Basquiat, Riding With Death, 1988 |
« On va
quand même pas faire des enfants dans un monde pareil !? » Pour Hans
Jonas, le droit que nous avons de faire exister des êtres semblables à nous
sans leur demander leur avis repose sur l'obligation de leur accorder par
avance un droit d'accusation rétroactif.
Troisième et dernier volet de la trilogie consacrée à l'éthique. Cliquez ici pour lire le I et ici pour le II.
A la menace avérée de notre propre disparition liée à un effondrement écologique global s’ajoute désormais l’angoisse de mettre des enfants au monde, de peur que leurs conditions de vie soient bien pires que celles que nous connaissons aujourd’hui. L’Homo Sapiens, mince fil tendu dans le chaos de la matière organique, n’est qu’une forme de vie animale parmi d’autres. Et comme le disait Nietzsche, la vie est elle-même une variété de la mort, une variété très rare. Ainsi, notre existence oscille entre deux sources également mystérieuses, l’une émettrice, créatrice –la natalité- et l’autre destructrice, dévorante –la mortalité. Se pourrait-il que la première soit bientôt tarie, entraînant la fin du cycle de perpétuation de notre espèce ? Les sciences et la technique moderne doivent-elles être invoquées pour résoudre ce problème ou nous faut-il revenir aux commandements religieux ? Dans tous les cas, un saut dans la métaphysique s’impose. A vos parachutes.
Du « il
y a » au « on doit », l’ancienne morale n’a plus cours.
Comme l’écrit Hans Jonas, « la
technologie reçoit une signification éthique par la place centrale qu'elle
occupe désormais dans la vie subjective des fins humaines » (Hans Jonas, Le principe responsabilité, p.36, Champs
Flammarion, 1990).
Jacques Ellul, l'avait déjà mentionné : avec le système technicien, nous voilà pris dans une boucle sans fin qui nous oblige à mettre en œuvre toujours plus de dispositifs afin de pallier les effets imprévisibles induits par un environnement devenu lui-même artificiel. En réglant ainsi continuellement des problèmes qu'elle a elle-même contribué à créer, la technique moderne (qui est un couplage institutionnel entre les pratiques scientifiques et le mode de production capitaliste) se rend toujours plus indispensable dans la société et dans nos vies. La dimension technique de notre rapport au réel prend le pas sur toutes les autres et amène ainsi un rétrécissement du concept que l'Homme a de lui-même. Avec la transformation de la technè en la technique moderne, c'est l'homo faber qui s'impose « dans la constitution interne de l'homo sapiens, dont il était autrefois une partie servile » (Ibid., p.36). Ce changement anthropologique profond doit dès lors s'accompagner de valeurs morales nouvelles et d'une législation adaptée à la mesure des potentialités destructrices globalisées qu'il induit.
Face au risque d'effondrement, il faut désormais des lois assurant rien de moins que l'existence d'un monde pour les générations futures.
Jacques Ellul, l'avait déjà mentionné : avec le système technicien, nous voilà pris dans une boucle sans fin qui nous oblige à mettre en œuvre toujours plus de dispositifs afin de pallier les effets imprévisibles induits par un environnement devenu lui-même artificiel. En réglant ainsi continuellement des problèmes qu'elle a elle-même contribué à créer, la technique moderne (qui est un couplage institutionnel entre les pratiques scientifiques et le mode de production capitaliste) se rend toujours plus indispensable dans la société et dans nos vies. La dimension technique de notre rapport au réel prend le pas sur toutes les autres et amène ainsi un rétrécissement du concept que l'Homme a de lui-même. Avec la transformation de la technè en la technique moderne, c'est l'homo faber qui s'impose « dans la constitution interne de l'homo sapiens, dont il était autrefois une partie servile » (Ibid., p.36). Ce changement anthropologique profond doit dès lors s'accompagner de valeurs morales nouvelles et d'une législation adaptée à la mesure des potentialités destructrices globalisées qu'il induit.
Face au risque d'effondrement, il faut désormais des lois assurant rien de moins que l'existence d'un monde pour les générations futures.
