
pourrait nous conduire à la méfiance envers l'idéalisme, ne se trouve
précisément que dans la seule rigueur mathématique, dans la seule inviolabilité
des représentations de l'espace et du temps.
Or nous produisons celles-ci en
nous et hors de nous avec cette nécessité selon laquelle l'araignée tisse sa
toile ; si nous sommes contraints d'en concevoir toutes les choses que sous ces
formes-là, il ne faut alors plus s'étonner que nous ne saisissions précisément
que ces formes-là : car elles doivent toutes porter en elle les lois du nombre
et le nombre est précisément ce qu'il y a de plus étonnant dans les choses.
Toute la légalité qui nous en
impose dans le cours des astres et dans le processus chimique coïncide au fond
avec ces propriétés que nous apportons nous-mêmes aux choses, si bien que, de
ce fait, nous nous en imposons nous-mêmes. » (Ibid., p.127)
Conclusion :
Il pourrait sembler absurde de se
demander si la loi de la gravitation continue de produire son effet sur les
arbres que nous n’observons pas. On pourrait remonter encore plus loin la
chaîne causale des évènements, descendre encore plus profondément dans les
niveaux d’explication. Mais ainsi, nous ne ferions que tourner en rond et errer
indéfiniment dans l’obvie de Quine. Nous reviendrions sans cesse aux
présupposés et principes métaphysiques qui fondent la rationalité et que nous
avons appris à considérer comme des piliers irrévocables de notre discours. Ne
pas s’apercevoir de cela reviendrait à se prendre pour le centre du monde. Mais
en un sens nous serions pardonnés : nombreux sont les philosophes à nous
avoir prévenu qu’il n’y a, au fond, pas vraiment d’alternative.
Ce que nous appelons « monde »
est donc autant le résultat de nos représentations mentales que d’une
nécessité extérieure. Cette remarque est un corollaire direct du fait que nous
n'avons pas accès à la chose en soi mais seulement au phénomène. Croire à
l’existence d’un monde en soi est donc un acte de foi, un pari
métaphysique : celui du réalisme. Une fois les termes de ce pari acceptés,
la science nous permet de décrire le monde extérieur via la formalisation de
nos représentations. En cela, elle produit des connaissances objectives au sens
Kantien, de sorte que le plus grand nombre puisse s'y référer. Ainsi, la
science possède une très forte valeur normative. C'est pour cela qu'elle
occasionne de la défiance mais c'est aussi ce qui fonde son efficacité. Elle
rend le réel praticable car prédictible et permet aux Hommes d'en partager une
expérience qui, d’empirique et subjective, devient conceptuelle et sociale.
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