samedi 27 avril 2019

La science : une paréidolie ?

Visage, Mars, Paréidolie.
Le visage sur Mars, un exemple célèbre de paréidolie. 
Paréidolie : «Type d’illusion qui fait qu’un stimulus vague ou ambigu est perçu comme clair et distinct par un individu. Autrement dit, tendance instinctive à trouver des formes familières dans des images désordonnées » (source : https://fr.wiktionary.org/wiki/par%C3%A9idolie)

Il semble évident que le monde physique extérieur existe indépendamment de la réalité sociale du langage. Il contraint notre action de par la nécessité causale qui le caractérise (des régularités ou des structures causales existent hors de nous) mais il y a diverses manières d’organiser et de formaliser notre réponse à cette nécessité. Cette réponse s’élabore autour d’un noyau contingent –l’obvie- qui une fois adopté sert de fondement à l’élaboration d’un système de prédiction des phénomènes physiques. Les conditions de ce « choix » de l’obvie relèvent de l’anthropologie sociale. Au cours de la lente coagulation historique des concepts et des idées, certaines constructions théoriques peuvent se révéler plus efficaces que d’autres pour la maîtrise technique de notre milieu de vie. Mais l’origine de cette supériorité pragmatique ne devrait pas être pensée comme la correspondance asymptotique entre notre science et une insaisissable réalité en soi, extra-théorique, puisque la notion d’efficacité est toujours relative à des pratiques locales. De manière générale, un système scientifique se développe et perdure lorsqu’un petit nombre de causes, intégrées dans un réseau théorique cohérent, permet de prédire un grand nombre d’effets. Les mathématiques, comme entreprise de formalisation et de production de « mobiles immuables » aident grandement à cela. 


Quoi de plus important, en effet, pour le groupe humain, que la survie et la perpétuation dans son milieu ? La reproduction (matérielle et physiologique) d’abord, la vérité-correspondance ensuite ! Dans ces conditions, n’est vrai que ce qui s’inscrit en tant que condition de vie.


Objectivité et uniformité sociale.


Quine, dans Le mot et la chose, se demande comment un ensemble disparate d’individus, appréhendant le monde par le biais de leur subjectivité, peuvent en arriver à s’accorder sur des notions réputées objectives. Dans ce processus d’uniformisation, le langage joue un rôle majeur. Il écrit : « L’uniformité qui nous unit dans la communication et dans la croyance est une uniformité de certaines structures résultantes, laquelle recouvre une diversité chaotique subjective de connexions entre les mots et l’expérience. L’uniformité se produit lorsqu’elle a une importance sociale ; c’est pourquoi elle le fait davantage pour certaines des circonstances qui accompagnent les élocutions, à savoir les circonstances marquantes sur le plan intersubjectif, que pour les circonstances qui sont marquantes du seul point de vue du sujet privé. » (W.V.O. Quine, Le mot et la chose, p.34, champs-essais, Flammarion, 1977).

L’objectivité est donc un produit du langage qu’il faut penser comme le résultat de l’interaction entre plusieurs subjectivités. Il s’agit davantage d’un ajustement collectif que d’une propriété intrinsèque à la réalité en soi. Plus loin, Quine ajoute : « Plusieurs individus élevés dans le même milieu linguistique se ressembleront entre eux comme ces arbustes qu'on taille en forme d'éléphant. Autant d'arbustes, autant d'arrangements différents de branches maîtresses et de rameaux aboutissant en gros à la même silhouette éléphantine : le détail anatomique diffère entre chaque buisson, mais de l'extérieur le résultat est le même. » (Ibid., p.35)