Mais comment fonder l'obligation
morale qu'un tel monde, approprié à l'habitation humaine, existe ? Même s'il se
présente de prime abord comme un but souhaitable, cet axiome universel semble
indémontrable sur la base de la morale traditionnelle. Pour l'éthique de la simultanéité d'autrefois, « la présence de l'homme dans le monde était une
donnée première d'où toute idée de l'obligation dans le comportement humain
prenait son départ. Désormais elle est devenue elle-même un objet
d'obligation » (Ibid., p.38).
Il existe en effet dans
l'histoire de la philosophie morale un commandement célèbre, l'impératif catégorique de Kant qui
s'énonce de la façon suivante : « Agis de telle sorte que tu puisses
également vouloir que ta maxime devienne une loi universelle ». Il repose
sur un critère logique : le « pouvoir vouloir » implique que l'action
d'une communauté d’humains raisonnables ne comporte aucune auto-contradiction.
Cependant, il n'y a aucune auto-contradiction à ce que l'humanité disparaisse
ni même à ce que le bonheur de la génération présente implique l'inexistence
des générations futures. « Logiquement
le sacrifice de l'avenir au profit du présent n'est pas plus contestable que le
sacrifice du présent en faveur de l'avenir » (Ibid., p.39). C'est pourquoi le fait que la vie humaine doive
continuer et les générations se succéder ne peut se déduire de la cohérence de
l'impératif moral Kantien. Pour cela, il est nécessaire d'avoir recours à un
commandement venant de l'extérieur. Et celui-ci ne peut être fondé que métaphysiquement.
Un nouvel impératif contre la disparition de l’humanité.
Un nouvel impératif moral mieux
adapté à la problématique actuelle de l'effondrement devrait, d'après Jonas,
s'énoncer de la manière suivante :
« Agis de façon que les
effets de ton action soient compatibles avec la permanence d'une vie authentiquement
humaine sur Terre » (Ibid., p.40) ou encore « inclus dans ton choix
actuel l'intégrité future de l'Homme comme objet secondaire de ton vouloir » (Ibid.,
p.40).
Ainsi, ce nouvel impératif
affirme que nous avons le droit de risquer notre propre vie mais pas celle de
l'humanité entière. Là où le commandement Kantien permettait sans auto-contradiction
de préférer « un bref feu d'artifice d'extrême accomplissement de soi-même
à l'ennui d'une continuation indéfinie dans la médiocrité » (Ibid., p.40), celui de Jonas refuse
toute possibilité de risquer le non-être des générations futures à cause de
l'être de la génération actuelle.
Plus question désormais de
désirer la disparition de l'humanité sous quelque prétexte que ce soit.
Mais comment légitimer un tel
principe sans avoir recours à la religion ? S'agit-il d'un simple axiome posé
sans justification ? Quoi qu'il en soit, là où l'impératif Kantien s'adressait
à la conduite privée de l'individu, celui de Jonas s'adapte parfaitement à la
politique publique. Alors que le premier invoquait la cohérence de l'acte
instantané en accord avec lui-même, le second invoque la cohérence des
conséquences et des effets ultimes de l'agir humain en accord avec la survie
future de l'espèce. Le nouvel impératif est donc profondément lié à
l'efficacité de la technique moderne. Ce faisant, il tire sa légitimité du fait
qu'il repose sur une composante anthropologique fondamentale : la part d’homo faber qui vit en nous. C’est un
principe de modération dont la force régulatrice s’exerce de manière
inversement proportionnelle à celle de notre action transformatrice sur
l’environnement. Pour filer la métaphore mathématique, le coefficient de
proportionnalité doit être choisi de manière à permettre la poussée en avant
infinie de l’espèce humaine tout en empêchant son autodestruction. Enfin, il
prend intimement en compte la pratique scientifique comme cas particulier de la
connaissance prédictive puisqu'il « s'extrapole vers un avenir calculable
qui forme la dimension inachevée de notre responsabilité » (Ibid., p.42)
Un droit rétroactif pour les générations futures.
Mais cela n'est pas suffisant.
Dans certaines conditions, un pessimisme hypertrophié généralisé pourrait simplement
déclarer irresponsables ceux qui décident, malgré tout, de procréer. S'abstenir
d'avoir des enfants serait alors un moyen de décliner toute responsabilité
envers l'avenir.
