Le visage sur Mars, un exemple
célèbre de paréidolie.
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Paréidolie : «Type
d’illusion qui fait qu’un stimulus vague ou ambigu est perçu comme clair et
distinct par un individu. Autrement dit, tendance instinctive à trouver des
formes familières dans des images désordonnées » (source : https://fr.wiktionary.org/wiki/par%C3%A9idolie)
Il semble évident que le monde
physique extérieur existe indépendamment de la réalité sociale du langage. Il
contraint notre action de par la nécessité causale qui le caractérise (des régularités
ou des structures causales existent hors de nous) mais il y a diverses manières
d’organiser et de formaliser notre réponse à cette nécessité. Cette réponse
s’élabore autour d’un noyau contingent –l’obvie- qui une fois adopté sert de fondement à l’élaboration d’un
système de prédiction des phénomènes physiques. Les conditions de ce
« choix » de l’obvie relèvent de l’anthropologie sociale. Au cours de
la lente coagulation historique des concepts et des idées, certaines
constructions théoriques peuvent se révéler plus efficaces que d’autres pour la
maîtrise technique de notre milieu de
vie. Mais l’origine de cette supériorité pragmatique ne devrait pas être pensée
comme la correspondance asymptotique entre notre science et une insaisissable réalité
en soi, extra-théorique, puisque la notion d’efficacité est toujours relative à
des pratiques locales. De manière générale, un système scientifique se
développe et perdure lorsqu’un petit nombre de causes, intégrées dans un réseau
théorique cohérent, permet de prédire un grand nombre d’effets. Les
mathématiques, comme entreprise de formalisation et de production de
« mobiles immuables »
aident grandement à cela.
Quoi de plus important, en effet,
pour le groupe humain, que la survie et la perpétuation dans son milieu ?
La reproduction (matérielle et physiologique) d’abord, la vérité-correspondance
ensuite ! Dans ces conditions, n’est vrai que ce qui s’inscrit en tant que
condition de vie.
Objectivité et uniformité sociale.
Quine, dans Le mot et la chose, se demande comment un ensemble disparate d’individus,
appréhendant le monde par le biais de leur subjectivité, peuvent en arriver à
s’accorder sur des notions réputées objectives. Dans ce processus
d’uniformisation, le langage joue un rôle majeur. Il écrit :
« L’uniformité qui nous unit dans la communication et dans la croyance est
une uniformité de certaines structures résultantes, laquelle recouvre une
diversité chaotique subjective de connexions entre les mots et l’expérience.
L’uniformité se produit lorsqu’elle a une importance sociale ; c’est
pourquoi elle le fait davantage pour certaines des circonstances qui
accompagnent les élocutions, à savoir les circonstances marquantes sur le plan
intersubjectif, que pour les circonstances qui sont marquantes du seul point de
vue du sujet privé. » (W.V.O. Quine, Le mot et la chose, p.34, champs-essais, Flammarion, 1977).
L’objectivité est donc un produit
du langage qu’il faut penser comme le résultat de l’interaction entre plusieurs
subjectivités. Il s’agit davantage d’un ajustement collectif que d’une
propriété intrinsèque à la réalité en soi. Plus loin, Quine ajoute :
« Plusieurs individus élevés dans le même milieu linguistique se
ressembleront entre eux comme ces arbustes qu'on taille en forme d'éléphant.
Autant d'arbustes, autant d'arrangements différents de branches maîtresses et
de rameaux aboutissant en gros à la même silhouette éléphantine : le détail
anatomique diffère entre chaque buisson, mais de l'extérieur le résultat est le
même. » (Ibid., p.35)
Pour expliquer ces citations, je
me représente une grande esplanade investie d’une foule immense, un jour de
concert par exemple. Les gens sont debout, esquissent quelques pas de danse. La
fête bat son plein. Ici, des groupes et des ilots semblent s’être formés tandis
que là, les spectateurs sont répartis d’une manière plutôt désorganisée.