Pour expliquer ces citations, je me représente une grande esplanade investie d’une foule immense, un jour de concert par exemple. Les gens sont debout, esquissent quelques pas de danse. La fête bat son plein. Ici, des groupes et des ilots semblent s’être formés tandis que là, les spectateurs sont répartis d’une manière plutôt désorganisée. Supposons à présent que je doive traverser cette foule de part en part. Je tente alors de me frayer un chemin parmi la multiplicité chaotique de cette masse hétéroclite et grouillante. Dans le désordre apparent, je remarque rapidement des couloirs et des passages plus praticables que d’autres, qui s’ouvrent et se ferment à mesure qu’on les emprunte. Des passages par lesquels mon corps sera susceptible de se faufiler sans outrepasser les limites de la promiscuité ni heurter l’espace personnel de chacun. Il est d’ailleurs probable que cette ébauche d’organisation résulte d’un processus collectif largement inconscient dont la clé se trouve dans le respect des distances sociales, c’est-à-dire dans notre culture et nos coutumes. Si maintenant je suis un enfant qui s’amuse à traverser cette foule, ne verrai-je pas dans ce labyrinthe, en plus des couloirs évidents mais éphémères que tout adulte aperçoit et module selon sa propre disposition, d’innombrables chemins supplémentaires ? Entre les pieds de ce grand monsieur, sous la poussette de cette dame, entre ces deux barrières de métal : c’est tout un monde à explorer. Des chemins de traverse que seuls les enfants de mon gabarit peuvent arpenter. Mais bientôt voilà que l’on m’attrape par le col : « ne passe pas par ici ! Assieds-toi. ». Puis très vite : « ne reste pas dans le passage ! ». Mais de quel passage parle-t-on ? Il n’y a ici aucun passage privilégié, seulement une immense esplanade, c’est-à-dire tous les passages possibles ! Dans l’esprit des gens pourtant, il y a des chemins objectifs et toute une topographie à respecter. C’est la foule innombrable des individus, tour à tour acteurs et spectateurs, passifs et actifs, immobiles et en mouvement, qui crée ces chemins. Si l’on décide –consciemment ou non- qu’il y a un ordre dans ce capharnaüm et qu’il faut « substituer à la simplicité chaotique de l’existence la complication ordonnée d’un monde » (Clément Rosset, L’anti Nature), sur quels critères se base-t-on exactement ? Cet accord commun et tacite à propos des distances sociales est-il entièrement contingent, ancré en nous par le hasard des processus biologiques ayant engendré le développement de la vie humaine en communauté, comme le postule la logique de la sélection naturelle ?


Il en est ainsi du critère d’objectivité : est objectif un énoncé qui pourra être corroboré par le plus grand nombre et dont la représentation est commune à un maximum d’individus. 


Clément Rosset, dans l’Antinature, explore plus en profondeur la généalogie de l’objectivité dans les sciences de la nature et remarque qu’elle n’échappe pas à une certaine forme irréductible d’idéologie. En tant qu’elle se trouve liée aux notions d’ordre et de vérité, l’objectivité définit ce qui est la norme et ce qui s’en écarte. Ce faisant, elle révèle le noyau de croyance (i.e. d’obvie) transcendante qu’elle partage avec la religion. J’avais développé ce point dans le précédent article. Rosset écrit donc, non sans rappeler l’illusion de paréidolie, que: « […]l’idéologie en général est indifférente au contenu des thèmes qu’elle « monte » en systèmes religieux, ne s’intéressant qu’à sa faculté d’intégrer des données éparses en un système d’ordre interprétateur et explicatif. L’idéologie (ou la religion) définit ainsi non un contenu de croyances –celui-ci périssable- mais le mode de la croyance elle-même –celui-ci impérissable- qui lui permet, quel que soit le tissu offert à son action, d’y déceler les traces d’un ordre ayant précédé et rendu possible son existence. Et, si l’on considère comme spécifique du « rationalisme » la volonté d’attribuer à toute existence une raison d’exister, on pourra en conclure que l’essence de la religion se confond avec l’essence du rationalisme (religion, rationalisme, naturalisme apparaissant finalement comme termes synonymes). » (L’anti-nature, p.41, Presses Universitaires de France, Quadrige, 1973) 


Ceci marque la synthèse de notre analyse à propos du naturalisme et de la présence de l’idée de transcendance dans les sciences modernes en occident.