En soutenant ainsi qu'il n'est
pas indispensable que des hommes existent absolument, ce principe pessimiste
fait dépendre « le caractère souhaitable ou obligatoire de l'humanité future
des conditions prévisible de son existence » (Ibid., p.92). Or, Jonas affirme qu'il faut rigoureusement inverser
les termes du problème.
Ce sont les conditions de vie qui doivent être dictées par le
caractère inconditionnellement obligatoire de l'existence humaine.
Concrètement, cela signifie que
nous n'avons pas à nous soucier du droit au bonheur des humains à venir. Quelle
que soit l'importance fondamentale de ce droit, ce critère est inadapté en
raison de la forte dépendance du concept de bonheur au contexte historique,
social et culturel. En un mot, à des circonstances contingentes. Ce qui
importe, martèle l'auteur, c'est qu'une humanité soit. Et c'est pourquoi nous
ne devons, au présent, veiller qu'à cette obligation, qui est la condition d'une
humanité véritable. Car en effet, la simple faculté de nous attribuer librement
cette obligation doit être préservée et transmise. L'animal, en tant qu'être
soumis au déterminisme de ses instincts de procréation, n'est pas libre. C'est
donc sur cette attribution consentie d'une obligation d'être que nous devons veiller, afin de garantir l'avenir de l'humanité
en tant qu’espèce.
Ainsi, le droit que nous avons de
faire exister des êtres semblables à nous sans leur demander leur avis repose
sur l'obligation de leur accorder par avance un droit d'accusation rétroactif.
Le respect anticipé de cette
législation « devient alors notre responsabilité particulière du fait de
la causalité parfaitement unilatérale de notre être-auteur » (Ibid., p.93). Quel est le sens de cette
phrase ?
L'obligation au temps t qu'une
humanité future soit est donc bâtie en réponse à « l'existence » anticipée
d'un droit au temps t+1.
Tout ceci n'est donc possible
qu'à la condition sine qua non de
l'existence de sujets de droit futur. Imposer à ceux qui viennent après nous le
fardeau de l'existence présuppose donc que nous ayons confiance en leur
capacité à le porter. En particulier si ce fardeau est lui-même frappé du sceau
de l'obligation précédemment mentionnée. On l'aura compris, le premier
impératif moral de Jonas se formule ainsi : Qu'une humanité soit.
C'est
pourquoi même si nous avions la possibilité de demander aux générations futures
si elles désirent porter le fardeau de la vie, nous ne devrions pas leur poser
cette question.
En réponse à cela, aucune
condition de vie interdisant la mise en œuvre du premier impératif ne doit être
tolérée. « La première règle est que n'est admissible aucun être-tel des
descendants futurs de l'espèce humaine qui soit en contradiction avec la raison
qui fait que l'existence d'une humanité comme telle soit exigée » (Ibid., p.94)
De cette manière, en affirmant
que des hommes doivent être, on dit en même temps comment ils doivent être. Car
en effet, cette idée ontologique de
l'homme prend racine dans la métaphysique (en tant que doctrine de l'être) et
transcende donc l'éthique (en tant que doctrine du faire). « Cela se
heurte aux dogmes les plus endurcis de notre époque : qu'il n'y a pas de vérité
métaphysique et qu'on ne saurait tirer un devoir de l'être » (Ibid., p.96)
Une décision morale qui dépasse la méthodologie scientifique.
L’apparente absence de fondement
du devoir-être est une conséquence de notre conception scientifique de ce
qu'est l'être. La séparation de l'être et du devoir présuppose déjà une
métaphysique particulière, dont le seul avantage est celui de donner une définition
Ockhamienne (la plus parcimonieuse, la plus simple) du concept d'être. Mais de
la simplicité à la pauvreté conceptuelle, il n’y a qu’un pas. D’autant que la
méthodologie scientifique, qui voudrait s’enraciner dans la puissance
métaphysique d’un matérialisme assumé, peine généralement à tirer toutes les
conséquences philosophiques de cette position pourtant féconde. Trop souvent
elle gît, inerte, dans les marécages du naturalisme, où vécurent naguère les
mythes, la magie et les Dieux. Lire Clément Rosset pour approfondir ce point.
Revenons à notre sujet. La
définition même des sciences présuppose l'impossibilité d'acquérir un savoir
relatif aux objets métaphysiques. La connaissance scientifique traite
précisément des objets physiques (« qui sont matière ou produits de la
matière » dira le matérialiste enthousiaste).