Supposons à présent que je doive traverser cette foule de part en part. Je
tente alors de me frayer un chemin parmi la multiplicité chaotique de cette
masse hétéroclite et grouillante. Dans le désordre apparent, je remarque
rapidement des couloirs et des passages plus praticables que d’autres, qui
s’ouvrent et se ferment à mesure qu’on les emprunte. Des passages par lesquels
mon corps sera susceptible de se faufiler sans outrepasser les limites de la
promiscuité ni heurter l’espace personnel de chacun. Il est d’ailleurs probable
que cette ébauche d’organisation résulte d’un processus collectif largement
inconscient dont la clé se trouve dans le respect des distances sociales, c’est-à-dire
dans notre culture et nos coutumes. Si maintenant je suis un enfant qui s’amuse
à traverser cette foule, ne verrai-je pas dans ce labyrinthe, en plus des
couloirs évidents mais éphémères que tout adulte aperçoit et module selon sa
propre disposition, d’innombrables chemins supplémentaires ? Entre les
pieds de ce grand monsieur, sous la poussette de cette dame, entre ces deux
barrières de métal : c’est tout un monde à explorer. Des chemins de
traverse que seuls les enfants de mon gabarit peuvent arpenter. Mais bientôt
voilà que l’on m’attrape par le col : « ne passe pas par
ici ! Assieds-toi. ». Puis très vite : « ne reste pas dans
le passage ! ». Mais de quel passage parle-t-on ? Il n’y a ici
aucun passage privilégié, seulement une immense esplanade, c’est-à-dire tous
les passages possibles ! Dans l’esprit des gens pourtant, il y a des
chemins objectifs et toute une topographie à respecter. C’est la foule
innombrable des individus, tour à tour acteurs et spectateurs, passifs et
actifs, immobiles et en mouvement, qui crée ces chemins. Si l’on décide
–consciemment ou non- qu’il y a un ordre dans ce capharnaüm et qu’il faut
« substituer à la simplicité chaotique de l’existence la complication
ordonnée d’un monde » (Clément Rosset, L’anti
Nature), sur quels critères se base-t-on exactement ? Cet accord
commun et tacite à propos des distances sociales est-il entièrement contingent,
ancré en nous par le hasard des processus biologiques ayant engendré le
développement de la vie humaine en communauté, comme le postule la logique de
la sélection naturelle ?
Il en est ainsi du critère
d’objectivité : est objectif un énoncé qui pourra être corroboré par le
plus grand nombre et dont la représentation est commune à un maximum
d’individus.
Clément Rosset, dans l’Antinature, explore plus en profondeur
la généalogie de l’objectivité dans les sciences de la nature et remarque
qu’elle n’échappe pas à une certaine forme irréductible d’idéologie. En tant
qu’elle se trouve liée aux notions d’ordre et de vérité, l’objectivité définit ce
qui est la norme et ce qui s’en écarte. Ce faisant, elle révèle le noyau de
croyance (i.e. d’obvie) transcendante
qu’elle partage avec la religion. J’avais développé ce point dans le précédent article. Rosset écrit donc, non sans
rappeler l’illusion de paréidolie, que: « […]l’idéologie en général est
indifférente au contenu des thèmes qu’elle « monte » en systèmes
religieux, ne s’intéressant qu’à sa faculté d’intégrer des données éparses en
un système d’ordre interprétateur et explicatif. L’idéologie (ou la religion)
définit ainsi non un contenu de croyances –celui-ci périssable- mais le mode de
la croyance elle-même –celui-ci impérissable- qui lui permet, quel que soit le
tissu offert à son action, d’y déceler les traces d’un ordre ayant précédé et
rendu possible son existence. Et, si l’on considère comme spécifique du
« rationalisme » la volonté d’attribuer à toute existence une raison
d’exister, on pourra en conclure que l’essence de la religion se confond avec
l’essence du rationalisme (religion, rationalisme, naturalisme apparaissant
finalement comme termes synonymes). » (L’anti-nature,
p.41, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1973)
Ceci marque la synthèse de notre
analyse à propos du naturalisme et de la présence de l’idée de transcendance
dans les sciences modernes en occident.
Conclusion
Ainsi, le critère d’objectivité
est d’abord intimement lié au corps humain, à ses perspectives d’action, puis à
une culture donnée (dans l’occident moderne, cette culture est le naturalisme).
C’est-à-dire à un mode vraisemblablement contingent d’interprétation de la réalité.