Conclusion


Ainsi, le critère d’objectivité est d’abord intimement lié au corps humain, à ses perspectives d’action, puis à une culture donnée (dans l’occident moderne, cette culture est le naturalisme). C’est-à-dire à un mode vraisemblablement contingent d’interprétation de la réalité. La science, si elle est objective en ce sens, permet aussi de souder la communauté qui la pratique en proposant un réseau finement tramé de relations logiques cohérentes. In fine, cela permet de cristalliser et de partager une vision unifiée du monde afin d’en retirer un moyen d’action sur le réel. La recherche de cohérence est fondamentale. On la retrouve par exemple dans le principe logique de non-contradiction, dont la réfutation Poppérienne est une variante (un énoncé général ne peut pas être contredit par l’un de ses cas particuliers). La cohérence est un produit du langage, qui s’adapte aux pratiques, aux époques et à ses représentations. On entendra souvent dire : « puisque la science permet de faire des prédictions et fonctionne comme levier d’action efficace sur le monde réel, alors c’est qu’elle touche au vrai, à l’essence du de la réalité et donc qu’elle est objective ». Certes. Mais comme je l’ai déjà mentionné, les notions d’utilité et d’efficacité sont des jugements relatifs à un contexte local. La science se construit en vue de cette efficacité, ce n’est pas l’efficacité qui émerge à partir d’une connaissance neutre. Aussi n’est-il pas étonnant de trouver, dans les produits de la science, ce que l’on y avait apporté dès le départ ! Affirmons avec A. Chalmers qu’« en outre, les jugements concernant les buts sont eux-mêmes relatifs à une situation sociale. Les jugements sur les buts de quelque branche absconse de la logique mathématique ou de la philosophie analytique, en termes de plaisir esthétique qu’elle peut apporter à ceux qui y participent, peuvent avoir une valeur considérable au sein d’une classe privilégiée d’une société opulente, mais n’auront que peu de prix aux yeux d’une classe opprimée d’un pays du tiers monde. » (Qu’est ce que la science ?, A. Chalmers, p.263, La Découverte Paris, 1987).


En cela, la science est peut-être une paréidolie. A travers ses théories et les postulats métaphysiques qui les sous-tendent, L’Homme ne fait jamais que se retrouver lui-même. Et les visages dans les nuages nous en disent davantage sur celui qui les distingue que sur les divinités qui peuplent les cieux.


Les technosciences rendent la réalité prédictible donc profitable aux hommes. Voilà pourquoi elles perdurent, comme un sous-produit du langage c'est-à-dire comme entreprise de normalisation du monde. C’est l’hypothèse que je juge la plus économe du point de vue métaphysique car elle se dispense du saut dans le vide du réalisme basique, qui parie presque arbitrairement sur une adéquation parfaite entre les entités théoriques et la « réalité en soi » constituée « d’objets physiques ». Ma proposition « proto-pragmatiste » s’inscrit au contraire dans une logique de naturalisation de l’épistémologie et respecte la diversité des rapports humains au réel. Elle est adaptable, souple et explique adéquatement le développement des théories scientifiques.


Il y aurait beaucoup d’autres arguments à donner pour asseoir solidement cette façon de voir les choses. Je conseille ainsi au lecteur désireux d’approfondir sa compréhension du sujet de lire les Conséquences du pragmatisme, de Richard Rorty. Cet ouvrage m’a beaucoup marqué et beaucoup dérouté. Pour tout dire, il a même profondément dérangé le physicien et le rationaliste naïf qu’une décennie d’éducation et d’endoctrinement scientifique avait implanté en moi. Mais après tout, n’est-ce pas le but de la philosophie que de continuellement rebattre les cartes de nos modalités de rapport au monde ?


Pour finir, je laisserai le dernier mot à Nietzsche qui, comme à son habitude, résume en quelques phrases percutantes ce que d’autres développent dans de longues démonstrations.


« […] ce que nous appelons actuellement le monde est le résultat d’une foule d’erreurs et de fantasmes qui ont pris progressivement naissance au cours de l’évolution globale des êtres organisés, se sont accrus en s’enchevêtrant et nous sont maintenant légués à titre de trésors accumulés de tout le passé, - oui, trésor : car la valeur de notre humanité repose là-dessus. De ce monde de la représentation, la science exacte ne peut effectivement nous délivrer que dans une mesure restreinte –aussi bien, ce n’est pas chose souhaitable-, pour autant qu’elle est incapable de briser pour l’essentiel la puissance d’habitudes archaïques de la sensibilité : mais elle peut très progressivement et graduellement éclairer l’histoire de la genèse de ce monde comme représentation – et pour quelques instants au moins, nous élever au-dessus de son déroulement tout entier. Peut-être reconnaîtrons-nous alors que la chose en soi est bien digne d’un rire homérique, elle qui paraissait être tant, voire tout, et à vrai dire est vide, vide de sens. » 

Nietzsche, Humain, trop humain, 16.

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