Ainsi, « tant qu'il n'est pas décidé que ceci épuise le concept intégral du savoir, le dernier mot sur la possibilité de la métaphysique n'est donc pas encore prononcé » (Ibid., p.97). Et quand bien même ce dernier mot reviendrait à la méthodologie scientifique, le problème ne serait pas réglé pour autant. Comme nous venons de l’évoquer, toute forme de connaissance, même la plus pauvre du point de vue des phénomènes, contient tacitement une métaphysique.
Ainsi, « tant qu'il n'est pas décidé que ceci épuise le concept intégral du savoir, le dernier mot sur la possibilité de la métaphysique n'est donc pas encore prononcé » (Ibid., p.97). Et quand bien même ce dernier mot reviendrait à la méthodologie scientifique, le problème ne serait pas réglé pour autant. Comme nous venons de l’évoquer, toute forme de connaissance, même la plus pauvre du point de vue des phénomènes, contient tacitement une métaphysique.
La particularité de l'éthique
bâtie par Jonas est de reposer sur un principe métaphysique particulièrement
explicite : l'obligation de justifier le devoir-être.
En effet, la
négation du devoir-être dispose de la supériorité que lui confère la
supposition minimale du rasoir d'Ockham.
L'affirmation, à l'inverse, doit traditionnellement
prendre sur elle la charge de la preuve (ou du moins d'un argument
ontologique raisonnable en faveur de son hypothèse).
« Dans l'intérêt de notre
premier principe - qui est censé nous dire pourquoi importent les hommes du
futur, en montrant que « l'homme » importe- nous ne pouvons pas faire
l'économie de l'excursion risquée dans l'ontologie, même si le sol que nous
pouvons atteindre ne devait pas être plus sûr que n'importe quel autre sol
auquel la théorie pure doit s'arrêter : il se peut qu'il soit toujours suspendu
au-dessus d'un abîme de l'inconnaissable » (Ibid., p.98).
C'est pourquoi la métaphysique
est nécessaire d'après Jonas. Nous avons besoin d’étoffer l’image scientifique
du monde, d’enrichir notre discours sur le réel quitte à tenter quelques
suppositions plus audacieuses que la doxa
enseignée dans les écoles d’ingénieurs. C’est le prix à payer pour justifier l’obligation
de l’existence de l’Homme. En ce domaine, faut-il s'en remettre à la foi
religieuse, qui déjà par le passé avait proposé des réponses que la philosophie
ne pouvait fournir ? On pourrait par exemple penser que Dieu est à l'origine
des lois de la physique et des hommes qui sont là pour les connaître. Notre
existence au sein de l'ordre cosmique serait alors justifiée par la volonté
divine. Mais la foi ne peut servir de fondement à l'éthique car elle n'est tout
simplement pas disponible sur commande et on ne peut y faire appel lorsqu'elle est
absente ou discréditée. La raison, en revanche, se laisse mobiliser quand il le
faut. C'est pourquoi nous devons au minimum admettre la possibilité d'une
métaphysique rationnelle qui ne soit pas le monopole de la science positive.
L'auteur affirme que franchir
cette étape suffit à justifier sa thèse, qui contient deux idées de base.
Premièrement, il faut remonter jusqu'à l'ultime question métaphysique, qui
n'admet plus de réponse, pour pouvoir tirer du sens de l'être comme tel, qui
lui-même est dénué de tout fondement. Réfléchissez-y : qu’est-ce que l’être ?
Peut-on le concevoir indépendamment de notre subjectivité ? Quelle est sa
provenance causale ? Quel principe gouverne son développement ?
Deuxièmement, une éthique bâtie
de la sorte ne peut plus se satisfaire de « l'anthropocentrisme
brutal » (Ibid., p.99)
caractéristiques de l'Occident de tradition Grecque-Juive-Chrétienne.
La question que pose Hans Jonas
est : L'homme doit-il être ? Et celle-ci doit être résolue indépendamment de la
religion car c'est la question métaphysique par excellence, celle de Leibniz :
« pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? ». Les réponses
qui lui sont faites doivent renoncer à la notion de provenance causale et
plutôt comprendre le problème au sens d'une norme justificatrice : « cela
vaut-il la peine d'être ? » De cette manière, la question prend tout son
sens et élimine l'idée d'un auteur ou d'un créateur, c'est-à-dire le recours à
la foi.