La science, si elle est objective en ce sens, permet aussi de souder la
communauté qui la pratique en proposant un réseau finement tramé de relations
logiques cohérentes. In fine, cela
permet de cristalliser et de partager une vision unifiée du monde afin d’en
retirer un moyen d’action sur le réel. La recherche de cohérence est
fondamentale. On la retrouve par exemple dans le principe logique de
non-contradiction, dont la réfutation Poppérienne est une variante (un énoncé
général ne peut pas être contredit par l’un de ses cas particuliers). La
cohérence est un produit du langage, qui s’adapte aux pratiques, aux époques et
à ses représentations. On entendra souvent dire : « puisque la
science permet de faire des prédictions et fonctionne comme levier d’action
efficace sur le monde réel, alors c’est qu’elle touche au vrai, à l’essence du de
la réalité et donc qu’elle est objective ». Certes. Mais comme je l’ai
déjà mentionné, les notions d’utilité et d’efficacité sont des jugements
relatifs à un contexte local. La science se construit en vue de cette
efficacité, ce n’est pas l’efficacité qui émerge à partir d’une connaissance
neutre. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver, dans les produits de la
science, ce que l’on y avait apporté dès le départ ! Affirmons avec A.
Chalmers qu’« en outre, les jugements concernant les buts sont eux-mêmes
relatifs à une situation sociale. Les jugements sur les buts de quelque branche
absconse de la logique mathématique ou de la philosophie analytique, en termes
de plaisir esthétique qu’elle peut apporter à ceux qui y participent, peuvent
avoir une valeur considérable au sein d’une classe privilégiée d’une société opulente,
mais n’auront que peu de prix aux yeux d’une classe opprimée d’un pays du tiers
monde. » (Qu’est ce que la science ?,
A. Chalmers, p.263, La Découverte Paris, 1987).
En cela, la science est peut-être
une paréidolie. A travers ses théories et les postulats métaphysiques qui les
sous-tendent, L’Homme ne fait jamais que se retrouver lui-même. Et les visages
dans les nuages nous en disent davantage sur celui qui les distingue que sur
les divinités qui peuplent les cieux.
Les technosciences rendent la
réalité prédictible donc profitable aux hommes. Voilà pourquoi elles perdurent,
comme un sous-produit du langage c'est-à-dire comme entreprise de normalisation
du monde. C’est l’hypothèse que je juge la plus
économe du point de vue métaphysique car elle se dispense du saut dans le vide
du réalisme basique, qui parie presque arbitrairement sur une adéquation parfaite
entre les entités théoriques et la « réalité en soi » constituée
« d’objets physiques ». Ma proposition « proto-pragmatiste »
s’inscrit au contraire dans une logique de naturalisation de l’épistémologie et
respecte la diversité des rapports humains au réel. Elle est adaptable, souple
et explique adéquatement le développement des théories scientifiques.
Il y aurait beaucoup d’autres
arguments à donner pour asseoir solidement cette façon de voir les choses. Je
conseille ainsi au lecteur désireux d’approfondir sa compréhension du sujet de
lire les Conséquences du pragmatisme,
de Richard Rorty. Cet ouvrage m’a beaucoup marqué et beaucoup dérouté. Pour
tout dire, il a même profondément dérangé le physicien et le rationaliste naïf qu’une
décennie d’éducation et d’endoctrinement scientifique avait implanté en moi. Mais
après tout, n’est-ce pas le but de la philosophie que de continuellement
rebattre les cartes de nos modalités de rapport au monde ?
Pour finir, je laisserai le
dernier mot à Nietzsche qui, comme à son habitude, résume en quelques phrases
percutantes ce que d’autres développent dans de longues démonstrations.
« […] ce que nous appelons actuellement le monde est le résultat d’une
foule d’erreurs et de fantasmes qui ont pris progressivement naissance au cours
de l’évolution globale des êtres organisés, se sont accrus en s’enchevêtrant et
nous sont maintenant légués à titre de trésors accumulés de tout le passé, -
oui, trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce
monde de la représentation, la science exacte ne peut effectivement nous délivrer
que dans une mesure restreinte –aussi bien, ce n’est pas chose souhaitable-,
pour autant qu’elle est incapable de briser pour l’essentiel la puissance
d’habitudes archaïques de la sensibilité : mais elle peut très
progressivement et graduellement éclairer l’histoire de la genèse de ce monde
comme représentation – et pour quelques instants au moins, nous élever
au-dessus de son déroulement tout entier. Peut-être reconnaîtrons-nous alors
que la chose en soi est bien digne d’un rire homérique, elle qui paraissait
être tant, voire tout, et à vrai dire est vide, vide de sens. »
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