On doit donc se demander
« pourquoi quelque chose doit être de préférence au rien, quelle que soit
la cause qui fait qu'elle advient. La seule chose qui importe, c'est le sens de
ce "doit"». (Ibid.,
p.104)
L'être possède une valeur en soi, infiniment supérieure au néant.
Supposons qu'il soit possible de
définir une théorie de la valeur, permettant de savoir ce qu'est le bien, de le
connaître. Si la valeur en tant que telle est possible, alors sa simple
possibilité réclame déjà son existence. Et son existence une fois avérée
réclame légitimement sa perpétuation.
Pour Jonas, « la simple
imputabilité de valeur à un étant, quelle qu'en soit la quantité actuelle,
faible ou forte, a déjà tranché en faveur de la priorité de l'être sur le
non-être » (Ibid., p.104).
C'est pourquoi la reconnaissance
de la valeur engendre l'obligation d'être, là où l'être auquel aucune valeur ne
peut être imputée ne dépend effectivement que d'un choix libre. Quant au
non-être, rien ne peut lui être imputé, ni valeur ni absence de valeur. Mais
l'auteur va plus loin. Il affirme qu'une fois la théorie de la valeur posée,
aucune prépondérance du « mal » sur le « bien », qu'elle
soit passagère ou permanente, ne peut abolir la prééminence infinie du bien sur
le mal. La faculté de valeur en tant que telle n'est soumise à aucune
gradation. La simple possibilité de la valeur est donc elle-même une valeur, la
valeur de toutes les valeurs.
Dès lors que la distinction entre
valeur et non-valeur est posée, cela suffit pour décider en faveur de l'être
par rapport au néant.
On a donc l'enchaînement logique
suivant : si le concept de valeur peut-être garanti, alors doit exister ce qui
offre la possibilité de la valeur. Or, seul l'être offre la possibilité de la
valeur. C'est pourquoi il doit y avoir quelque chose plutôt que rien.
Pour résumer trivialement, l’être
est tout simplement la condition minimale de possibilité d’imputer de la
valeur. Donc il possède une valeur en soi : celle de permettre la valeur. C’est la valeur de toutes les
valeurs.
La vie humaine possède une valeur en soi qu’il faut préserver
Pour résumer, il s'agit donc
d'élucider le statut ontologique et épistémologique de la valeur. Ce faisant,
il faudra également aborder la question de son objectivité. Car en effet, à ce
point de notre argumentation, la tentation du néant demeure vivace : à quoi bon
prolonger le drame pénible d’une existence perpétuellement soumise à la menace
d’une mort lente et douloureuse ? « A ce niveau on peut toujours faire le
compte des joies et des peines : le bilan que le pessimisme [...] tire de leur
somme est connu et même s'il manque de preuve, les phénomènes subjectifs
permettent difficilement de le réfuter » (Ibid., p.105). Même sans céder à la rigueur macabre d'un tel
exercice, le nihiliste moyen pourrait objecter que le non-être est pour l'homme
une délivrance face aux tourments qu'engendrent la tempête des désirs et les
tiraillements de la volonté.
Puisque la question est celle de
l'éthique et du devoir, il faut donc élaborer une théorie objective des valeurs
qui puisse permettre d'inférer une obligation de la conservation de l'être et
une responsabilité à son égard. La question éthico-métaphysique qui nous occupait
au départ s'est donc transformée en la question logique du statut des valeurs.
Pour Hans Jonas, il y a une valeur
intrinsèque dans l’être donc dans le vivant et dans la nature. L’idée
importante de son livre est qu’il existe des valeurs objectives dans la
nature.
En un mot : Le monde n'est pas axiologiquement neutre.
Une affirmation qui contredit profondément le dualisme matérialiste caractéristique d'une partie de la pratique scientifique moderne. La matière y est en effet considérée comme un donné brut, un «déjà-là» neutre. L'esprit humain, qui se distingue qualitativement de la physicalité générique des choses, est alors à même d'interpréter le monde afin d'y importer de la valeur.)
En un mot : Le monde n'est pas axiologiquement neutre.
Une affirmation qui contredit profondément le dualisme matérialiste caractéristique d'une partie de la pratique scientifique moderne. La matière y est en effet considérée comme un donné brut, un «déjà-là» neutre. L'esprit humain, qui se distingue qualitativement de la physicalité générique des choses, est alors à même d'interpréter le monde afin d'y importer de la valeur.)
Selon un raisonnement presque
spinoziste, ce qui est bon c’est ce vers quoi l’être tend en vue de la
réalisation de ses fins. Est-ce à dire que les êtres vivants existent en vue d’une fin ? La réponse est
oui, mais cette fin est totalement immanente : le fait est que tout être
vivant perdure a minima afin de
garantir son autoconservation. Selon une formule consacrée, la vie est
l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort. Ainsi, nous qualifions
de bon ou de mauvais ce qui permet ou empêche la conservation de notre être. Pour
Spinoza, la vertu n’est autre
que l’action conforme aux lois de conservation de notre être propre. La
maxime est désormais célèbre : « Nous ne désirons pas une chose parce que
nous la jugeons bonne, mais nous la jugeons bonne parce que nous la désirons ».
Le désir est en quelque sorte « l’élan naturel » qui pousse un être à
persévérer dans son effort d’existence en augmentant sa puissance d’agir.
Les valeurs existent donc
objectivement dans la nature, non pas en tant que propriétés appartenant aux
choses, indépendamment de nous, mais en tant qu’interpénétration de notre être
propre et des choses du monde (l’objectivité étant évidemment définie ici au
sens kantien). Les affects qui en résultent engendrent le bon ou le mauvais,
selon qu’ils amplifient ou atténuent le déploiement de notre pouvoir d’agir. Mais
la technique moderne est elle-même un déploiement de notre pouvoir d’agir. On
comprend donc le mouvement rétroactif qu’elle impulse, par lequel le bon se
retourne contre lui-même et devient le mauvais pour l‘espèce humaine, s’il n’est
pas régulé par un principe éthique de modération. En effet, comme l'avait
remarqué Nietzsche, l'instinct d'autoconservation n'est pas nécessairement la
pulsion fondamentale de la vie. Selon lui, un être vivant cherche par-dessus et
avant tout à « libérer sa force ». La vie en elle-même est toute
entière volonté de puissance, et l'autoconservation n'en est que le cas
particulier le plus fréquent puisqu’il permet de la faire durer davantage. Mais
la volonté de puissance, initialement invoquée pour remplacer la métaphysique
déchue des suites de la « mort de Dieu », s’accommode parfaitement du
matérialisme Nietzschéen. Dans cette optique, l'extinction de l'humanité, si
elle advenait, ne ferait que répondre à la loi darwinienne de l'évolution. Or
Jonas dépasse le matérialisme scientifique en affirmant la prééminence absolue de
l’être sur le néant et l’individu, pour les raisons évoquées plus haut.
Cela signifie que d'un point de
vue éthique, il ne doit y avoir aucune raison pour l'individu de décider à tout
prix en faveur de « sa propre survie contre une mort possible ou certaine
[…]. Offrir sa propre vie pour en sauver d'autre [...] est une option en faveur
de l'être et non en faveur du non être » (Ibid., p.101).
Il s'agit là d'un exemple
canonique de responsabilité librement consentie. Cette opposition dialectique
entre volonté de puissance (individuelle) d'une part et responsabilité envers
le futur (collectif) d'autre part forme une tension réflexive spécifique à
l'humanité. Et cet automouvement possède une valeur en soi puisqu'il est
bénéfique (quoique non nécessaire) à la permanence du monde et à son résultat
symbiotique global.
C'est pourquoi les seuls êtres
capables de faire preuve de responsabilité librement consentie, c'est-à-dire
les hommes, doivent continuer d'exister.
L’enfant comme origine du concept de responsabilité.
Face à l'incertitude des
pronostics à long terme, l'éthique doit, par contraste, disposer d'un principe
qui soit lui-même certain. Dans des situations ayant un potentiel
apocalyptique, il faut accorder le plus de poids au pronostic le plus
pessimiste, établi au moyen de nos meilleures théories scientifiques. Ainsi
confrontée à la perspective de sa propre disparition, l'humanité doit
développer une éthique de la conservation. Vraisemblablement, celle-ci
insistera davantage sur le sens de la préservation et de modération plutôt que
sur l'idée de croissance illimitée et de dépassement permanent. Il faut bien
comprendre que ce programme déflationniste et la modestie de ses buts naissent
de la menace concrète ayant fait récemment irruption dans l’histoire humaine
mondiale.
Pour Hans Jonas, l'obligation
qu'il y ait un avenir à l'humanité est un principe éthique en soi. Il s'agit
d'un cas de responsabilité non réciproque car les générations futures, qui
n'existent pas encore, n'ont aucune obligation envers nous. Cette situation est
identique à celle de la responsabilité parentale spontanément exercée à l'égard
des enfants. La sollicitude inconditionnelle à l'égard d'une progéniture non
autonome est l'unique classe de comportement qui soit à la fois naturel et
parfaitement désintéressé. Si l'idée de droit et d'obligation mutuelle procède
du rapport entre adultes autonomes, la sphère de la responsabilité trouve son
origine dans la relation du parent à l'enfant. « Sans ce fait et la
relation sexuelle qui en est inséparable, ni la genèse d'une prévision
regardant loin dans l'avenir, ni celle d'une assistance désintéressée entre
êtres raisonnables, quelque sociaux qu'ils puissent être, ne pourrait être
comprise. » (Ibid., p.88)
Il s'agit en effet de l'archétype
de l'action responsable qui, comme l’être-tel de chaque chose, ne se déduit
d'aucun principe puisque la sélection naturelle l'a puissamment implantée en
nous.
Ainsi, s'il y a obligation de
procréer et de fonder une postérité, le corollaire est obligation d'assurer les
conditions d'existence de cette postérité.
Pourtant, face à l'impossibilité
de bâtir un droit à naître pour ceux qui ne sont pas encore nés, Jonas affirme
l'obligation de l'existence de générations ultérieures comme telles. Et pour
cela, il faut d'abord assurer la permanence de l'instinct de procréation. Mais
dans un futur assombri par trop de pronostics pessimistes, celui-ci peut-il se
trouver menacé ? La perspective ascétique de décroissance économique liée
à l'idée du principe responsabilité est-elle compatible avec le désir de
perpétuer l’espèce ? Désormais, comment désirer ce nouveau monde, dont l’éros doit exclure la
surconsommation ?
Dans les conditions actuelles,
qui serait assez fou pour mettre en œuvre une juridiction rétroactive ?
Les
générations futures, n'ayant pas demandé à venir au monde, tiendront à coup sûr
leurs prédécesseurs pour responsables de la dégradation de leurs conditions
d’existence.
Conclusion
Même si l'on pouvait établir un bilan comptable des
joies et des peines dans l’ensemble de la vie humaine, le résultat ne pourrait
en aucun cas invalider l'obligation d'existence de l'humanité. Précisément
parce qu'on s'y livre, il est probable que ce bilan soit négatif. Du reste, comment
décider si l'existence de Socrate ou d'une symphonie de Beethoven suffisent à
contrebalancer le poids des atrocités commises dans l'histoire humaine ? Quoi
qu'il en soit, le commandement ontologique de l'existence de l'homme remporte
toujours la priorité par rapport à son non-être. « Précisément le maintien
de cette possibilité en tant que responsabilité cosmique signifie l'obligation
d'exister. Sous forme pointue, on peut dire : la possibilité qu'il y ait de la
responsabilité, est la responsabilité qui a la priorité absolue » (Ibid., p.196). L'adjectif « cosmique »
renvoie ici à la notion d'ordre que les hommes perçoivent dans les cycles de la
nature. Cet ordre, peut être simple effet de la loi des grands nombres, fragile
îlot déterministe perdu dans un océan de hasard, qui néanmoins permet la
science comme avatar du déploiement de notre agir collectif. Songeons un
instant à la manière dont la vie humaine s'insère, depuis l'apparition de
l'homo sapiens, dans ces cycles naturels. Songeons enfin à la valeur métaphysique de cet enchaînement
causal insondable qui, depuis la formation de la matière inerte dans l’univers,
aboutit à l’existence d’être vivants doués de conscience réflexive, de volonté,
et de responsabilité.
La plus haute forme de responsabilité = responsabilité librement consentie ?
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